Novembre


Une telle emphase était-elle nécessaire pour une gaulée de glands ?

La pose est théâtrale

En robe rose et peut-être bas blancs sur les mollets, nuit spéculaire, c'est un grillage d'ombres – ils s'abritent sous les chênes, appuyés sur leur bâton – ils se gaussent les deux autres

Il n'y a pas que les gouris qui fugnent le sol à s'égarer de leur ran

Bonhomme et débonnaire, de pelage gris, un chien veille

D'un château de rêve, né sous le signe du scorpion ne reste plus qu'un jeu de cubes, une tour trop basse aux flancs délabrés des collines

On distingue franchie, au-delà de la noirceur des troncs, le feuillage soulevé, dentelé du fond bleui, un semblant de paysage

Verte une rivière qui sinue, le soupçon d'un village

Novembre
Les Très Riches Heures
du duc de Berry
(1410-1485)

Grand Cahier.370.Très Riches Heures.011

Octobre


La SEINE trace en l'exact milieu un bandeau

Aveuglement des quais, porte étroite percée dans la muraille

Ferme est le fond du tableau

Sous chacune des bretèches, on arrime les barques – des groupes se reflètent dans l'eau, une ombre s'adosse au mur – on promène un chien noir un chien blanc, on discute

L'angle des tours est un cal posé sur les dents de la herse engoncée dans la terre

À l'horizontale, rayée calcaire, la terre amendée pres- que violette

Ligne dans l'axe et troènes par six, un archer franc parmi les banderoles protège de son arc les champs de l'avant-scène

Des pies froides et des corneilles picorent près du sac blanc et du sac noir

La tristesse est grande du semeur, ses pas s'éloignent

Claque le fouet, raideur pesanteur des labours

Octobre
Les Très Riches Heures
du duc de Berry
(1410-1485).

Grand Cahier.369.Très Riches Heures.010

Septembre


Lorsque la LOIRE prend ses couleurs à l'aube suppo- sée en contrebas

(La Porte des Champs est ouverte, il n'y eut jamais de vignes à cet endroit)

On le voit briller comme aux jours de fête le château des fleurs, la silhouette d'amour

Haute se tient, disait René, l'idéale chose celestielle, la blanche robe des fées sur le socle ja piecza des guerres

Un carré de tours crénelées trilobées tout en tiges segmentées, lys élancé vers le bleu

Une flottante forêt de girouettes et de pignes miroitantes sur la panne des plombs

Que font-ils ces paysans, plus bruns que grive qui se gave, saoulés de raisins roux, tournés vers nous, ne nous regardant pas, l'œil vague

Bleu, blanc, rouge, elle est enceinte, tête dans les ceps indifférente affairée

Ce n'est que la note moqueuse, ce n'est que l'indignité d'une COLOMBE

Septembre
Les Très Riches Heures
du duc de Berry
(1410-1485)

Grand Cahier.368.Très Riches Heures.009

Août


Rose est la terre à l'orée de ce bois, l'esprit s'envole ailleurs

De la gauche un couple venant poursuit le dialogue d'amour

S'agit-il d'une chasse ou de cour à sa dame ? Jeux hiéroglyphiques, ce que veut l'oisiveté du temps

C'est le vol d'un faucon allant piller corneille

Un homme en chapeau de paille attentif et résolu – sa compagne surprise, manche rouge et robe noire sur cheval gris – s'apprête à libérer les armes de son poing
(
Un homme en chapeau de paille attentif et résolu – sa compagne surprise, manche rouge et robe noire sur cheval gris – s'apprête à libérer les armes de son poing
)
Le fauconnier, leurre encharné à la ceinture, surveille de l'oiseau chacun des mouvements

Elle est blanche la livrée d'un autre

Il se tient droit solitaire, harnaché de bleu cette fois-ci, non plus de vert

Du même amble souverain qu'en mai, devant lui gambadent les deux petits chiens que l'on disait d'oysel

Août
Les Très Riches Heures
du duc de Berry
(1410-1485)

Grand Cahier.367.Très Riches Heures.008

Juillet


Je ne le crois pas, baigné par les eaux du CLAIN, hau- tement défendable

Est-ce vraiment qu'un château en l'espèce arrêterait des sarrasins, dissuaderait l'anglais de "certaines chouses tou- chans certains tractiés" malgré

La force de la pierre aveugle, la butée d'un triangle à chaque pointe fermé d'une tour, le rejet, l'exil vers l'intérieur du familier décor des fenêtres

Sur les eaux, une chapelle étrangement s'expose à tous les passages – le fort est relié par une coursive au spirituel – ils iraient jusqu'à convertir les goulées de vent s'ils le pouvaient – un couple de cygnes doucement s'approche acclimatant les lieux

Faisait-il, le seigneur, muette lecture de ce livre même au fil des heures canoniales ?

Le paysan habillé de petits draps, le berger, sa femme en bleu qui nous tourne le dos, mettons-les en avant par volonté

On n'a pas conservé les proportions et ce pourrait-être

Si n'était les tons jaunes sur un vitrail, une baie trans- figurée par la lumière, la représentation des gestes, des outils de leur labeur, du nourrir et du vêtir

Couper à la faucille les blés parsemés de coquelicots, prendre la laine entre les forces, mouton serré sur le genou

Juillet
Les Très Riches Heures
du duc de Berry
(1410-1485)

Grand Cahier.366.Très Riches Heures.007

Juin


Que les grands ciels pâlis à hauteur des toits d'ardoise du Palais composent pour le temps du bonheur une clarté française en ce mois d'herbes fauchées

Tout est courbe élégante, aussi bien les rives de la SEINE qui renferme des vignes que l'autre côté de l'eau

Avec la ligne des meules, la ligne des saules, l'ample mouvement des faux, les corps souples de trois paysans

Chapeautés, vêtus de lins blancs gris et roses, qui tail- lent en cadence leur andain

Tout est féminine blancheur, comme celle-là qui se pro- tège de l'azur intense par un voile, qui râtelle, qui amasse d'une fourche-fière les foins

Dans l'axe domine le bois de cèdre de la croix, haute chapelle de verre et sainte, violet recueil à cette heure où prie peut-être le roi

Juin
Les Très Riches Heures
du duc de Berry
(1410-1485)

Grand Cahier.365.Très Riches Heures.006

Mai


Cornes cornets et flûtes, aux quatre points cardinaux, sonnez trompettes en désordre

Pignons, échauguettes vers les remparts et les toits de la Cité

Montez votre mai aux étages, ornez de feuilles vos coiffes blanches, mettez des glaïeuls, des rameaux verts aux fenêtres

Est-ce le PRE-AUX-CLERCS ce bois touffu serré où la fête se donne ?

Foule attentionnée autour des dames, de leur livrée de mai vêtues, robes teintes des cristaux de malachite, la verte couleur tendre du printemps

Je dis que c'est le même cheval blanc de parade qu'en août en un miroir

Mai
Les Très Riches Heures
du duc de Berry
(1410-1485)

Grand Cahier.364.Très Riches Heures.005

Avril


Longtemps resteront incertaines

L'arc de deux barques tirant le filet sur l'étang du roi, le cours tranquille de l'ORGE à DOURDAN

Choses qu'un instant l'on crut voir, choses anachro- niques

Des vergers réguliers à la façon de Versailles, la contre-perspective d'une cour de l'époque d'Heian

Propos recueillis d'un historien, choses précisément dites

C'est un jardin clos du moyen âge entouré de treilles tissées de tiges de saules, vergier d'amour, jardinet des simples – l'hortus conclusus vers le ciel grand ouvert

Le paysage à proportion n'est pas… chose naturelle, où sommes-nous ?

Les regards se croisent en ce lieu de verdure, comme un bouquet de fleurs violettes cueillies des jeunes filles

Elle échange avec le Prince, elle qui n'avait que onze ans, yeux baissés l'anneau, et le Duc attendri :

– « Ah qu'il fait bon regarder, la gracieuse bonne et belle ! »

Haute ceinture, sous les seins, resserrée, juste bouclée, manches ouvertes, soit amples, soit lacées, houppelande taillée dans drap de laine et drap d'or, fréquemment fourrés, les satins, les velours figurés

Avril
Les Très Riches Heures
du duc de Berry
(1410-1485)

Grand Cahier.363.Très Riches Heures.004

Mars


Il pleut, berger s'enfuit sur la terre à gauche

Mélusine vole au-dessus du château, annonce-t-elle un malheur à LUSIGNAN ?

La tour de l'Horloge pourtant, la barbacane tient le fond

Précisément peints d'une texture à quatre temps les murs blanchis protègent le quadrille des champs noirs

Et pour chacun des travaux de la terre, la route qui diverge au point d'une montjoie

Le détail de ces vies minuscules absorbe le regard, à qui donc va le gain ?

L'espace a boutonné sa veste de travers

Dix mille tonneaux de Saintonge ou d'Aunis, vins clairs vendus bon an, partiront vers DAMME près de BRUGES

Sur le devant de la scène, un vieillard en cotte fatiguée et surcot blanc – pousse le coutre

Faisant contre-sens la force tranquille, presque une ombre projetée des bœufs

Mars
Les Très Riches Heures du duc de Berry
(1410-1485)

Grand Cahier.362.Très Riches Heures.003

Février


« Je suis sans couvert et sans lit,
Côtes ne connaissent que pailles
Et lit de paille n'est pas lit,
Et en mon lit n'est fors que pailles. »

S'il les présentent ainsi comme au théâtre, ouverte la maison l'étable et le blanc revers de janvier, à la grièche de l'hiver

C'est qu'intérêt peut-être il porte – aux pauvres gens

Les FRERES ont fait l'esquisse, le peintre est anonyme et n'a pas de vergogne

Que femme trousse un peu sa robe aux claque- ments du feu, ce n'est pas moquerie

Quatre ruches de paille sommeillent, en ces temps où le miel est précieux

Le toit est percé de la bergerie, tous ils s'entassent sous la neige. Près des fagots je vois une picorée hardie de corbeaux

Voici contre le froid mon conseil : souffle dans tes doigts, abats les arbres, frappe et conduis l'âne, jusqu' au village

« Je suis sanz coutes et sanz liz,
N'a si povre juqu'a Sanliz. »

Février
Les Très Riches Heures
du duc de Berry
(1410-1485)

Grand Cahier.361.Très Riches Heures.002

Janvier


Toute une charrette de bleus dans les ciels du zodiaque, le bleu LIMBOURG, sa profondeur secrète

Qu'est-ce autrement qu'un mélange de fleurs intenses, un violacé broyat de lazurite, une royale couleur de Dieu ?

Mais sans la clarté crémeuse des pierres des dix-sept châteaux de dessous la Loire, que serait-elle ?

BERRY AUVERGNE

Remplis d'horloges, mosaïques orientales, d'instru-ments de musique d'autruches de chameaux, tapisseries de haute lice, écran d'osier cachant le feu chez le Duc

« Approche, approche » dit la devise en lettres d'or

De statues, reliques religieuses, amoureux certain des arts, grand possesseur, grand collectionneur

Toute sa vie, il entassa les curiosités, on a compté autant de livres de prières que de carats dans son cabinet de MEHUN-SUR-YEVRES

De ce bric et de ce broc, on en fit le décompte mais il n'existe plus, démantelée, qu'une tour et demie

Janvier - Les très riches heures
du Duc de Berry
(1410-1485)

Grand Cahier.360.Très Riches Heures.001

L'idée du bouvreuil


Passager du Nord-Est, en gorge de pivoine ou gris manteau madame, on te dit petit-bœuf. Les Bretons te di- sent baron.

Pyrrhula deux fois, le doux caractère. Tu fais révérences jolies et gracieux mouvements, moinillon bien nourri. L'autre jour – méfie toi ! j’entendais tes dious mélancoliques près des fruitiers.

Évite la cage,
De trop de chènevis, calotin devenu noir, tu perdrais les couleurs à défaut de la vie. Ce que l'on aime chez toi, c'est la simplicité et le bon naturel,

Malgré les propos d'un grand sensible :

« On s'arrêtait pour écouter le délicat barbotis, éna- mouré de fraîcheur, d'un bouvreuil se baignant dans la mignonne baignoire minuscule de nymphembourg qu'est la corolle d'une rose blanche. »

Marcel Proust, le temps retrouvé
Katsushika Hokusai
Bouvreuil et cerisier pleureur
(1834)
Grand Cahier.359.Refonds.005.Vols.07


L'oiseau,
de tous nos consanguins
le plus ardent à vivre...
*
Saint-John Perse

Anecdote


Madame Pereira
me fait part de l'étrange vérité d'un vol

de sa découverte et de sa résolution fortuite

Nous échangeons nos sacs
mais ce qu'elle me dit de cette affaire
(du triste sort d'un écolier)

je ne l'écoute pas
– Ah, le parfum de Nocibé qu'elle a !

« Càlem Velhotes Fine Tawnies »

Un porto numéroté
sera ma récompense à défaut du rêve,
Madame Pereira

Kees Van Dongen
La dame au chapeau noir
(1908)

Grand Cahier.358.Dispersion.001.Baumes et regrets.13

Dans ce coin d'Oze


on aime bien le champ qui change,
ses couleurs de lavande
en rangs peignés,
régulièrement disposées
avec ces deux arbres perdus en plein milieu,

trop petits pour la région.
Nous sommes grands
Nous sommes chansonniers
de cet endroit, ébahi planté là
devant ce qui miroite un peu le soir venu,

et quand bien même
y aurait-il,
assoiffé,
quelques milliards
de pièces d'or

dispersées
sur cette terre – saccagée
que nous serions là
à le dire,

victorieux
dans notre langue
Bernard Cathelin
Champs de lavande
(Drôme - 1994)

Grand Cahier.357.Dispersion.006.Vulnéraires.16

Escalade


Déposé le vélo rouge
contre une roche en bord de route j’observais
l’aspect schisteux pris par la pierraille

j’observais ces quelques gravats du domérien
qui ne m’inspiraient pas confiance
Oui, c’était rien qui vaille,
du out

Dès les abords de la ravine,
le sol déboula sous mes pieds – J'avançais
péniblement (une chaleur de plomb ameutait le silence)
je me brûlais les mains aux herbes desséchées,
je m'appuyais du pied

contre les maigres arbustes,
m’accrochais aux racines qui poussent – et qui s’enfoncent
dans les décombres

Je me hissais,
ne sachant comment faire,
suivant les traces d’un chemin de chèvre, sec et nerveux, suffoquant jusque là‑haut,
j’arrivais au bout d'un certain temps, tout le temps d'une grande fatigue, pour me trouver

Île dans l'âme, seul devant
Une vue découverte en l’air à vous couper le souffle
les pensées refluant

debout sur la jetée d'un étroit plateau de pignade... noyé dans un lac bleu de solitude un ciel...

Paul Cézanne
La Montagne Sainte Victoire vue depuis la carrière de Bibemus
(1897)

Grand Cahier.356.Dispersion.005.Instantanés.16

Conjugaison


Je ne sais plus vraiment quel est mon nom, j’ai dû l’oublier ; si je le savais, je me dis que peut-être je l'écrirais

Tu ne sais pas ce que tu écris, ni ce que tu es, encore moins d'où tu viens ; ce sont là des choses que tu ignores ; tu n'écris pas tout ce que tu sais

Il ne sait pas quels sont les chemins qu’il dut empruntés pour venir jusqu’ici ; dans quels buissons il faut chercher, s'il le savait…

Nous ne savons pas le devenir de nos écrits, encore moins ce que nous y mettons, quelle partie de nous‑même ; nous n’écrivons que la langue d’un pays

Vous ne savez pas quand vous arriverez, et même arriverez-vous ; les yeux, vous les fermez pour que cela n'arrive en aucun cas ; vous y croyez ?

Ils ne veulent rien d’autre que croire, ne veulent rien savoir ; jamais ils n'écriraient, au grand jamais ; d’aucuns pour eux s'y employèrent ; au bout du compte existent-ils ?

Eklablog - Une œuvre inachevé de Loulou
le 22 octobre 2016 à 21h36

Grand Cahier.355.Dispersions.005.Les filets du temps.06

Cublai


Il s'est fait construire un palais de marbre démesuré, embellie suprême au pays des orages d’herbes,
salles chambres corridors sont décorés de choses naturelles

Il se souvient des temps nomades
– au poing le gerfaut –

des courses après le vent, des chasses
le léopard en croupe en des plaines fortifiées où sont fontaines et rivières, prairies ou bosquets

Il y tient en pâture de grands cerfs et des hardes de biches. Tout un miroir de chevreuils qui aboient et qui sautent

Il quitte

afin d’échapper aux chaleurs des mois d’été,
le marbre pour la tente montée de bambous qu’il gar- dait autrefois en morceaux paquetés

Dehors dedans, une peinture –
de bêtes d’oiseaux d’arbres et de fleurs profuses – un toit soutenu par les pattes du dragon – des piliers dorés couverts d'un épais vernis –
et les bambous
fendus par le milieu et qui forment deux tuiles – de quinze pas et de trois palmes, que rien ni l’eau ne gâte

L'édifice est léger, tendu contre le vent par deux cents cordages tressés dans la meilleure des soies

Vers le nord, par les prés reverdis, les forêts de bouleau, il possède un haras de dix mille juments, là-bas trottant, aussi blanches que sont les neiges en hiver

Les membres seuls de sa lignée ainsi que les Horiat (honneur et privilège) pourront en boire le lait

Marco Polo - Le livre des Merveilles
Ménagerie du grand Khan - XIVème siècle
Marco Polo - Le livre des Merveilles
Chasse au léopard - XIVème siècle

Grand Cahier.354.Dispersion.004.Minutes et figures.18

La légende du vieux Teae


Ce n’était plus que torrents au lit de cailloux secs, cochons maigres des derniers jours, argent des quincailles enfouies

Le vieillard, les bras levés, la jambe raide leur dit alors : « Creusez au centre de l’île un grand trou »

Quand il eut invoqué le Te Fatu des parlers puissants, immobile, sa peau devint dure comme une écorce. Ses mains, lobées comme des feuilles, se remplirent de beaux fruits inconnus

Ils le virent ainsi, les affamés, le uru. Grande fut leur joie, depuis s'en rassasient. Que le popoi cuisent dans le ahimaa et le mahi !

Paul Gauguin
Nave nave moe
(1894)

Grand Cahier.353.Cahier bleu-vert.007.Parages.06

Tartares


Le vent souffle où il veut sur les célestes pacages, la foule des fils du vent déboule depuis la ligne d’horizon

Rédigé dans un mauvais dialecte picard que nul n’a cru, Marco qui n’en pouvait mais, nous décrit des hommes buvant d’une piqûre aux veines des chevaux 

Ne voulant rien posséder que dérouler le plan infini de l’herbe et des nuages, rien voulant que nécessaire. N’ayant pour le vivre, qu’une pignate ou le poitrail d’un gibier, une pâte de lait séché ou du sang, n‘ayant pour le couvert et pour la pluie qu’un rond de feutre

Hommes du vent se suffisent, jamais de feu. Ne souhaitent tant vaincre à la guerre que le galop, que la fuite et le poison des flèches

Cavalier-archer Turko-Mongol
XVe siècle

Grand Cahier.352.Cahier bleu-vert.007.Parages.04

Grémone


Étrange cette impression que l'on a d'être observé de ces hauteurs fracassées

Ce ne peut être que le vent qui serpente dans les herbes, et qui roule à perte de vue ses ossements vers les sommets de Lure rapprochées des nuages

Une musique aussi, impossible à situer, presque une absence, un air imprécis ô combien vague et qui vient tourner les pierres du jas des Terres du Roux

Et l'on s’avance jusqu’au bord, le sol se dérobe, et l'on se tient là debout à attendre, à vivre dans ce volume tout entier de l'espace, à ne vouloir ni le dehors ni le dedans, à regarder

Lucien Jacques
Cantadour
(1946)

Grand Cahier.351.Cahier bleu-vert.006.Retrouvailles.09

Dans les parages


Je vais vous dire à présent ce que j’ai tiré du fond de l'eau : quatre loups, deux daurades, un seul mulet, et com- me ils viennent, tout un lot de communs (dans les dizaines) issus de ma rissole qui feront, pour la mise en bouche, frais avec une bouteille de rosé, le simple bonheur d'une anchoïade

J’aurais dû pousser le jeu beaucoup plus loin, plonger mes filets dans des eaux plus profondes, sonder le sortilège des poissons, le froid bleu, intense et nacré

Et rameuter tout cela sur nos quais… Le soir tombant, confectionner une bouillabaisse de Marseille aux douze ou bien encore une bourride de Sète, blanche de chairs accom- pagnée d’un aïoli

Mais c’était trop d’efforts, trop de fatigues. A force d’habitudes, l'inconnu s'est retiré vers des limes inqua- lifiables. Je n'ai pas su malheureusement l’attraper, je n’ai plus d'espoir dorénavant, si loin qu'il est, si resserré que nous sommes, le contraire eût été bien étonnant

Eugène Baboulène
Bouillabaisse
(1964)

Grand Cahier.350.Cahier bleu-vert.007.Parages.14

Baïkal


Notre barque s'avançait en silence sous la transparence des nuages, une loupe d'eau bleue enchâssée entre les côtes escarpées, une extraordinaire eau bleue glissait lim- pide accostée à notre barque

Pour quelle raison s’avance-t-elle ainsi, puisque le temps s’est endormi frôlé par les branches des sapins

Tout est calme. Rien ne nous presse. Nous laissons venir ce qui vient sans rien troubler des vies si proches sur les berges

Chevreuil grignotant les surgeons d'un bouleau
Loutres lustrées voyant de leurs grands yeux étonnés le morceau de bois dérivant
Le vent miaule
Et nous respirons en ramant dans la clarté des eaux du lac

Jean Paul Riopelle
Sans titre
(1964)

Grand Cahier.349.Dispersions.005.Les filets du temps.09

La rencontrée


Parfois, je me perds et puis j'oublie

me retrouve un peu plus tard, sous d'autres cieux, l'o- reille attentive

j’ai pour m’exprimer d'autres syllabes, deux ou trois flo- cons de neige.

Il me suffit d’écouter alors une voix nouvelle, simple- ment, inconnue ou bien connue en son temps

– la rencontrée que j'avais négligée,

et forcément puisque j'arrive quelque part, j'en apprécie venant d'ailleurs, étonnamment surpris d'y être, le rose mou- vement des lèvres.

Je l'aime à découvrir comme un goût différent des nu- ages

Odilon Redon
Les yeux clos
(1890)

Grand Cahier.348.Cahier bleu-vert.004.Scories.11

Pêcheur de côte


J’ai pris bien des choses dans mes filets, mal oubliées arrachées de mémoire, de celles fixées aux rochers qui sont comme bernicle –

Pensées volées, belles enlevées à autrui, bernaches prises et reprises, substitués, malaxés les signes du passé des autres –

Non, ce n'est pas rien si j'affiche des emprunts, conscients ou non conscients, mouvements d'eau, jeux d'algues en ressac –

Si je m'habille d'oripeaux, prenant par à-coups des bouffées d'air, mon œil à l'excès bousculé de sentiments exagérés, de lanières à souvenirs –

De ces riens qui ne sont pas les miens, mes vides en-têtes, mes têtes sans nom, bribes de mythes, mes on-dit que j'ose –

Prédateur de faits divers, troques en forme de jujube, littorines littorales, vénus à verrues, menus débris que les sables dévorent

Balthasar van der Ast
Nature morte aux coquillages
(1640)

Grand Cahier.347.Cahier bleu-vert.004.Scories.08

Le phénix


Ni principe qui le produit, ni recette savamment concoc- tée, il est sur terre unique et toujours
renouvelé – multiple.

Herbes et fruits ne le nourrissent point. Il en est le verbe et le reflet, son plus parfait miroir, lui qui vit de la douceur des larmes, de l'amome poivré, de l'encens

Comme une horloge réglée pour des siècles, au temps venu, de son bec et de ses ongles il construit

sur un chêne chez nous son nid, ailleurs sur un palmier et son poids n'est rien si ce n’est le lent balancement d'une palme, une datte dorée, l'huile et le sucre des pays du Sud

Il y met, y rajoute une couche de cannelle : de ces brin- dilles de nard appréciées des anciens. De la myrrhe, des morceaux de cinname

Il s'endort dans le feu des parfums

Mais toujours il renaît, à lui-même toujours égal, jeune braise au milieu des cendres grises

Quand le temps sera venu de la tombe et du berceau, à la force de ses ailes, il ira porter l'offrande jusqu’aux portes du soleil

L’oiseau benou, phénix d’Héliopolis
tombe d’Inerkhaou - Thèbes, Égypte
(XXe dynastie)

Grand Cahier.346.Refonds, Vols 08


L'oiseau, 
de tous nos consanguins 
le plus ardent à vivre...
*
Saint-John Perse

Qui suis-je ?


L'une des trois épouses du borgne a vécu auprès de moi et de mes frères. Elle tenait sa Cour, et les servantes étaient nombreuses qui l’entouraient au bois de…en l'île de Rügen

Quand mes feuilles sont rouges, sur le mont Anis au Puy en Velay, je suis consacré à la guerre. C'est le sang des condamnés qui coule jusqu'aux racines et qui nourrit la terre

Je parle à vos ancêtres par la figure de l'éloquence, par le mot, par la « lettre ». A mes pieds, leur image repose. Huile de mes fruits longévité prospérité sont mes gages !

Tortueux, croissant en zigzag, rampant au ras du sol, qui, autrefois favorisa mon marcottage ?

Blason, je suis d'argent et terrassé de sinople, senestré d'une fontaine à deux jets du même ; au chef d'azur, chargé d'un croissant accosté de deux étoiles ; le tout d'or

Ma commère est la chouette

On a dit « que les malades y vont pour leur esbattre.» et qu'il se nommait fou ! On a ouï dire que les fées y « repa- raient ». Jeanne, femme du mari de la fille de sa marraine, les a vues

Hendrik Barend Koekkoek
Arbre ensoleillé
(1849-1909)

Grand Cahier.345.Cahier bleu-vert.007.Parages.03

Entrevu


J'ai refait le chemin me voilà désœuvré. Je me suis aperçu qu’il manquait une pièce un moment. Poche percée, pièce perdue, un peu d'or. Vraiment presque rien.

Cela valait-il la peine d’y retourner, de remettre ses pas dans ses pas, de reprendre le chemin à l'envers, atten- tionné, tête songeuse, en haut en bas regardant ?

J’ai découvert nombre de passages ignorés la fois d'a- vant. Je me suis aperçu qu’il existait bien des traverses. Qui sont peu fréquentés, que la broussaille envahit. Que je n'ai pas suivis. Que je n’ai pas voulu suivre, occupé de mon or

Je me disais : plus de temps, il faudra revenir, peut-être un jour qui sait, ou que j'en dise …Et maintenant que je l'ai retrouvée ?

Vassily Kandinsky
Étude pour Composition VII
(1913)

Grand Cahier.344.Dispersions.005.Les filets du temps.08

Barrage


C’est d’un seul tenant,
– lisse est l'eau le long de la rivière –
on y blanchissait des lins

C’est une eau qui s’avance en masse où les rames plongent en silence

Nous avons dû lutter contre les courants, des berges du matin jusqu’aux rivages espérés
Nos efforts, nos mouvements de bras
ne se sont arrêtés qu’à l’épuisement de la nuit

Le barrage est un écran de brume qui scintille comme un feu de rampe sur la scène devant nous

un théâtre végétal et mortel

Il reste encore une écluse à passer dans le vacarme des eaux bleues. Les berges qui parfois se rapprochent sont enchevêtrées de chant d'oiseaux

Trois barques s'en vont vers le soir, traçant un fin sentier dans l'eau, se perdant

Joachim Patinir
Passage du Styx
(1520-1524)

Grand Cahier.343.Révolvie.002.Maisons de verre.14

Atalante


C'est une rue à l'ancienne qui se tient à l'écart tranquille, une rue bordée de remparts, elle eut autrefois un rôle de frontière dû à sa position abrupte à l'aplomb de la rivière

Les abbés pour affirmer leur rang deux siècles plus tard y mettront un décor sculpté dans les pigeâtres de leur hôtel à mur gouttereau

Quitter la fête, s'éloigner des lumières, descendre vers les quais, le pont vieux –

Arrivé au débouché on voit, étendu par le travers un grand drap blanc, une improvisation dérangée de chaises, tiges serrées de fleurs patientes. Trois personnes sont assises je m'assois

Le projectionniste rembobine ses galettes. Son assis- tante, pomme cerise et blanche, est dans le style des Maguelonne, et distribue les réclames

– Montrez-moi le jeu vivant de l'ombre, le jeu de l'éclair et des contours, le trait magique qui anime, l’obscur et le brillant projetés d'une autre époque

Une péniche s'en va sur les eaux froides, remonte les eaux brumeuses d'un fleuve du nord. Dans l'étroite cabine les lampes charbonnent

Michel Simon dans l'Atalante
de Jean Vigo,
(1933)

Grand Cahier.342.Cahier bleu-vert.007.Parages.00

On pousse une pierre...


On pousse une pierre, fixée au rouge et de vertu ignée. La route est sèche. Une autre pierre qui est une pomme ainsi nommée non pierre. Le ciel est rond

Je ne sais que deux choses, depuis la scène jusqu’à l'horizon, le ciel et la route

J'ai peur car un jour… non, je crois que j'ai peur si bien que j'avance au-devant, c'est inéluctable

Je ne peux m'arrêter ni ne le veux aussi je n'espère que la ligne là-bas – retenue – simple ligne en songe
Qui me gouverne

Henri Girard
collages acryl encre de chine brou de noix
sur papier 110x76
(2013)

Grand Cahier.341.Cahier bleu-vert.006.Retrouvailles.08

Rite


Il y a devant soi un creux parmi les feuilles,
La présence d’un corps bruissant dans les fourrés

La croisée des chemins fulmine à l’équinoxe
Un éclair de foudre a déchiré les nuages.

On a essarté la forêt en son milieu
On a brûlé en offrande un bois de vieux chênes

Mais la proie saisie est encore un peu vivante.

Le temps de dire et voir et d’entendre, les mots
Vont tomber, seront clairsemés et reverdis

Une odeur brune va se répandre. Au matin,
Le sol sera jonché de fleurs et d'aromates

Françoise Pirró
Paysage propice à l'oiseau
(2003)

Grand Cahier.340.Cahier bleu-vert.006.Retrouvailles.10

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte