Vauverts
*

Partir



Il est trois heures. Dans une chambre aux limites de la ville, quelqu'un s'éveille. Il faut se lever. Les paupières sont lourdes et les rêves battent de l'aile. De nouveau, les doutes qui poignent

Mais il est trop tard, c'est l'heure. Couper la sonnerie, en silence et dans le noir, se lever, s'habiller

Hier, on a rempli le sac et consulté les cartes. Vérifier qu'on n'a rien oublié. Entrebâiller la porte en silence et partir…

Quand le coup de vent et la pointe du jour sépareront ciel et terre, ligne bleuissant, là-bas, près de la haie lointaine

Nicolas de Staël
Paysage du midi (1953)
Grand Cahier.591.Révolvie.005.Vauverts.00 « ... »



Bords de Meuse



Bien ancrée
aux vignes du soleil, la rivière est aussi paisible, entre ses deux talus verts que la tranchée du canal

On passe au-dessus puis au-dessous du pont
On est pris dans les nœuds du village On s’interroge, va-t-on démêler le mystère On ne se prendra pas la tête, malgré le contredit des cartes

Piégé entre quai et parapet, ici perdu là retrouvé, indécis en lévitation pétaradant

on est sorti quand même au final, grimpant avec difficultés par des tunnels
Ah qu’il est beau le pays
sur les bords de la route haute des alpages

Modeste-Jean Lhomme
Bords de Meuse (entre 1906 et... 2006)

Grand Cahier.558.Révolvie.005.Vauverts.01 « ... »



Transition



L’heure a mûri bientôt va se jouer un beau match

Ils vont se battre sans vergogne entre les mâts. Jeu de nuages – ou jeu de go, et dans nos stratégies, des plumes de canard

La patrouille a zébré le ciel dans un vacarme tricolore. Clignement des lumières, les jaunes les rouges mais aussi les bleu-rose. Le bout du quai nous lancerait-il des signaux ?

Voyez comme ils insistent. Les silhouettes des grands arbres nous surveillent, aux alentours du lac

Il faut toujours les vénérer du coin de l’œil…

Raoul Dufy
Deauville (1938)
Grand Cahier.559.Révolvie.005.Vauverts.02 « ... »



Calcarine



Des deux côtés de la route les blés jaunissent
La terre est un plâtre gris en train de sécher
Il y a à toutes les branches des fruits rouges
Les haies s’enchevêtrent de métal et de baies

Dans la campagne profondément je m’avance
Je pousse à la roue jusqu’au plan de Savonnières
Jusqu’au scintillement des eaux calmes du Cher
Où s’appuieront sur le vent les plus sombres gabares

Il me prend tout d’un coup l’envie de m’arrêter
Immobile, non loin des coteaux, dans les grottes
L’envie de voir, goutte après goutte prendre forme
La robe cristalline des menues objets

Félix Vallotton
Soirée sur la Loire '1923)

Grand Cahier.563.Révolvie.005.Vauverts.03 « ... »



H



J’aurais dû me douter de la nécessité d’un guide à l’évasion !

J’irai sans peur, j’irai quand même.
Je monte dans un tube rudimentaire que des vapeurs essentielles sont en train de remplir, un tube gris d’une époque cinquan­tenaire qui traversa les Sahara

Trente kilomètres…   une heure, mais ce n’est que le frigo, il a grillé l’alternateur…   Dans quoi suis-je donc em- barqué ?

Un diable rouge se balance à la fenêtre. Il me gâche la vue ! Allez, j’irai sans peur

jusqu’aux rives du Danube dans la fureur des bielles

Comme ils sont gros, ils sont avides, et se jettent dans vos bras, attaquent l’épaule ou la cheville. On entend qui bourdonnent des péniches

J’irai quand même,
photographiant des tracteurs verts, montant jusqu’au lac haut perché (perdu dans les Tyrol)

Ronde est la boule avec une boussole et pour gâcher le tout, un temps à déchausser les pneus
René Magritte
Tracteur vert
(1965)
Grand Cahier.565.Révolvie.005.Vauverts.04 « ... »



Ce que c'est que le sens



Si cœur premier tourne dans le sens d’une montre
au point x des engrenages paradoxaux
dans quel sens, cœur second tourne-t-il ?
S'il diverge où va-t-il

de droite à gauche
et de bas en haut ?

Vous brûlez aussi bien
que mil trois cents voitures

Mais si cœurs
vous vous enflammez dans les banlieues,
dites-vous – qu’à la tangente alors –
on vous aime…

František Kupka
L'Acier Travaille (1927)


Grand Cahier.568.Révolvie.005.Vauverts.05 « ... »



Déblais



Relais bleus, filets violets, gaine bakélite
Langue de terre morte, poutrelles et feuilles
Sucre des bétons électriques qui s’enfuient
Qui s’alignent sur les rails, ou talus qui monte

TGV flèche de biais, verte
Dans les clues des eaux et des cages
Des bricolages sur les prés

Des bouts, du fond des bois, des sons
à la belle ordonnance, grondent
Furieux, des lointains qu’on entend

Derkovits Gyula
Háztetők (Toits - 1926)

Grand Cahier.569.Révolvie.005.Vauverts.06 « ... »



Habiter



Chaque jour on s’égare un peu plus
À suivre des chemins de traverse

On va, on avance sans savoir
Chacun souhaite rentrer chez lui

Qui le veut peut bien croire
Dans les lointains du monde,
Oublier d’être ici

Pourtant c’est bonne chose
Que de vivre au plus près
Du bleu des origines

Mais qui sait ce que c’est que de vivre
Lorsqu'au froid de la roche, la terre
En ses hautreurs est neige et se perd

Lita Albuquerque
Particle Horizon (2014)

Grand Cahier.577.Révolvie.005.Vauverts.07 « ... »



A piece of evidence



est une absurdité
Une évidence est un jour une clarté.
Est clair ce qui est délimité.
Le soi est la définition de la vie.
(Un intérieur, un extérieur – une limite
Mais il n'y a pas de parenthèse finale !
L'infini est sans limites.
Dieu n'est pas clair !
L'existence...
À plus forte raison
La sienne

– Et je parle des raisons du langage, de

Ces mots,
Ces pièces à conviction, de quoi
Ces morceaux de preuve sont-ils ?... une évidence
De quelle évidence
Parlent-ils ?!

Car il n’est rien dit de nouveau,
Le temps
est envie de rester à vif, rapide et constamment dans le repos de la lumière

Pour ne pas décrocher du dehors
Sans cesse il faut sauter
par-dessus le Néant qui nous guette

est envie de rester soi-même
Le temps,
l’invention de la vie qui veut rester sur la vague
La vie,
l’invention de l’amour qui se donne la vie, et sa vie donne, pour rester dans la rumeur
Le temps,
l’invention de la mort, la vie luttant contre la vague, la vague qui déferle
Jusqu’à la fin des temps

(pour Maud)

Yves Tanguy
Divisibilité indéfinie (1942)

Grand Cahier.581.Révolvie.005.Vauverts.08 « ... »



Aiôn



Ce temps que nous construisons
dans notre courte existence, qu’est-il donc

face à la mer
immensément improbable,
l’instant qui clapote dans la nuit –

Mer sans temps sans lieu sans bord,
qui jamais n’a commencé,
qui n’en finira jamais

Je voudrais que brille ici…
mais que peut bien vouloir dire – vouloir,
au sillon creusé des peines –

Comme une fleur éphémère,
une lueur de luciole
disparue dans l’instant même

Il y a quelque chose avant l’un qui n’est pas rien,
mais l’avant et le quelque chose sont de trop

Zao Wou Ki
Le vent pousse la mer (2004)

Grand Cahier.582.Révolvie.005.Vauverts.09 « ... »



Le reste e(s)t la question



L’aube est à peine achevée que déjà
un flot de questions m’envahit

Le soleil se couche la nuit s’avance
Il n’est plus rien tout est banal

Qu’y a-t-il entre-deux ...

Allez
dîtes-moi ce qu’ils sont les nombres ?
Dîtes. Pythagore à Crotone

Nerfs et cerveau d’Alcméon dîtes-moi

Ce que c’est que l’immense
Ce que c’est que l’aiôn

Vraiment
a-t-on jamais pu le comprendre ?

Alcméon (à gauche) et Pythagore à Crotone
Ludovico Graziani (1991)

Grand Cahier.585.Révolvie.005.Vauverts.10 « ... »



Dis



Dis-moi, enfant perché
Là, sur le dos d’un homme,

Pourquoi se cache-t-il
Le douroucouli
Des écorces noires ?

Sans fin, relégué
Au clair de lune Il
Chante et nous rappelle

Par ses milliers de cris
Les rapaces qui dorment

Douroucouli
Michel Guillet
(2015)

Grand Cahier.587.Révolvie.005.Vauverts.11 « ... »



Ressac



Aux barreaux de l’échelle
accroché, incertain
du temps où nous vivons –
Écoute les bribes qui montent,
la phrase qui découvre

– emportées comme akène
au fil du vent (voici

le vers qui sera oublié...
Il est si court le temps
qu’il nous est donné de vivre
Cette batture est l’estran pour la vague
entre deux paquets de mer

À peine a-t-on compris
que déjà, il nous faut disparaître

Nicolas de Staël
Plage (Paysage)
1952

Grand Cahier.588.Révolvie.005.Vauverts.12 « ... »



U



plus
tu écriras le mot
univers
sur l’ensemble du ciel
moins tu en percevras
la lettre

tu auras beau de ta flamme
en déchirer le tissu
tu ne percevras rien du monde
qu’une déchirure

l’immensité
de l'univers (qui incessamment) se creuse
nous échappe toujours

Camille Flammarion
L'Atmosphère Météorologie Populaire (Paris, 1888)
Recolorié 2015

Grand Cahier.590.Révolvie.005.Vauverts.13 « ... »



Au jour d'hui



Je dis qu’il faut être... Veillant
professeur de sensualités

Réveilleur des émotions d’une âme endormie

Babillard remuant bras et jambes
dans le berceau de la nature

Je dis qu’il faut aimer aussi
la paisible férocité du jour

comme des nuits

Le jeu continu des couleurs
La profondeur de l’infini

Les beautés diverses du monde
La lumière oubliée qui montre

des Espaces, inconnus

Le lieu de notre jour et notre unique vue

Robert William Buss
Le rêve de Dickens (1875)

Grand Cahier.600.Révolvie.005.Vauverts.15 « ... »



Sisyphe



Un poème n’est jamais rien

– mais la plupart du temps, je roule une pierre, j’ai des soucis, j’ai mes affaires. Des petits riens ; je m’en occupe, sans y penser… ou bien je rêve. Et puis j’écris. Cette chose qui va naître, comment pourrait-elle naître et n’être jamais rien ?

Mais les raisons sont difficiles à démêler, les raisons d’être et de les associer à l'autre

Comme il va, comme il passe est un grand mystère

Et cet être cet autre, qui en est l’auteur, est-ce moi est-ce toi, improbable lecteur ? Quand j’écris j’ai toujours en tête un autre qui me lit, et voit mes fautes, là, au lieu-dit à l’insu, m’empêchant d’aller bien ou mal où je voudrais…

Et plus tard quand tout est terminé, j’essaie d’oublier mes écrits pour laisser l’autre y revenir, me lire en toute inconnais-sance

Mais chaque fois, il y a un rien, un petit rien d’être, un quelque chose qui ne va pas. Il n’est jamais content, jamais !

Je change alors, ajoute un mot, un mot que je regrette un autre. Et recommence… à l’infini

Il faut pourtant qu’arrive un jour – Ai-je échoué ai-je réussi ? où je ne puisse plus jamais, où je ne puisse plus changer quoi que ce soit

Il est en moi, dans tout mon être comme un tatouage indélébile, il est en moi la chair du monde
André Masson
Le mythe de Sysiphe
(1926)

Grand Cahier.622.Révolvie.005.Vauverts.16 « ... »



Paroles



Tout proverbe a ses limites,

certains disent qu’il vaut mieux
parfois se taire – soit dit
le silence est d’or,

mais d’autres les entendant
affirmeront à l’inverse
la parole est d’or –
est marquée du sceau de l’or –
inscrite en lettres d’or, oui

c’est vrai, mais alors
il faut lire entre les lignes
là où il n’est pas de mots
mais des blancs ou des silences
ou l’absence d’une lettre
sur le clavier ‘azerty’
d’une Corona

Pour ma part je pense
que la poésie est l’or
des mots (
saisis en plein vol...
qu’il faut tamiser longtemps…
pour obtenir à la fin…
une pépite)
qui sera de silence ou
d’ébahissement

René Barranco
De l'or et des mots (2017)

Grand Cahier.631.Révolvie.005.Vauverts.18 « ... »

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte