Souffrir non souffrir


Triste nous sommes triste d’expériments, dans l’ordre infini des raisons, l'homme de notre époque est triste, plus triste qu'un Philerme, trop voulenteux à tout aspre martyre

Il n'est femme née femme qui ne soit homme qui ne se dise vouloir être pomme lisse comme jardin violat mais décidée oiseau sans ailes et dans l'attaque oiseau terreux

N’eut-il pas mieux valu traiter d’un autre événement, toute sûreté et paix brisée, que les temps révolus gâter sa chance ?

Il n’est plus bords de Saône d’herbes et de joncs, ni feuilles-cheveux, ni blanches mains-rameaux pour finale- ment non faire cette saulaie

Edvard Munch
Jeunes filles sur un pont
(Pikene på broen - 1901)

Grand Cahier.272.Dispersions.002.Vulnéraires.01

Morsures


Par quel matin touffu comme lame de chiendent, le pré bossu, j'y vais jusqu'à cet arbre, jeune d'un an, droit, la jeu- ne jambe, et glacé, me suis-je tôt levé ?
Ne saurais dire

Il fait si frais, j'ai mal aux dents, la pomme est sûre mais succulente. Croques-y, jette l'étoile. Le corbeau vient, tu le connais

Le soleil chaque jour saute le mur au même endroit, il tranche surprises les ombres. Simple d'aller comme ça de son panier, les joues rouges, l'aube fumante à la bouche, de sa nasse d'osier ramassant les plus rondes

Egon Schiele
Vier Bäume
(1919)

Grand Cahier.271.Cahier bleu-vert.002.Passages.16

Elle se déroule toujours pareille


Avons marché dans le grenier bon vieux tapis – tourne tourne – piétiné il en a vu sa trame est élimée un pas et deux trois pas se pousse de ce livre pleine page quelques lignes de cet autre qu'ils sont drôles additionnons dessous j'entends ça craque les lattes du parquet va ressortir la bale des moissons ah oui autrefois on y blutait des mots

Marlène au disque noir – tourne tourne – sa chanson piquée comme breloque à dévider le temps du début de l'ombre jusqu'au toit un réseau de bruine lentement s'étire la colline grimpe chair de flouves chair d'ivraies c'est jambe longue la seule herbe

Qui s'étonne à main gauche le soir d'un crevé d'ocres et de violets passé de mode trop de masse les nuages et le pré bien trop luisant avec de vieilles choses dans un coin tout ce qu'on jette et qu'on oublie ces barbelés le volant de fonte est immobile les carcasses sont figées – tournera plus

Lili Marlène
BnF Gallica
Édition 1959

Grand Cahier.270.Cahier bleu-vert.007.Parages.17

Le bois de sa tête...


Le bois de sa tête, après des siècles, penche. Casque de biais, cuirasse faussée, fils dormants. L'épée tombe des mains, la rondache inutile. Clouée, les bras ballants, toute de cuivre, la marionnette sicilienne, comme déhanché sca- rabée dans le jour vert

Des ruines d'Agrigente, l'un sur l'autre versés, deux cha- piteaux mêlent à l'acanthe un fouillis de lierre. Une sauge rutile. A propos de légende, la lucarne s'enflamme

Jusqu’à disparaître pour nos yeux lisons les pages d’histoires et de féeries, le toit sera le dernier carré d'om- bres. Sommeil sur des coussins de laine, rouges et bleus de mille nuits

Pupi-cavalieri siciliennes
(XIX siècle)

Grand Cahier.269.Refonds.003.Ighizan.01

Dernières messageries


Rouge c'est un colis, l'adresse est au grenier du soir. Le timbre et le cachet lui disent des rivages
...les huppes du vent qui s'en vont, des rêves qui tour- noient, des lieux remplis de voix, des chuchotements, des bribes lointaines...
lui disent la mer, emplie de naufrages, la mer sans ces- se réinventant le ciel sur sa hanche

Grimpé sur l'escabeau, le soleil a penché sa tête, sa tê- te ronde à la lucarne. Les jouets s'abîment, les plus beaux

Que veut-il voir ? Que les ombres s'allongent ?

...les eaux lancinantes des tours, des roues de bois, les douces caresses d'objets, les peluches, des fantaisies d'as- semblages aux endroits de la ville...

Pierre Alechinsky
Série Odessa Mama 3,5,7
(1994)

Grand Cahier.268.Dispersion.005.Vulnéraires.13

Domaine


Si je pars mon ami, n'en fais pas de chansons

Fourbi serré, la malle close, rien n'y manque
Ni l'habit vert ni l'or. Je te salue ! car tant qu'
A faire un choix, j'ai ma varenne et me suffit

Amour, au loin m'emporte, laisse la guitare
C'est un sillet, la nuit la haie qui nous sépare ;
Ce que siffle la faux, ce que chante le puits

Va craindre que le feu ne se mette au buisson

Sur le manteau le fusil dort. La crémaillère
Y tient le pot, cuisent les mots, la jardinière
A de ces gousses parfumées à savourer !

Je n'invente d'amours qu'au lieu de ma pâture
Je découvre et bâtis. A chacun son allure
Qu'importe si je pars, à quoi bon les regrets

Antoni Tàpies
Dues mans assenyalant
(2011)

Grand Cahier.267.Cahier-bleu-vert.003.Perditions.14

Que dit la nuit...


 Que dit la nuit
Des feuilles mortes ?
L'année passée, celles d'avant
Pourrissent au fossé. J'ai tant
D'amis perdus de toutes sortes

Que dit le jour ?
Que dit la forte amour des mots
Qui va chassant de par le pré
L'arme du temps taille des ans
 La chair à l'os

Cédric Le Corf
Souvenir de la villa Médicis
2015

Grand Cahier.266.Refonds.009.Contre-feux.01

Ville-mère


Je n'entends pas délivrer au tout venant l'adresse de ces lieux qui me sont chers. Faites un effort,

Trouvez-la, trouvez-les, trouvez les vôtres…

Prenez ces marches et montez, montez toujours. Un point domine un autre point que domine une tour.

D'un parvis au surplomb d'une place, d'une rangée de toits qui s'étagent à une autre, du champ de foire aux gra- dins de l'église, c'est une géométrie de nuages, un bouquet de remparts.

Vous ne verrez aucun cadran sur les façades, à quoi bon compter les heures.

Si le souffle vous manque, allez-vous reposer dans les Jardins Publics, contempler leurs cascades de verdure que le temps dégrafe, leurs robes de calicot pillées de soleil.

Le vent décoiffe, emporte les chapeaux mais, si la curiosité vous gagne, laissez-vous mener par les plaques des rues, par les hasards et les détours,

Il y a beaucoup à voir près de ces hôtels très anciens – des fontaines, des porches – des passages percés dans la masse épaisse des murailles, des meneaux armoriés, des tourelles murmurantes où les siècles s'accumulent, dor- mants, débris épars, côte à côte

Egon Schiele
Die gelbe Stadt
(1914)

Grand Cahier.265.Cahier bleu-vert.004.Scories.07

Le pré


Une feuille est posée dessus la table
Elle est aussi petite que le pré

Sur le pré est un arbre à grandes branches
À feuilles et branches, beaucoup de feuilles

Ensemble elles forment une masse obscure
Une sombre frondaison dans la nuit

Au milieu de la nuit il y a une chambre
Et par la fenêtre, une lampe, beaucoup d'ombres.

Il se peut qu'il s'en dégage parfois
Après beaucoup de temps, une lumière

Petite comme une eau qui veut sourdre et
Qui dit les mots qui sont feuilles et branches

Sous la lampe de lumière, une feuille,
Beaucoup de mots dessus, le pré dehors

Bien dense d'herbe rase et tendre gorgé d'eau
Le pré bâti, ho… finement articulé

René Magritte
L'empire des lumières
(1953)

Grand Cahier.264.Cahier bleu-vert.004.Scories.12

Déambulation


Contournons quelques bosquets –
il y a de la caillasse, l'ai-je dit ?
de la boue et de fines ornières.
Quel passage qui suinte d'un brouillard d'hiver !
ainsi que la marque d'un doigt glissé contre une vitre –
bien d'autres fouillis variés de tiges.
Ce que c'est que la vie !

D'ailleurs, voyez,
parmi les longs roseaux,
ces coquilles, ces pétales qu'une fauvette y déposa
comme une chute de ciel bleu léger

et, plus loin, voyez
l'épaisse nappe de lentille
où se plante une forte fleur grenat de julienne.
C'est unique à dire
un marais comme ça, cingriesque

Chaïm Rosenthal
Nature XI
(1938-2012)

Grand Cahier.263.Refonds.006.Verger des eaux.07

Prisme


N'avons-nous pas jeté trop de fois le filet pour espérer sortir des mailles un poisson vif ?

A la recherche neuve d'une image, n'avons-nous pas tourné le prisme, et trop de fois ? Continus, délabrés, (couru notre bocage) les bords de nos routes ombragés, les murs qu'envahissent les ronces, nous les longerons encore sans y rencontrer rien que nous ne connaissions déjà.

Il arrive pourtant, qu’à telle taille un jour, s’anime le miroir. Que l’œil s’y prenne c’est peu de choses. Mais son idée, et si vague, et la démarche.

Marcus Ormea et Cornelis Claesz. van Wieringen
Pêche miraculeuse
(~1625-1630)

Grand Cahier.262.Refonds.006.Verger des eaux.06

Météore


Avant que d'entrer tout de go par la fenêtre avec ces yeux de loutre vive, tes toques du vent, tes fourrures, laisse ! que je tourne la tête trop soudain
Le temps

Je te salue, sort incertain du soir qui sombre. La boîte a roulé du monde empli d'un bruit d'os

L'aurai-je aimé l'éblouissante eau bleue du ciel, solide sur les toits sonnant comme bille qui bondit, et tant, qu'aux pavois de la fête je te hisserai
Météore !

Albrecht Dürer
Melencolia I
(1514)

Grand Cahier.261.Refonds.003.Ighizan.00

Fuir, où donc fuir...


 Fuir, où donc fuir, l'ami Blaise ?
De Pevek à Butembo
Dont ne fit la périégèse
Ni toi, menteur ! ou Larbaud

 Car voilà des solitudes
La terre ronde et les trains
Stoppés là de lassitude
L'ombre à l'homme qui n'est rien

Zao Wou-Ki
Paysage au soleil
(1950)

Grand Cahier.260.Refonds.009.Contre-feux.02

Regrets


On a remisé le jour au placard à l'heure où je vous parle, jeté bas la veste

À force de travail, les copeaux sont tombés. L’espace est dégagé mais la forme produite, fut­­-elle bien décidée ?

À force de vouloir, sais-je encore si je sais ?

Il faudrait oublier, recommencer dès le début, mettre ses pas dans les pas déjà passés, éviter d’avoir connu,

dévoiler à nouveau le grand jour

Serge Plagnol
Paysage de Pan avec stèle
(2008)

Grand Cahier.259.Dispersions.001.Baumes et regrets.03

Sur un fond de Goya


Dérisoire, parmi les tourets de la vie, de déhanche- ments, les passe-pieds en robe tarlatane, blancs noirs, chiffons variés, chapeaux à cornes, plumets rouges, étoles et galons, sous les drapeaux qui rient, qui grimacent, et braiments de bardeaux à souffler les cieux

– tous actes, ces mains souillés qu'on frotte à l'oubli de la touaille ; et dans la nuit terrée des regards et des bouches

Sont-ils bien essangés par la pluie ? les froids carrés du marbre où, priant, se jettent chrysanthèmes d'automne et regrets

Peut-on l'oublier l'ombrelle verte, ce jade à votre joue qui faisait comme un papillon d'eau de lumière

Francisco de Goya
El quitasol
(1777)

Grand Cahier.258.Cahier bleu-vert.003.Perditions.06

Le ciel se dégage


Va-t-il se débarrasser de son sac bleu d'ombres,
en un han un coup d'épaule,
notre charbonnier soleil ?
de son couteau déchirer les peaux de l'orage

Je laisse la fenêtre ouverte, rideau vole,
et toi le beau jour, lis
le carton du bal. Tes bras battent ta joie.
La terre est verte et d'eaux par toutes les collines, ronde de la chair des végétaux.
Comme un album de souvenirs au loin,
j'aime un village.
La place jaune se blottit sous les vieux ormes

Maria Elena Vieira da Silva
Sans titre (1951)

Grand Cahier.257.Cahier bleu-vert.002.Passages.17

Leurs visages mêlés


Étrange et froide statue jaspée du jour qui regarde au travers du carreau de ma fenêtre.

Un éclair a claqué. C'est une poudre,
un vol de vieux soleils
contre le mur noirci d'en face

Les obus d'hier l'auront oublié, je pense

Comme il est calme ton sommeil sous le grand jour. Comment peux-tu dormir ?

si les toits quittent l'ombre,
si la ville a rejeté les draps.

La terre est visible bientôt,
franche vers la haie d'aubépine

Henri Matisse
Roses à la fenêtre
(1925)

Grand Cahier.256.Cahier bleu-vert.006.Retrouvailles.12

Le temps surpris


Ah ! Le bel air parfumé du petit sentier, ton emblème où chante la grise, la tourterelle, si précaire si têtue la ligne d'argile à son âme hésitante, et tant de joies, d'efforts avant cet échappée

Chante la chanson fidèle et danse

C'est bref, écoute, regarde, de trop de brusqueries tu gardes la mémoire. Entre deux ciels d'orage, l'oiseau chiffre les soleils prochains

Et le cœur patiente, et le cœur s'atourne. Sur les campagnes sonne le pas. Au levant d'une force un monde se rassemble

Paul Klee
Der Hirsch
(1919)

Grand Cahier.255.Cahier bleu-vert.002.Passages.15 (Cf. 627)

Fugace est le visage des sentiers


Il suffisait de suivre une ligne incertaine, ocrée pou- dreuse, bordée de loin en loin par des lieux frais couverts

L’esprit, sans y prendre garde pouvait en continuant, vi- der ses poches
Tu ne poursuivais rien, tu ne voyais rien
venir si ce n’est ce remuement de feuilles d’une rapidité extrême, un bondissement du cœur
et l'espace aussitôt qui se rétablissait

Des mots se nichaient sous ta langue comme un village tranquille

Le matin est ouvert de tous les côtés à la fois et refermé sur lui-même par l'humidité des grands arbres de la nuit, tu prends la route familière qui sort du bourg. Tu suis les traces en V des tracteurs, le bosquet emmuré, le calvaire

En tournant vers la gauche, il y a trois grands bidons de zinc près de la barrière,
tu soulèves le bouchon de l’un d’eux
et déverses dans le pot
cinq bons litres d'un lait fumant et crémeux

Dans le ciel immense, tu retrouves la vigueur tissée des hirondelles

Plus tard dans la nuit, sous l'éclairage de la table de travail les uns après les autres s'afficheront,
volant comme phalènes
la multiplicité des signes d’une même parole – ton envie de tout reprendre était si forte –
le jeu des lettres en bleu posées dans la blancheur

André Lemaître
Route de Troarn
(1952)

Grand Cahier.254.Cahier bleu-vert.006.Retrouvailles.00

Vieille mère...


Vieille mère, aujourd'hui, que dis-tu ?

• Le genou me fait mal. La charge est trop lourde. C'est des sueurs et de ronds boulets noirs qu'on ressort à pleins seaux

Et la vie ?

• Aime pas la fileuse, elle nous a

Qu'elle est belle pourtant !

• Eh bien, cours-y donc !

Nicolaes Maes
De spinster, 1652-1662

Grand Cahier.253.Dispersions.001.Baumes et regrets.14

Qu'elle


Que soit le sol creusé
noir empli des fioles d'Yquem,
la sainte bave des
Montagnes de Reims,
et des Nuits, qu'elle,
au milieu du pré veuille fragile,
sur le haut d'une échelle de larmes,
être pour cueillir à l'arbre l'orange,
avant que d'avoir oublié
et son nom et l'endroit,
les pierres fleuriront
mais du ciel gravés

Paul Klee
Treppe und Leiter
(1928)

Grand Cahier.252.Cahier bleu-vert.002.Passages.19

Pavois du temps


De la courtine aimée d'ombelles si, comme choix de pacotilles, et friand, ton rire épelle un plein midi de songes, au balcon c'est
La balle qui bondit, jusqu'au champ, jusqu'au bois. La route sonne, fringante du soleil sous les sabots

Le goudron fume au bât de noisetiers

Libres armes d'azur, les mots s'envolent. La barque sur le lac a chaviré, croulant ses ors des coffres du plaisir

Beaux yeux qui se tournent
A telles accordailles, sachez qu'on nous invite. Va la croisée nous y offrir un fugace bouquet d'asters, une dou- ceur noisette, un cœur

Nous porterons l'habit
Le vrai de gala tissé d'un paon du jour

Paul Klee
Der bayrische Don Giovanni
(1919)

Grand Cahier.251.Cahier bleu-vert.002.Passages.14

Parmi le monde les couleurs


Primidi, ah ça ira, ça ira...
Reçois carte blanche, citoyen, va, brûle, fait feu de tout bois, marque d'une poudre
Les habits d'or de beau ciel

Le sang versé du-t-il couler à même la rivière, eau qui longtemps calme s'avance et traîne lisible un fouillis de glaïeuls
N'en porte pas le deuil

La paix remise, les horloges réglées, il convient de bâtir. Aviver les poutres au plus haut, le temps va s'y loger. Puisse tenir un fin lamé de pierre ainsi qu'une réponse

Verte est la mer hantée de ton pays

Calendrier républicain
(1792-1806)

Grand Cahier.250.Cahier bleu-vert.006.Retrouvailles.07

Elle est vivante ici...


Elle est vivante ici la retombée, sur le seuil de cette porte, le soir venant

Il n'y a plus de refuge que le silence, il n'y a plus de lieu que dans l'oubli

Comme un tapis venu de Tabriz et signé dans le kilim, noué au centre de la soie

Parties d’un médaillon à seize lobes, des formes rondes contrastées de motifs géométriques, des arabesques florales ornent un fond bleu pâle

S’ensuit la rouge vigueur sans le velours des bords

Comme un bruissement de paroles, une pelletée de terre, une musique inattendue

Note absolument fortuite qui déchire, qui détend la dernière corde des jours et qui nous jette dénué de sens au dehors

Tapis de Tabriz

Grand Cahier.249.Dispersions.002.Vulnéraires.05

Le musement de Perceval


L'oie blessée au cou avait saigné trois gouttes de sang qui répandues sur le blanc lui semblaient naturelle couleur.

Perceval vit les foulées de neige que l'animal avait laissées et le sang qui encore apparaissait.

Il s'appuya dessus sa lance…
– Celle fraîche couleur me semble être du visage de m'amie !
Tant il y pense que tout il oublie.

Était ainsi, à son avis, le vermeil sur le blanc posé comme les gouttes de sang qui sur le blanc apparaissaient. À regarder comme il faisait, il vit les couleurs nouvelles du beau visage de sa mie.

Perceval sur la goutte muse et toute une matinée resta ainsi
Qu'hors des tentes sortirent écuyers qui, rêver le virent, et crurent qu'il sommeillait.

« Fresque du printemps » de la Chambre Delta 2
à Akrotiri, Théra-Santorin 1600 av. J.C.

Grand Cahier.248.Chrétien de Troyes.001




Le musement de Perceval

La gente fu ferue el col
si seinna .iii. gotes de sanc
qui espandirent sor le blanc,
si sanbla natural color.

Et Percevax vit defolee
la noif qui soz la gente jut,
et le sanc qui ancor parut.
Si s'apoia desor sa lance, ...
Que la fresche color li sanble
qui est an la face s'amie,
et panse tant que il s'oblie.
Ausins estoit, an son avis,
li vermauz sor le blanc asis
Come les gotes de sanc furent
qui desor le blanc aparurent.
An l'esgarder que il feisoit
qu'il veïst la color novele
de la face s'amie bele.
Percevax sor la gote muse
tote la matinee et use
tant que hors des tantes issirent
escuier qui muser le virent
et cuiderent qu'il somellast.
L'oie blessée au cou avait saigné
trois gouttes de sang qui
répandues sur le blanc,
Lui semblait naturelle couleur.

Et Perceval vit les foulées de neige
que l'animal avait laissées,
Et le sang qui encore apparaissait.
Il s'appuya dessus sa lance…
- Cette fraîche couleur me semble être
du visage celle de m'amie !
Tant y pense que tout il oublie.
Était ainsi, à son avis,
Le vermeil sur le blanc posé
Comme les gouttes de sang furent
Qui dessus le blanc parurent.
En regardant comme il faisait
vit toutes les couleurs nouvelles
Du beau visage de sa mie.
Perceval sur la goutte rêve
Toute la matinée et reste
Tant ainsi qu'hors des tentes sortirent
Écuyers qui rêver le virent
Et crurent qu'il sommeillait.


Frairie du prince


Atome de midi jaune tulipe,
belle herbe offerte à la fourche des grand-routes, jeune ou vieux midi portant livrée, autour de la table, assoyons-nous, servie, surchargée comme une abondance des Flamands.

C'est les pains blonds, les fromages à la pie, les volailles poissons secs jambons, hanaps orfévrés et fruits en coupe.

Que jouissent les corps ! Que les voix s'y tiennent pour l'éternité ! dans les rires de vivre et le bruissement de guêpes

Joan Miró
L'or de l'azur
(1967)

Grand Cahier.247.Refonds.001.Solitudes.04

Wang et petit Wang, deux frères chinois


Depuis lors, tourne la meule au fond de l'océan, tourne et continue de moudre le sel inépuisable. Aucun poisson n'alla se plaindre, aucun n'y songea car tous ils vivent d'ignorances…

Wang était riche quand son frère n'avait rien. Il avait accaparé tout l’héritage de leurs parents. Croyez-vous qu'il en fut satisfait ? !

Envieux, possessif, avare, il n'en avait jamais assez. Il apprit que Petit Wang, son frère auquel il avait – tout net – refusé son aide, alors qu’il était dans l’embarras, possédait chez lui une pierre meulière aux propriétés étranges, une meule produisant du sel qui l’avait tiré d'affaire

Aussi la voulut-il. Et savez-vous : il réussit à l’avoir ! Petit Wang était la bonté même et respectait son frère. Il la lui donna, Wang la rapporta chez lui, l’étudia, mais très vite s’en désintéressa, et la poussa du pied

– Dès lors, elle se mit à tourner, elle moulut sans relâche. Le sel s'accumula, la maison craqua. Wang ne savait comment faire pour l'arrêter, il allait étouffer, il ne trouva pas d'autres solutions que de la rouler dehors. De la falaise dans la mer… depuis salée

Est-ce bien là le « fin mot » de l’histoire ? Eh bien non ! D’ailleurs en voici le début

Petit Wang était pauvre quand son frère avait tout. Économe par nécessité, attentionné, à l'affût de l'aubaine. Comme il rentrait bredouille de la pêche, il ramassa une meule usée « Ça peut toujours servir... » qu'un meunier soucieux d'une bonne et blanche farine avait jetée

Il la mit chez lui dans un coin de la cuisine et l'oublia

Un soir, il la heurta du pied par mégarde. La meule se mit alors à tourner, elle moulut sans relâche, le sel s'accumula. Le tas de sel grandit, grandit, grandit, grandit…

« Me voilà riche mais point trop n'en faut, comment faire pour l'arrêter ? » Il réfléchit, se mit à penser, calcula. Il eut une idée, soudain : il la retourna !

À partir de ce jour, vendant son sel produit à besoin, il ne manqua de rien, jusqu’à ce que...

Lu Yanshao (1909-1993)
Marée d'août à Qiantang
(1983)

Grand Cahier.246.Cahier bleu-vert.007.Parages.11

La porte...


La porte, elle a pour elle
une lumière à chanter,
porte et carrelage
(comme on lance le fil,
l'avenir est en jeu),
d'un côté puis le ciel,
palais de la poussière
et des toupies de vent

Il y va la tête fourrée
d'un mille des pailles,
l'enfant, siffle et se jette
à la route la droite sans bords,
lui, perdus les pantins,
ces tas qu'on dépenaille
en l'année révolue

Maréchal, il est temps et plus
de sortir les tricoises

Reg Cartwright
Album Bundles
(1975)

Grand Cahier.245.Cahier bleu-vert.006.Retrouvailles.13

Juillet


C'est dit, le ciel est lourd il ment, nous ne renverserons pas la tête sous les feux mouillés s'ils claquent dans la nuit peut-être en corolles éployées, cette fois encore, nous ne prononcerons pas comme la foule gaiement les ho et les ha qu'ils jettent en bouquets à leur grenaille tricolore

Nous irons nous terrer dans l’ombre. Visage enfoui dans l’oreiller, nous partirons vers le sommeil. Éteignez donc cette lumière :

« A demain, fusantes Bengales. »

Voilà des draps par la lucarne. Le temps est à la girandole, aujourd’hui. Le jour respire. Il reste une ou deux roues qui s'accrochent à l'humeur du bocage. La chaleur des nuits des chambres s'envole, s'épuise dans la fraîcheur du matin

Paul Klee
Orientalischer Lustgarten
(1925)

Grand Cahier.244.Cahier bleu-vert.002.Passages.13

Partage


Plus le temps poussera son wagon suivant la douce oblique du rail – « Chauffeur, largue l'attelage » et la vie s'en va, grincent les eaux blanches – irrémédiable à ce point d'inertie

Et plus je paraîtrai ton semblable

Ta façon de choisir, échelle et mesure aussi bien, toutes les choses que tu aimes et celles-là qui te révoltent, je ne peux rien en dire. À chacun son effort. Le butoir est au bout

Mais il y aura eu pour le moins – avant que tout s'effondre, la lutte et le maintien, avec l'arrière-plan de nos souvenirs assumés

William Turner
Pluie, vapeur et vitesse
(1844)

Grand Cahier.243.Dispersions.001.Baumes et regrets.02

Oiseau-machine


– Insère la clef dans la serrure et tourne à fond, de gauche à droite afin que le ressort se tende, il chantera, a dit l'empereur du Japon à l'empereur de Chine

– C’est un objet automatique presque parfait. Sa voix est régulière, son avance est très précise et sa cadence. Mais il lui manque, dit-il, un je-ne-sais-quoi ! Et si je voulais humblement te l'expliquer (le démonter, analyser le mécanisme et son réglage, comment sont joués les airs et comment ils s'enchaînent) vingt-cinq volumes n’y suffiraient pas, épais et remplis des kanjis les plus complexes

– Une chose encore – appréciable – compare avec l'original ! Quand il joue il brille d'or, comme bracelets, comme épinglettes

Un soir, le 366ème soir de l'année du rossignol alors qu'il répétait la même chanson pour la 1441ème fois de la journée, on entendit un "cric" venant de l'intérieur, quelque chose sauta : "clac". Les rouages s'emballèrent (tchoc, tchoc, tchoc) et la musique s'arrêta

Illustration d'un conte musical de Lionel Bord
d’après Le rossignol et l’empereur de Chine (1843)
de Hans Christian Andersen

Grand Cahier.242.Cahier bleu-vert.007.Parages.05

Les intentions affines


Ce que tu dis c'est simple c'est qu'il y eut un jour, hyso- pe en ce réduit quatorze rue de Lim., une tournure, un mou- vement de tête, surpris, nouvelle, une vue, et de là, jamais plus lâchée, va débouler jusqu'au cèdre

Ne rien épuiser ni retenir, c'est possible. Nos amis vont parler, nous donnent des conseils. On les écoute car l'oreille est magnanime, mais les chemins s'ordonnent, mais l'ar- mature où trouve-t-elle son hermine ?

Le chant s'élève, les plumes volent. Mordu, ciselé comme à l'angle d'un soleil. Ne cherche pas, voici du pauvre et du fragile, nous sommes forts. Teinte au fond des poches la monnaie de l'empire

Vassily Kandinsky
Impression V (Parc)
(1911)

Grand Cahier.241.Cahier bleu-vert.002.Passages.12

Il se promène, il veut s'instruire...


Il se promène, il veut s’instruire. Il écoute les conseils, occupé des usages, de l'origine et de l'espace. De la ligne à l'horizon qui va s'ouvrir, et des jours, et des jours qui s'allongent…

Arpentant le bocage, il s'ennuie

Une ombre chante tout d’un coup et s’enfuit aussitôt. Farouche et solitaire, cachée dans les fourrés

Voudrait-il la mettre en cage, une cage dorée – comme le sont les sots petits moineaux qui savent y faire et n’ont pas d’ombre ?

« Je te dis que je veux, séduit, faire un pas ». De son bec elle aiguise les signes, file aux astres

J.-P. Claris de Florian, illustré
par des artistes japonais
(1895)

Florian, Le rossignol et le Prince
Grand Cahier.240.Dispersions.003.Envols au jardin.08

Les simples abords


Cette direction l'autre comme on s'y conduit vers le champ près de l’eau,
deux ponts soit de fer ou bitumé se recroisent, une baraque les surplombe, et ceci sous le ciel rondi bleu d'un feuillage

C'est à prendre au plus court. La terre est étroite sur laquelle il faut marcher. Le pommier de pommes jaunes s'anime, une chair s'effraie et s'enfuit. On ne sait plus bien. On serait presque ébloui quand passent sur de minces barques les rameurs

Paul Klee
Betroffener Ort
(1922)

Grand Cahier.239.Cahier bleu-vert.002.Passages.11

Dernier concert


La route s'encaisse entre deux gros murs sans apprêt, de bossage franc, surhaussés d'un empile-ment de briques
Pas une vue qui dévie, un goulet

On va la suivre puisque dit-on, la musique est au bout

Le portail est ouvert, il ne reste rien d’
Autre qu'une enseigne et ses pommes de flammes

Que le corps d'un bâtiment qui s'absente parmi les châtaigniers du jardin
Que la paille du silence dans les airs

Qu’importe, on va danser tout notre saoul, chasser au loin les amours qui tournent en rond

Paul Cézanne
La carrière de Bibémus
(1895)

Grand Cahier.238.Dispersions.002.Vulnéraires.07

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte