Égine


Îles à l’horizon qui légères dansez
Entre le ciel et l’eau, ports et poussières d’iles
A peine précisées dans la blancheur de l’air
Seriez-vous lasses du bonheur d’émerger ?

La solitude affirme aujourd’hui son seul corps
Sculpture sans sculpteur, déesse sans les hommes
Géante femme, rien que femme. Trop parfaite
Pour qu’un homme ose même en vivre le désir

Elle seule élabore une courbe précise
De ces brumes de formes là-bas murmurant
L’animation s’enfouit dans la terre poreuse
La solitude au jour entière se dévoile

Elle s’abandonne, bras ouverts au soleil
Elle s’offre en pâture amusante au regard
Douce, elle attend la venue de l’unique germe
Et le flot agité pulvérise l’image

(mémoire) de Yves Mahélin

Henri Edmond Cross
Les Iles d'Or
(1891-1892)

Grand Cahier.578.Révolvie.004.D'après.13

Habiter


Chaque jour on s’égare un peu plus
À suivre des chemins de traverse

On va, on avance sans savoir
Chacun souhaite rentrer chez lui

Qui le veut peut bien croire
Dans les lointains du monde,
Oublier d’être ici

Pourtant c’est bonne chose
Que de vivre au plus près
Du bleu des origines

Mais qui sait ce que c’est que de vivre
Lorsque la terre, au froid de la roche
Est neige, en ses hauteurs, et se perd

Lita Albuquerque
Particle Horizon
(2014)

Grand Cahier.577.Révolvie.005.Vauverts.07

Panny Marie před Týnem


Les flèches pavoisées de
Staromĕstské namesti
Brûlent de leurs flammes noires
Les ors de Marie la Vierge
Ou les armes de Jan Hus

Seize cent vingt, les Jésuites
Après la Montagne Blanche
Viennent au Clementinum
Ils vont réformer la ville
A jamais grandie baroque

Non, je n’oublie pas les jours
Trépassés quand meurt une âme
Dans Josefov, quand le juif
Est rejeté de ses portes
Quelle honte Treblinka

Belle est mon amie la slave
Que je rencontrai sur Most
Les touristes sont nombreux...
Vltava ou Moldau ?
« Ik zag Cecilia komen »

Kostel Matky Boží před Týnem
(Staré Město), Praha

Grand Cahier.576.En-tête

Une scolie


Une scolie s’envole depuis les dormants d’une porte busquée, indifférente à tout ce qui n’est pas de son occupation. Trouvera-t-elle le compost qui lui convient, les bois pourris où piquer le ver blanc ?

Le vent a médité le poids des heures et des jours sur l’étang. Les joncs commencent à l’envahir

Petit à petit, les souvenirs se sont effacés, va‑t‑on s’endormir ? L’épreuve est manquée, harassé d'avoir gravi la côte, vers Bois Jésus

Il en a fallu de l’audace pour franchir ainsi la route et le potager. Gagnée par la frayeur, une biche éperdue donne son dernier coup de sabot sur les rails

d'après Barend Van Orley
Belles chasses de Guise
(1488 - 1541)

Grand Cahier.575.Dispersions.003.Envols au jardin.04

La Tour des lettres


Ce ne sont que des bouts de vie, oppressants
Des jours qui se meurent, brindilles envolées,
Et des nuits, et de tristes rappels d’erreurs
De mauvais chemins qu’on ne peut oublier

Je vais divagant sur les grèves de Loire
Où Ronsard, Rabelais, Descartes vécurent
Je vais sur les pas de Cingria, au bord
Des eaux. Je sais, fines dames des jardins

Trouver les grandes juliennes authentiques
J’en ai pris des clichés près d’une pelouse
Près d’une cage de fer en perroquet

On peut y voir les nombres trois, deux et un
Le rouge et la lettre A – philosophique –
Des bouquets taillés au calme des bassins

Guy Resse
Collage
(1955)

Grand Cahier.574.Dispersions.003.Envols au jardin.03

Le rythme des cyprès...


Le rythme des cyprès qu’il entrevoit par la fenêtre est aussi effrayant qu’une grille rouillée sur le fond d’un ciel bleu dans un décor baroque

Parti des monts de Bohème pour une saison toscane !

Ici vécût Vladimir le Noir comme un grand arbre au plus près de l’orage. Son infinie détresse habitait la douceur des orgues

Autrefois, on pouvait entendre aussi les ambiguïtés chromatiques de Girolamo Frescobaldi grincer sous les voûtes

Paysage de Toscane (Val d'Orcia)
Vladimir Holan

Grand Cahier.573.Dispersions.004.Minutes et figures.11

Selon Jan


Vous rendez-vous compte ? Saint-Nicolas
n’est pas visible

sous la neige, les bulbes de Vrtbovskà zahrada
il Bambino di Praga promettant des guérisons

L’alignement au nombre de neuf

des fenêtres blanches
Me dit qu’il existe sur le bord des toits,
un endroit

Où j’irai avec les amis un soir d’été m’asseoir
(Elles sont claires les étoiles de Mala Strana)
Où je pourrai construire un univers dans l’idéal
Où nous boirons dans le grillon
glacial des ciels des vins

Et fomenterons des projets de réforme du monde

Saint Nicolas sous la neige
Prague (Praha)
(2006)

Grand Cahier.572.Cahier bleu-vert.007.Parages.08

De l'autre côté


J’ai rarement le souvenir des jours passés
du temps et des lieux attachés à ces clichés
Les têtes, je les connais les têtes, y compris
la mienne. C’est étrange de les voir ainsi

dans les tons noirs et blancs. Caractère accentué
– une touche jaunie, une froissure ancienne
une impression –, la trace d’un chemin suivi
qui me revient, et me rappelle un autrefois

une chose inattendue mise auprès de moi
là déposée, ne m'appartenant plus en propre
S'agît-il de quelqu'un d'autre, d'une autre vie ?
Cela ne veut pas dire avoir oublier tout

des éternels soleils, dans les jeux de l’enfance
et soudain, les futurs arrêtés, entrevus
les instants absolus, nombreux mais décalés...
Ah ces photographies. Pas une qui soit mienne

Mais que sont-elles qui me touchent et qui m'effraient ?

Joshua Flint
The Banquet
(2016)

Grand Cahier.571.Dispersion.005.Instantanés.17

Sonate d'été


Fruits pourris, odeur entêtante.
L'air est noir d'un essaim de mouches,
Arbres et buissons, au soleil
Sonnent, bourdonnantes clairières !

Brune et bleue la mare est profonde,
Flambant des reflets d’un feu d’herbes.
Ils chantent les murs de fleurs jaunes,
Et frémissent de cris d’amour.

Lents papillons qui se pourchassent,
Ivres, dansant dans les herbages,
Ton ombre s’étend sur le thym,
Les merles clairs chantent d’extase.

Un nuage exhibe ses seins
Raidis, feuilles et baies l'entourent.
Tu vois près des sombres sapins,
Grimaçant un squelette au violon.

Georg Trakl
Zdzislaw Beksinski (1929-2005)
Sans titre
(~1990)

Grand Cahier.570.Révolvie.004.D'après.12

Déblais


Relais bleus, filets violets, gaine bakélite
Langue de terre morte, poutrelles et feuilles
Sucre des bétons électriques qui s’enfuient
Qui s’alignent sur les rails, ou talus qui monte

TGV flèche de biais, verte
Dans les clues des eaux et des cages
Des bricolages sur les prés

Des bouts, du fond des bois, des sons
à la belle ordonnance, grondent
Furieux, des lointains qu’on entend

Derkovits Gyula
Háztetők - Toits
(1926)

Grand Cahier.569.Révolvie.005.Vauverts.06

Ce que c’est que le sens


Si cœur premier tourne dans le sens d’une montre
au point x des engrenages paradoxaux
dans quel sens, cœur second tourne-t-il ?
S'il diverge où va-t-il

de droite à gauche
et de bas en haut ?

Vous brûlez aussi bien
que mil trois cents voitures

Mais si cœurs
vous vous enflammez dans les banlieues,
dites-vous – qu’à la tangente alors –
on vous aime…

František Kupka
L'Acier Travaille
(1927)


Grand Cahier.568.Révolvie.005.Vauverts.05

Différence


Chapeautez-vous
de vos galures

Recouvrez
vos robes d’été
Longs –
enfilez vos bas de soie

Laissez l’égalité
dépassez-moi clouez
moi sur place
le sacrifice en vaut

  la Vie

qui nous chante un air
d’autres merveilles
nous chante
une gavotte, un air !

Énervez-moi, que je m’agace
  et désespère

August Macke
La jeune fille avec une veste jaune
(1913)


Grand Cahier.567.Révolvie.001.Les effets de l'aube.18

Les lettres


Elles ne sont pas sorties
Du panier rond de Saint-Cyr
Ni graffitées ni perchées
Sur le mur des escaliers
Mais trouvées dans les collines
Les lettres semées dans l’herbe
O jaune, A rouge, K bleu

Dans les haies et les bosquets
Des grandes mythologies
Ce sont les pièces d’un puzzle
Gentiment proportionnées
À la taille des enfants
Belles têtes qu’on enseigne
À toute philosophie

Paul Klee
Ruinen mit Styliten
(1918)

Grand Cahier.566.Dispersions.003.Envols au jardin.06

H


J’aurais dû me douter de la nécessité d’un guide à l’évasion !

J’irai sans peur, j’irai quand même.
Je monte dans un tube rudimentaire que des vapeurs essentielles sont en train de remplir, un tube gris d’une époque cinquan­tenaire qui traversa les Sahara

Trente kilomètres…   une heure, mais ce n’est que le frigo, il a grillé l’alternateur…   Dans quoi suis-je donc embarqué ?

Un diable rouge se balance à la fenêtre. Il me gâche la vue ! Allez, j’irai sans peur

jusqu’aux rives du Danube dans la fureur des bielles

Comme ils sont gros, ils sont avides, et se jettent dans vos bras, attaquent l’épaule ou la cheville. On entend qui bourdonnent des péniches

J’irai quand même,
photographiant des tracteurs verts, montant jusqu’au lac haut perché (perdu dans les Tyrol)

Ronde est la boule avec une boussole et pour gâcher le tout, un temps à déchausser les pneus
René Magritte
Tracteur vert
(1965)
Grand Cahier.565.Révolvie.005.Vauverts.04

J'ai noté trois fois de suite...


J’ai noté trois fois de suite une même impression

Je l’ai déposé comme il convient sur un petit morceau de matière. Il est chargé d’une électricité statique, selon le nombre et le code mémorable des couleurs. Je ne m’in- quiète pas (du reste) ni de la rime ou du cadrage, c’est du pareil au même

A chaque fois je me dis « Est-ce le bon moment, suis-je placé au bon endroit » je n’en sais rien – Est-ce important ? Je m’occuperai de cette question un peu plus tard. Ce que je garde en tête, ce qui compose mon désir tient en un seul et même instant. C’est lui qui me donne le goût

Des jardins ouvriers que je vois. Un arrosoir des plates-bandes une fontaine improvisée, le feu âcre des feuilles mortes dans un coin retrait

A chaque fois je me rapproche de la barrière. Roses fleurs des murs, lierre en plein cœur de la ville

Paule Persil Faguier
Meilleure Ouvrière de France
Calligraphie : Je pars en voyage
(2019)

Grand Cahier.564.Dispersion.007.Instantanés.14

Calcarine


Des deux côtés de la route les blés jaunissent
La terre est un plâtre gris en train de sécher
Il y a à toutes les branches des fruits rouges
Les haies s’enchevêtrent de métal et de baies

Dans la campagne profondément je m’avance
Je pousse à la roue jusqu’au plan de Savonnières
Jusqu’au scintillement des eaux calmes du Cher
Où s’appuieront sur le vent les plus sombres gabares

Il me prend tout d’un coup l’envie de m’arrêter
Immobile, non loin des coteaux, dans les grottes
L’envie de voir, goutte après goutte prendre forme
La robe cristalline des menues objets

Félix Vallotton
Soirée sur la Loire
(1923)

Grand Cahier.563.Révolvie.005.Vauverts.03

Nové Mĕsto, Staré Mĕsto...


Nové Mĕsto, Staré Mĕsto en cent minutes parcourus de la tour poudrière à Karlův Most malgré les impatiences, et le choix un peu longuet des poupées russes (et les Mucha et les musées Kafka manqués)

Il y a dans les eaux de la Vltava, les cinq étoiles de Jean Népomucème qui brillent. C’est la statue numéro quinze

Allons. Nous ne les verrons pas, noires sous les nuages fraîchis de pluies, les quelques tombes oubliées

Ô l’immense tristesse des rues juives qui, pour le malheur, nous sont restées dans l’inconnu – Que peuvent encore nous dirent dans Josefov ici conservé, la Vieille-Nouvelle, Rabbi Löw et son Golem, d’une tant mauvaise volonté

Place au grand théâtre, touristes ! À Notre-Dame de Tyn barrée de rose de jaune de sgraffites baroques – aux slaves breloques endimanchées, aux châteaux HRADČANY, aux abruptes montées !

Rabbi Yeouda Loew ben Bezalel
(1512-1609)

Grand Cahier.562.Cahier bleu-vert.007.Parages.09

Le monde entier sera content...


Le monde entier sera content Mettez-vous là ! Le grou- pe pousse

Julie certaine Pierre étonné, c’est près d’Orloj. Notre-Dame de Tyn est reliquaire

À midi sonnante, douze personnages défilent quand s’ouvre la fenêtre. Une roue noire, orange et bleue s’anime aux quatre temps de ses frivolités

Le groupe avance il observe la galerie des plâtres et des stucs, la foule se balance et se disperse

Karluv Most est un jeu d’arcade et d’ombres, de photos imprenables charbonneuse entre les bras de ses statues. Les nuages ont rembruni l’azur, va grandissante une inquié- tude, remontant vers les cieux

Qu’il fait froid quand la pluie tombe ! Je jette un regard vers les herses de glace où le groupe est transi

Karlův most
Praha

Grand Cahier.561.Cahier bleu-vert.007.Parages.10

Neckar


Levé tôt ce matin, il y avait le lent glissement des péniches qui sonnent de leur corne entre les deux rives ombragées du Neckar, serré de rails filant jusqu’au bas des forêts

Mes souliers mouillés à six heures dans l’herbe fraîche, les coups de marteaux des travailleurs de nuit des dimanches qui ferraillent sans trêve, en crevé de bruns leurs passerelles bétonnés

Le chemin qu’on n’avait pas fermé, au-delà de la barrière le chemin indécis, mes souliers, deux arbres, une brève montée

– Cette femme apparue en haut du champ avec l’escorte de ses chiens – une femme trop vieille, des cheveux de brume, un incendie liquide, un peigne d’eau – cette femme proféra, dans la clarté de l’aube quelques mots de haine à mon encontre, dans sa langue d’allemande

Il y avait, que je dessinerai plus tard, la silhouette de ces deux arbres sur la colline, un village lointain que je photographiai, des étages dans les gris-bleu, des lieux sauvages, les ronds de l’eau et le reflet des pierres sur les hauts-fonds, les ondes du sillage tracé par les péniches

Des ruines d’ocres aussi, les souvenirs d’un château que je ne connaîtrai point « Énorme fort, augure du destin, jusqu’en son fond déchiré » et les ruelles heureuses d’Heidelberg et les tourelles blanches, et sous les saules des rives la statue d’Athéna


Grand Cahier.560.Cahier bleu-vert.007.Parages.13

Transition


L’heure a mûri bientôt va se jouer un beau match

Ils vont se battre sans vergogne entre les mâts. Jeu de nuages – ou jeu de go, et dans nos stratégies, des plumes de canard

La patrouille a zébré le ciel dans un vacarme tricolore. Clignement des lumières, les jaunes les rouges mais aussi les bleu-rose. Le bout du quai nous lancerait-il des signaux ?

Voyez comme ils insistent. Les silhouettes des grands arbres nous surveillent, aux alentours du lac

Il faut toujours les vénérer du coin de l’œil…

Raoul Dufy
Deauville (1938)

Grand Cahier.559.Révolvie.005.Vauverts.02

Bords de Meuse


Bien ancrée
aux vignes du soleil, la rivière est aussi paisible, entre ses deux talus verts que la tranchée du canal

On passe au-dessus puis au-dessous du pont
On est pris dans les nœuds du village On s’interroge, va-t-on démêler le mystère On ne se prendra pas la tête, malgré le contredit des cartes

Piégé entre quai et parapet, ici perdu là retrouvé, indé- cis en lévitation pétaradant

on est sorti quand même au final, grimpant avec diffi- cultés par des tunnels
Ah qu’il est beau le pays
sur les bords de la route haute des alpages

Modeste-Jean Lhomme
Bords de Meuse (entre 1906 et... 2006)

Grand Cahier.558.Révolvie.005.Vauverts.01

Terres gastes


Fument les cheminées d’une raffinerie, lointaine dans les flammes, les brûlots naphténiques rendent la nuit partout quadrillée d’aromates

Un vent froid venu des plaines du nord tombe sur le camp. Une femme est sortie de sa roulotte, et réclame obsé- quieusement ses gages

D’un même mouvement, les deux ouvriers qui travail- laient tout-à-l’heure aux fours de reformage vont se garer de chaque côté de la voie.

Ils se mettent alors à chorégraphier un ballet de gestes identiques avant de s’enfermer sans mot dire

dans leur case. Chacun prend ses quartiers,
y pose sa lanterne. Lentement, les feux de l’usine s’a- menuisent...

Au-delà du grillage, au devant de leur maître, on entend les aboiements des chiens, vagabonds dans les crosses de terre.
Gustave Buchet
La raffinerie
(1961)


Grand Cahier.557.Révolvie.003.L'univers de la chauffe.22

Photographie


À cet instant qu’avais-je au bord des yeux ?
Quel cadre pouvais-je accorder au vent ?

Un paisible taureau sous les ombrages
Dans les fossés, un peu trop de lumière
Et quatre bois plantés là de travers

Comment s’organisent-elles les choses
Pour vous donner dans l’œil tant de plaisirs ?

La terre est sèche. Trois gouttes de sang
Tachent l’herbe et le mouchoir de plastique
Accroché au barbelé tourne au bleu

Pourquoi les bêtes près de l’abreuvoir
Tremblent-elles comme paille dans l’ombre ?

Galice
Vallée du Bierzo

Grand Cahier.556.Dispersion.005.Instantanés.09

À la belle campagne...


À la belle campagne framboise et
Verte, aux blés aux haies de bois noirs aux cieux
Třebonice-Praha, épis de bleus

Comme une ligne à l’horizon qui tranche
Comme un chemin macéré de lavande
Comme un cheval que guide un cavalier

Toujours, il sautera l’obstacle. Enfant
L’arbre aux fruits rouges est solitaire
Toujours par-delà les grillages
Il a su « Objekt střežen psy ! »
Enfant, il a mangé les croix de terre

Vassily Kandinsky
Der blaue Berg
(1908)

Grand Cahier.555.Cahier bleu-vert.007.Parages.07/>

Affût


Parfois j'arrive, dès le matin,
tête effilochée qui s’étire dans les transparences de la nuit j’observe l’aube

À peine sortie des limbes de ses blanches araignées tissant les eaux du canal

Je guette une mouette plantée ahurie droite sur ses pattes dans l’eau scrutant les cercles

Je clique
d’aucuns disent
Je tire

chasseur dans l’entre-deux sans trop savoir
au feu des yeux

Hachiro Kanno
Abstraction calligraphiée TN565
(2011)

Grand Cahier.554.Dispersion.005.Instantanés.15

Sa langkozé


J’ai posé le pied depuis peu sur le bout d’une terre volcanique ensoleillée à la beauté couleur de cendres

Je me suis créolisé. Mi séy galman niabou ékri bann zistoir, bann kriké

Me fut donné le temps de vous connaître Messieurs Mesdames parlant français. Aussi, je sais mieux qui vous êtes aujourd’hui

Ce ne sont que petits mots, fré doucé (oui que des mots, dieu que des paroles !)

– et me tiens en cet endroit, fermement sans résister, moi, au dedans de ma langue

vous écoute sans rien craindre. Désireux de tout savoir, débridée tendue l’oreille – comment sonne la peau de vos tambours sans fé dantèl

Zap, Zapp, Zappa en créole avec harmonica

Hell-Bourg le Piton d'Anchaing
(La Réunion)

Grand Cahier.553.Dispersions.002.Vulnéraires.03

Nueil


Nous l’aimons bien, la connaissons cette phrase si longue qui nous vient du tréfonds du plus lointain d’une langue très sérieuse issue d’un dix-huitième

À la puissance incomparable, déposée parmi les rêveries comme un lot très féminin de sens, de musiques de Nueil, une prodigieuse rêverie

Et qui reçoit le seul lecteur, assidu, le seul menteur en ces lieux rassis creusés par le silence, énigmatique emblème

Nous l’apprécions dans les reflets perdus des glaces, les figurines de porcelaine, le vent printanier ou le visage sans nom et muet de la servante

Jean-Antoine Watteau
Portrait de Nicolas Vleughels accordant son violon
(1716-1718)

Grand Cahier.552.Dispersions.002.Vulnéraires.04

Du journal d'un carquois en galuchat


Cette chaîne de montagnes, au nord de la plus grande île du Japon s’appelle Bonju. Son élévation ne dépasse pas trois quatre cents mètres, aussi n’apparaît-elle pas
sur les cartes ordinaires.

On dit qu’en des temps où cette région était couverte par les eaux du Pacifique, Yoshitsune et son escorte dans leur fuite éperdue y passèrent ; et que leur bateau se fra- cassa, au nord d’Ezo, sur les rochers.

N’en reste plus aujourd’hui que des traces impercep- tibles, sauf en son milieu, à mi-flanc de la montagne, un précipice de terre rouge d’environ cent mètres carrés.

Cette chaîne s’appelle aussi le Mont du Cheval Chauve.

On dit qu’en regardant la ligne escarpée de ses flancs depuis le village qui se trouve en contrebas, on aperçoit la silhouette d’un cheval. Avec plus de justesse elle évoquerait le profil déformé d’un vieillard !

Mont du Cheval Chauve… célèbre surtout dans la région pour la beauté de son autre versant

Car le village n’est qu’un pauvre hameau d’une dizaine de maisonnées. A sa sortie, en suivant la rivière, après avoir marché huit kilomètres on parvient à une cascade qui jaillit là d’une belle hauteur, estimée à peu près à vingt-cinq ou trente mètres.
Dès la fin de l’été, et durant tout l’automne, les feuilles des arbres se teignent de jaune et de rouge. Un rouge vif. C’est la saison où les lieux s’animent par la présence de citadins venus en excursion des villes environnantes.

On trouvera même au pied de cette cascade, un kios- que et quelques sièges.

*
L’été se terminait – il y eut
Cette année-là, un mort à la cascade.

La chute ne fut pas volontaire, non, plutôt un accident. La victime…

un étudiant de la ville, au teint pâle, était venu ramasser des plantes, des espèces rares de fougères qui poussent en abondance à cet endroit, plantes qui attiraient fréquemment les botanistes.

– Vers l’ouest étroitement s’ouvrent trois murailles verti- cales. L’eau d’un seul côté, l’eau s’écoule à pic en mordant les rochers. Les parois sont toujours mouillées d’écla- boussures. Les fougères y poussent et vibrent à tous les grondements de l’eau. –

L’étudiant avait grimpé le long de la façade.
Un début d’après-midi à la naissance de l’automne avec un peu de soleil, illuminait encore les hauteurs.

À mi-chemin, la pierraille sur laquelle son pied s’appu- yait se détacha mollement. On vit l’étudiant se décoller du grand mur et chuter
il s’accrocha un instant à la branche d’un vieil arbre,
la branche
céda. on l’entendit s’écraser au fond
du gouffre dans un bruit
formidable.

Quatre ou cinq personnes qui passaient par là assis- tèrent à la scène mais ce fut la jeune fille de quinze ans qui tenait la buvette au pied de la cascade qui était la mieux placée pour tout voir.

*
… Il s’abîma profondément dans le gouffre puis on vit son torse rejaillir d’un seul coup à la surface. Il avait les yeux clos, la bouche à peine ouverte. Sa chemise était déchirée mais la sacoche du botaniste était toujours sur ses épaules. Il fut happé brusquement par les fonds.

太宰治
Yann Bagot
« Siehlbaechle, cartographie d’une cascade »
(2018)

Dazai Osamu - 太宰 治 - né en 1909
(1948)


Grand Cahier.550-551.Osamu Dazai.001.Du journal d'un carquois en galuchat.00

Gojûsan tsugi


Le monde a disparu, ce monde, qui nous est étranger. Nous n'avons plus que les traces d'un gibier, qu'une ombre, le résultat d'un travail effectué dans une sobriété de moyens par trois artistes qui inventèrent, sans y toucher, quelque chose comme la photographie qu'à cette époque nous-même nous inventions.

Car chacun de ces relais, chacune de ces étapes est une appréhension. Bouts de vie un instant arrêtées. Un ploc dans l'eau du temps dirait Bashô. Le mouvement de la main qui signe un caractère, kanji, cangjie du style d'herbe où le vent souffle.

J'aurai voulu par une forme se rapprochant les rejoin- dre. Lui d'abord qui dessine, celui-là qui a vu. L'œil. Et puis les autres, ceux qu'on oublie ; le graveur soucieux d'une fidélité extrême qui reprend comme un sel d'argent les traits ; l'imprimeur qui renverse les encres et nous révèle toute une foison de couleurs, une estampe.

Les marques de pluie sur le mur débordant des gout- tières. Le forage des insectes dans les linéaments du bois.

M'inscrire dans cette histoire d'une pointe cachée.

Ajouter une ligne qui doit être plastique, un effet de ten- sion, et vivante, du début à la fin du poème.

Et jamais ne jouer le rôle
d'un truchement

Utagawa Kunisada, Toyokuni III
(1786–1865) - Portrait à la mémoire d'Hiroshige

Grand Cahier.549.Cinquante-trois relais.001.Hōeidō.00


保永堂

( Jirôbe – Hyôbe – Hichiryûsai )

Tokaidô


Le chemin se termine
par un long enjambement Passées les sablonnières les estrans du fleuve

Kyoto ancienne capitale ville des temples et des palais impériaux – Paix et Tranquillité –

perfection de l'âme
esthétique parfaite

dont le nom s’inversa lorsque le Pouvoir se tourna vers l’Est, franchissant la Sumida

Cela se termine par une ombre verte

montagnes miroitantes Volcans
de l'être

Utagawa Iroshige (1797-1858)
Hara - Tokaido Kyoka

歌川広重

Grand Cahier.548.HŌEIDŌ.007.Sur la route - Tokaidô.56

Kyoto


Cent vingt-quatre ri virgule cinq c'est la distance parcou- rue pour atteindre le grand pont de la troisième avenue Sanjô ô hashi

Nous sommes sur la rive nous sommes à l'ouest et nous regardons du côté des promeneurs, du côté des derniers voyageurs
s’en allant vers les hauteurs touffues d'Higashi-yama

les Reflets d'ocre d’une ville qui s'allonge

Kyoto - Le grand pont de la Troisème Avenue sur la Kamo (Sanjo-ohashi)

京市

Grand Cahier.547.HŌEIDŌ.006.Ishiyakushi - Kyôto.55

Ôtsu


Nous y sommes presque au Biwa, légèrement perçu Entre les hautes herbes et les branches des toits, à la fon- taine qui Coule

des chariots lourds et chargés s'avancent
les uns derrière les autres

coule et coule en abondance On choisira du bac ou de la route
si nous sommes fidèles

à Jippensha Ikkû

Ôtsu - Maison de thé de la source (Hashirii chamise)

大津

Grand Cahier.546.HŌEIDŌ.006.Ishiyakushi - Kyôto.54

Kusatsu


Oh les ubaga-mochi, les gâteaux de riz de la mémère Goûtez ! Goûtez !

Prenez quelques repos, n'écoutez pas les hurlements de votre chef 

porteurs à quoi bon supporter
à quoi bon tirer la corde

Si les autres (se) régalent

Kusatsu - Halte aux spécialités locales (Meibutsu tateba)

草津

Grand Cahier.545.HŌEIDŌ.006.Ishiyakushi - Kyôto.53

Ishibe


Vous le savez ce sont, de Mauvaise manière que les portugais ont rapporté ces fritures, pourtant

nous les aimons ces célèbres saveurs c’est à nous faire danser Qui font rire les femmes
à nous faire danser quelques danses agraires

fanions tendus Entre la borne
et le relais

vapeurs d'azur dans les
lointains

Ishibe - Village de Mekawa (Mekawa no sato)

石部

Grand Cahier.544.HŌEIDŌ.006.Ishiyakushi - Kyôto.52

Minakuchi


Quel est ce lieu des chaumes ?

où l'homme disparaît Où l'homme et la paille et la silhouette des montagnes, et le foncé des palissades Où les guirlandes

que les femmes font sécher, meibutsu fameuses
kampyô de calebasse

Une main à la hanche et sur le dos le baluchon Il mar- che indifférent s'en va

dans l'étendue
bordée des joncs

Minakuchi - Spécialités de calebasses séchées (Meibutsu kampyô)

水口

Grand Cahier.543.HŌEIDŌ.006.Ishiyakushi - Kyôto.51

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte