Solitudes

*



J’espérais une ligne qui ne s’arrête pas à droite de la page mais se jette au-delà, franchissant d’un bond les marges, léger bloc de souffle poursuivant son trait dans toutes les directions.

« En tous sens, des virgules, des boucles, des crochets, des accents, dirait-on, à toute hauteur, à tout niveau ; déconcertants buis- sons d'accents. »

Henri Michaux


La lenteur est une puissance redoutable, car elle a la passion de l'immobilité avec laquelle, un jour, elle se confondra
*
Edmond Jabès


Elle traîne, elle nous dépose et s'insinue

la remontée du temps qui bout à la surface des jours à la fleur des eaux –
le blanc précipité égrené de l’horloge,
la mousse des jours devenue transparente liquide et sans bord...

Qui ne prend selle portera le bât,

la ralentie gobe les sons rit dans son poing ou fait la perle à la sortie des courants d’air, la ralentie à un moment ou à un
autre se dissout dans l’origine et rebondit sur le Néant parfait
du mouvement

L’homme a disparu
toute sensation est absente






De quel endroit vont-ils surgir ? Longues tiges, bouquet jeté, comme fleurs qui éclatent. Je tends la main, je touche l'horizon. Écoute, les sonorités dans l'air du jour qui ne vient pas. Blanches et mates. Le vent glisse sur les algues, soulève un peu d'écume

Et si j'attends, et si je doute, assis sur ce rebord, entre le rêve et le réveil, entre le ciel et la mer immobile, comme un brouillard qui se détache avec lenteur, et si j'espère... toute barque amarrée est un poing de pensées






Manière noire

Mains patientes qui tracez, cerise, grain de raisin ou quelque forme de silice entre les aspérités de cette nuit, longue et sans abri, où le jour prendrait écueil - notre nuit soumise aux vents, et tous rivages d'îles perdus

Mains prudentes, dites-nous puisque les voix sont éteintes, dites-nous ce qui nous sauve. Qui décide ? Est‑ce l'absente ?

Sur la planche au noir, en merveille vous posez, mains adroites, ces fruits ronds, ces humbles vases ou cette horloge qui ne bat

Le temps suit-il un autre cours ? Simplement. Ni cumul du soir, ni fraîcheur de l'aube




Une allée de nuit verte ou poésie


Elle est fugace, elle est légère… Sais-tu qu'en son départ ses pas sont invisibles ?

Yeux pers, la chevelure noire et voilée, devan- cée par l'odeur des mimosas, dans sa robe popeline, plus aérienne et fine qu'en rêve, et qui est le mot de sa présence, elle va, silencieuse longeant le mur du cimetière. Qu'elle daigne un sourire, crois ton bonheur ! N’hésite pas ! Franchis le pré d'herbes grenantes. Leur vertu est bonne à ta folie. Par chaque seconde foulée, gramme d'une douleur, tu te rapproches. Oui, car elle est dite aussi la « toujours prochaine ».

Olivia Rolde - Poésie atmosphérique



Frairie du prince

Atome de midi jaune tulipe, belle herbe offerte à la fourche des grand-routes, jeune ou vieux midi portant livrée, autour de la table, assoyons-nous, servie, surchargée comme une abondance des Flamands. C'est les pains blonds, les fromages à la pie, les volailles poissons secs jambons, hanaps orfévrés et fruits en coupe. Que jouissent les corps ! Que les voix s'y tiennent pour l'éternité ! dans les rires de vivre et le bruissement de guêpes

Joan Miró, L'or de l'azur, 1967



Haut parage

Certaines marches nous conduisent lorsque la é besogneuse du jour sort d'une fournée ses pains oblongs goûtés de miel, certains longs ennuis, jusqu'à des champs voulus par le pays jonchés de herses et de pièges

Renard, l'hiver dorait ses laines sur ton dos. Il ne sert à rien la patte brisée de mordre au buisson de mûres, mais qui sait ce que peut réparer le temps - de glapir ta haine alors que, pour toi, vont se fermer à l'avenir les sentiers de soie

Olivia Rolde, Un jour immense



Lieux des fleurs

Indulines pensées qui forcez le passage, vous reprendrez le ciel, vous, timides, allantes sous les arceaux du pré

Rafflesias trop larges, lippues, briques au pied de vigne, nœuds pape des moussons, quel climat pestilentiel et vorace !

Et vous, chrysanthèmes, crocs du guerrier, j'aime la rigueur de vos traits, l'ordre à la courbe d'un pétale, vous soumettrez la pierre au sabre

Cérase, couleurs naissantes, aubes sur un jardin de Kobori Enshù, près d'une maison de papier


Lettre de Kobori Enshù à Nagai Shinshu




La mia patria

Cette marqueterie capitonnée de rouge, étroite et chaleureuse à la voix de rossignol ; ce cœur encore d'un opéra de carton qui me charme je l'en- tends, je l'entends...

Mâts de navires, gréement des pirates, hunes qui tanguaient dans le soleil couchant, vous êtes là comme un décor où le drame se joue

Me plaisent vos rigueurs, votre ordonnance, beaux édifices flamboyants, colonnades romaines grandies de reflets crépusculaires. Le ciel est un marbre de vert et de sang. Des groupes d'hom- mes, indistincts sur les quais, aiment à discuter sur la pointe d'une aiguille.

Claude Gellée dit le Lorrain
Port de mer au soleil couchant



Charité de Françoise

Comme une robe de rubis prolongée des notes de fruits rouges, j'apprécie ce vin serré en bouche d'épices et de cuir

Il fait dehors une chaleur d'enfer avec une goutte de sueur qui coule sur les tempes. Nous reprendrons les travaux… tout à l'heure. Des gravats s'il le faut, du sol obscur, j'arracherai le jeune pommier fleuri

A l'intérieur de la cuisine, les murs sont laqués de feu. Au‑dessus du buffet sont accrochés deux Cuyp de teinte sombre

Elle a posé un grand faitout sur les plaques de fonte, ouvert la porte d'émail bleu. Alors elle attise la cendre et tourne au mieux le registre pour l'air

Henri Matisse
La desserte rouge (1908)




Choses vives

Assise en un sofa elle lit qu'elle aime, sur des cahiers de bandelettes reliés par des ficelles, plus que tout Li Chang-Yin.

Larmes de cire à la chandelle, sèches coquilles de litchis. Une épingle de tête ornée de fleurs tombe à terre, on l'oublie.

Sei était laide, sauf au-dessous du menton. In- telligente vaniteuse et sensible, infiniment curieuse.

Mêlés de cette herbe cueillie indifférente sans oreilles, myosotis et chrysanthèmes qui, Sei, aurait bien pu l'entendre ?

Sei Shonagon
Notes de chevet $62
Début de l'an 1000



Zocalo


J’y rêverai peut-être en mourant…
Qui ne peut que se perdre en un temps
improbable

J’ai le désir, ne serait-ce qu’un moment,
d’un climat plus salubre,
d’une place quadrillée de soleil
où les hommes tiendraient debout dans le silence,

aiguilles immobiles
résolvant l’équation des heures

Je voudrais sur ce banc de fer forgé,
aller m’asseoir
pour lire à l’ombre un livre, l’ombre puissante
des verts âhuacuahuitls 

De la terrasse surélevée d’un café de jade, porter
mes regards vers les ruelles
à petits pavés ronds sans voitures ;
vers les fleurs orange qui percent du feuillage
des flamboyants,
couleurs des bougainvillées,  jacarandas,
acacias où jouent les écureuils ;
vers les bouquets de ballons de polyester
de rose et d’argent

Je voudrais en faire le tour,
m’en aller discourir avec lenteur, reconnaître
chaque point cardinal sous le ciel bleu,
et pour finir m’approcher
de cet espace interdit ou presque – si n’étaient
les enfants, là à trouver le passage –
colonne musicale décorée,
kiosque désert légèrement décentré
qui s’anime

lorsque la nuit met en scène le son
inventeur de demain






Déroulé

Chemin, l’écheveau du chemin se dévide vers la gauche, inaperçu parmi la poudre des rochers, des écailles anguleuses hérissées de touffes de pins sauvages, une forme peut-être et vague un rêve de dragon dans la brume

De biais l'emprunte un homme que suit le plus petit des hommes son portefaix

Au détour d'une paroi de papier (elle s’évanouit de blancheur, la tête fière) la quille d'un village surgit dans le clairsemé des baumes, le désordre des nuées

Est-ce un casque, des bois râcheux de guerrier qui s'avancent, des toits peints de sang courbés comme des sabres ?

Terrés de frayeurs dans leur nid de chaumes et de branches, les hommes disparaissent, ne se voient plus ; rien ne se voit plus que la peur

Les buissons crissent d'aragnes. Le pinceau a tracé dans le ciel déchiqueté d'orages, tout un jeu de plans effondrés involontaires, de plis dans l'air, d'œils‑de‑kami, de froissements

Sous les arbres noircis qui l'ombragent, le chemin, c'est aussi parfois la fraîcheur du ruisseau, le lait d'un serpent dans les anfractuosités de la terre, un enfant, un vieillard aux longues manches traversant le pont de pierres

C’est une rampe qui s'incline, un rideau qui coulisse et qui s'ouvre, une autre vue, des branches qui percent à même la roche fleurie. Le damier des joncs envahissant l'espace des eaux plates

Jusqu'aux mâts détourés, jusqu’à ces quelques pavillons frais badigeonnés ; les hommes s'affairent, marchandent sous l'auvent ; une barque se perd dans les vapeurs du lac


Refonds.001.Solitudes.(00-11)

Les portefaix se lassent
et leurs bras abandonnent les fardeaux
balots de jour ficelés dans de mauvaises toiles à matelas
Les quais s'étirent
et ce sont de longues dalles de hantise
pavés-fantômes
dont chaque aspérité est le souvenir d'un os

Michel Leiris
Savannah, Haut mal (1943)

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte