Dans le fourré


I
Les aveux de Tajômaru


… Ils prirent avec moi – je les avais convaincus – la direction de la montagne. Arrivé devant le fourré, je dis au couple que le trésor était là, enterré – qu'ils devaient me suivre :

L'homme aveuglé par la convoitise n'hésita pas mais la femme préféra attendre sans descendre de cheval. Sa réaction était compréhensible et de celle justement que j'espérais, tant les broussailles étaient touffues. Aussi je laissai la femme seule et m'enfonçai dans le fourré suivi de l'homme.

Le fourré était constitué de bambous qui s'éclaircissaient après une marche brève pour finir dans un pré entouré de sapins ; lieu idéal pour l'exécution de mon plan !

Je mentis à l'homme, lui désignant sous les sapins où trouver les trésors. Il se précipita. À peine arrivé, je le jetai à terre. Il était armé d'un sabre et paraissait robuste mais il fut pris de court et se retrouva, en un clin d'œil, attaché au pied d'un sapin.
La corde ?… Mais je suis un voleur, j'en ai toujours une attachée à ma hanche …
Pour l'empêcher de crier, j'enfournai dans sa bouche quelques feuilles desséchées de bambou.

Le travail achevé, je m'en retournai m'occuper de la femme ; je prétextai un malaise de son mari, elle s'alarma. Jetant sa coiffure, elle descendit de cheval. Je la pris par la main et l'attirai à son tour dans le fourré mais dès qu'elle vit son mari ligoté, elle poussa un cri et dégaina, vive, un poignard de son vêtement. Cette femme intrépide m'eut blessé au ventre si je ne m'étais promptement écarté. L'attaque était furieuse mais on ne la fait pas au fameux Tajômaru. Passé la surprise, je n'eus aucun mal, si inflexible qu'elle fut, à faire tomber son arme et à l'immobiliser.
Ainsi j'obtins ce que j'avais désiré sans commettre de meurtre… Oui, sans commettre de meurtre. À ce moment, je n'avais pas la moindre de raison de tuer cet homme.

Je m'apprêtais à m'enfuir du fourré, laissant la femme en pleurs lorsqu'elle s'accrocha comme une folle à mon bras. Je l'entendis, d'une voix saccadée, me dire qu'elle voulait ma mort ou celle de son mari. Qu'elle ne pouvait supporter sa honte en présence des deux hommes, que la mort est plus supportable. Et ce n'est pas tout, elle rajouta en haletant :
« Je préférerais m'unir à celui qui survivra. »
Aussi je fus pris d'un violent désir de tuer cet homme. Une obscure émotion m'envahit, je frissonnai.
Si vous me croyez cruel, c'est que vous n'avez pas vu le visage de cette femme, c'est que vous n'avez pas vu l'ardeur qui brillait dans ses yeux lorsqu'elle me supplia.
Une seule idée m'absorba dès cet instant, l'épouser. Et ne croyez pas qu’un instinct bas et licencieux en fut la cause. Je vous le jure. Si tel avait été le cas, je me serais certainement enfui en la renversant d'un coup de pied. Je n'aurais pas eu à souiller mon sabre de sang. Comme je contemplais la femme ainsi dans la pénombre du fourré, je pris la décision de ne pas quitter cet endroit avant d'avoir tué son compagnon.

Néanmoins, je ne suis pas un lâche. J'allais dénouer la corde qui le ligotait et le défiai en duel. (Cette corde, vous la trouverez d'ailleurs au pied du sapin, j'ai oublié de la ramasser.) L'homme dégaina aussitôt son large sabre et, sans prononcer un mot, se précipita sur moi. Vous connaissez le résultat. Inutile d'insister. Mon sabre lui perça la poitrine…
À la vingt-troisième reprise ! À la vingt-troisième reprise ! Le fait est admirable, personne jusqu'ici ne m'avait résisté plus de vingt reprises…

Comme il s'effondrait sur le sol, je me retournai vers la femme, le sabre ensanglanté, mais alors quelle ne fut pas ma surprise ! Quoi ?… Elle avait disparu ! Par où s'était-elle enfuie. Je la cherchai partout, parmi les sapins ; le tapis de feuilles mortes des bambous ne portait pas de traces ; je ne percevais que les râles de l'homme agonisant. Peut-être s'était-elle enfuie dès les premiers coups de sabre au travers du fourré pour chercher des secours. Cette fois-ci, je compris que ma vie était en jeu. J'arrachai le sabre, l'arc et les flèches et regagnai en hâte le chemin de la montagne, la monture de la femme était là qui broutait paisiblement.

Ce qui advint après cela n'a pas d'importance. J'ajouterai seulement qu'avant d'entrer dans la ville, j'ai vendu le sabre.
Voilà mes aveux. Tôt ou tard, je serai pendu, alors finissons-en, condamnez-moi à la peine capitale, dit-il avec arrogance. 

Guy Fouré
Appel à la prière (2017)



II
Confession au temple de Kiyomizu


Cet homme en robe de chasse amarante, après m'avoir violée, s'est mis à ricaner sous les yeux de mon époux qui était ligoté.
Il avait beau se débattre, ses contorsions ne faisaient qu'enfoncer plus avant la corde dans sa chair. Oh, comme il a dû m'en vouloir ! Instinctivement je voulus le rejoindre…
De toutes mes forces, j'ai voulu courir mais le brigand ne m'en laissa pas le temps, d'un coup de pied il me fit tomber. J’ai vu à cet instant précis, passer dans les yeux de mon mari, un étrange éclair. Vraiment étrange…
Je tressaille encore maintenant, à chaque fois que je pense à ce regard. Comme il ne pouvait rien me dire, il avait enfermé dans ce bref regard tout ce qu'il ressentait. Et dans ces yeux qui étincelaient, ce n'était ni de la colère ni de la tristesse non, c’était une glaciale lueur de mépris ! Ce regard me frappa plus fortement que le coup de pied du malfaiteur. J'ai poussé un cri, je crois. Et je me suis évanouie.
Je ne sais combien de temps il s'écoula mais quand je repris conscience, l'homme à la robe amarante avait disparu et mon mari était toujours ligoté au pied du sapin.
Je relevai péniblement le haut de mon corps des feuilles mortes et fixai de nouveau ses yeux, ils demeuraient inchangés et luisaient encore d'un mépris glacial mêlé à de la haine.
Honte ? Tristesse ? Fureur ? Comment qualifier ce qui vint m'envahir alors ? Je me redressai en titubant, je m'approchai de mon mari et lui dit :
« Me voici tombé dans le plus ignoble des états, il m'est impossible de rester avec toi ! Je n'ai plus qu'à me tuer… Mais il faut que tu meures toi aussi, toi qui as vu ma honte. Je ne te laisserai pas vivre après moi ! »

J'avais dit cela de toutes mes forces mais, lui, sans broncher continuait de me dévisager, rempli de haine. Contenant les battements de mon cœur, je cherchai le sabre de mon mari, je ne pus le trouver dans les broussailles, le voleur avait dû l'emporter. L'arc aussi, et les flèches qui avaient disparus. Mais par chance à mes pieds je heurtai un poignard. Dans l’état où j’étais, je le pris et répétai à mon mari : « Je te prends la vie, je te suivrai juste après. »
À ces mots, il remua les lèvres mais les feuilles mortes du bambou qui encombraient sa bouche m’empêchèrent de l’entendre. À un signe toutefois, j’en compris le sens. Enfermé dans son mépris, il me disait : « Tues-moi ! »
Prise d’une sorte de folie, j'enfonçai violemment le poignard dans sa poitrine au travers de sa robe de chasse bleu clair.
Je dus m'évanouir une fois encore…
Plus tard, revenue à moi-même, je regardai aux alentours. Je vis mon mari toujours ligoté, mort depuis longtemps. Le soleil qui déclinait – entre les branches mêlées des bambous et des sapins, avait posé sur son visage un rai de lumière.
Je refoulai mes larmes et déliai la corde qui retenait son cadavre.
Ce qui se passa ensuite… ce que je suis devenu…

Je n'ai pas la force de le dire. Je n'ai pas réussi à mourir, j'ai tout essayé pourtant… appliquer le couteau sur ma gorge… me jeter dans un étang, loin dans la montagne… Ne suis-je pas toujours en vie ? À quoi bon me vanter. L'infinie miséricorde du Bosatsu aura abandonné la faible femme que je suis ! Moi … qui ai tué mon mari, moi…, violenté par un brigand, que puis-je faire… maintenant ? Moi… moi…

Utagawa Hiroshige (Ando)
Le pavillon Kiyomizu et l'étang Shinobazu no ike
à Ueno (1856)



III
Le récit de l'ombre


Le Voleur avait atteint son but.
Alors il s'assit à l'endroit de son forfait et voulut consoler ma femme par tous les moyens. J'étais bien sûr bâillonné, dans l'incapacité de lui dire quoi que ce soit, attaché au pied de ce sapin. Malgré tout, de mes yeux, je voulus signifier à ma femme :
« Ne l'écoute pas, tout est faux. Tout ce qu'il dit ! » Il fallait à tout prix qu'elle comprenne cela, mais elle restait assise sans force sur les feuilles mortes à regarder fixement ses genoux.
L'écoutait-elle, ce voleur ? C'est l'impression qu'elle me fit. C'est ce que je crus. Je me contorsionné dans tous les sens, brûlé de jalousie.
Lui, de son côté faisait le choix de ses mots avec habileté :
« Ton mari ne pourra plus s'entendre avec toi, maintenant que ton corps est souillé, ne vaudrait-il pas mieux que tu le quittes et m'épouses ? C'est l'amour que tu m'as inspiré qui m'a fait me livrer à cette audace. »
Oui, ce sont de tels arguments dont il osa se servir !
Elle ? Elle écoutait ses paroles, comme en extase. Elle releva la tête. Jamais je ne l'avais vu aussi belle. Et que croyais-vous qu'elle répondit ? … ma femme si belle, au brigand, devant son mari ligoté !
J'erre dans les limbes, et je continue d’être enflammé de colère par ce que j’entendis :
« Emmène-moi où tu voudras. »

(Longtemps l’ombre garda le silence…)
Mais la faute de ma femme est plus grande encore sinon pourquoi souffrirais-je ainsi dans cette nuit !

Comme elle s'apprêtait à quitter le fourré, conduite par la main de cet homme, elle devint toute pâle et pointant son doigt vers moi. Elle dit :
« Tue-le ! S'il reste vivant je ne pourrai pas vivre avec toi ! »
A plusieurs reprises, elle cria comme une folle :
« Tue-le ! Tue-le ! »
Ces mots…, ces mots me font tomber au fond d'une nuit infinie. Comment de tels mots purent-ils jamais sortir d'une bouche humaine ! Maudits soient ces mots qui frappèrent mon oreille ! Maudits !
(De l'ombre fusa brusquement un rire moqueur.)
En entendant ces mots « Tue cet homme ! » le voleur lui-même pâlit. En répétant cela, ma femme s'accrochait à son bras, et le voleur, regardant ma femme, ne répondait ni oui, ni non. Et l'instant d'après, il la jeta d'un coup de pied sur les feuilles mortes de bambou.
(Un rire moqueur jaillit de nouveau de l'ombre.)
Le voleur croisant les bras lentement se tourna vers moi :

« Que veux-tu que j'en fasse ?
Je la tue ou je lui laisse la vie sauve ?
Fais-moi un signe de la tête.
Veux-tu que je la tue ? »

Pour ces paroles, j'aurais voulu pardonner au voleur.
(L'ombre s’enfonça dans ses pensées un long moment.)

Alors que j'hésitais, ma femme poussa un cri et s'enfuit vers le fond du fourré. Le voleur se précipita à sa suite sans pouvoir jamais effleurer même sa manche.
Cette scène je la vis dans un rêve.

Après que ma femme se fut enfuie, le voleur revint prendre mon sabre, mon arc et mes flèches et coupa d'un coup la corde qui me ligotait.
Il murmura cette phrase, « Cette fois c'est mon tour », avant de s'éclipser hors du fourré.

Tout redevint calme (L'ombre pour la troisième fois arrêta de parler.)

Je me dis : quelqu'un pleure ? Je prêtai l'oreille en déliant la corde. Non, ce n'était que moi qui sanglotais.

***

Au pied du sapin, je soulevai péniblement mon corps épuisé, je vis le poignard que ma femme avait laissé tomber. Je le saisis et l'enfonçais d'un coup dans ma poitrine.

Je ne ressentis pas la moindre douleur. Un grand froid me gagna, le silence alentour devint plus profond. Qu'il était étrange ce silence ! Dans le ciel au-dessus, la montagne alentour, pas un oiseau qui chantait ! Seul au travers des bambous, des sapins, un rayon de soleil errait du soleil déclinant. Tout devint plus pâle, je ne vis plus ni bambous, ni sapins. Étendu sur la terre, enveloppé d'un profond silence. Juste à cet instant, quelqu'un, à pas furtifs, s'approcha de moi. Je voulus tourner la tête. Une obscurité diffuse m'enveloppa. Quelqu'un. Ce quelqu'un d'une main invisible retira doucement le poignard de ma poitrine. Ce fut la fin. Je sombrai dans la nuit pour ne plus revenir.

Vladimir Veličković
Paysage (2007)


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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte