Toucher


Ici je t’écris
où je ne suis plus

Tu me lis ailleurs
et tu me remarques

d’une part inconnue
– tout est disjoint

Ici je te parle
tu entends ma voix

mais les mots m’ont quitté
je n’y suis plus

ailleurs déjà
attendant ta réponse

Ici je te touche
nous ne disons rien

Nus, animots
redevenus enfin
Pablo Picasso
Le baiser
(1925)


Grand Cahier.710.Intérieurs, Extérieur Voix.004.D. aurait dit.01

Tatouages


Sur chaque partie de la peau de mon âme, il est des tatouages qui m’agencent

des rêves qui ont comptés
qui ont tous un budget de souffrance et de joie qui m’a- gissent encore au tranchant des chemins
dégageant les broussailles

Je leur dois beaucoup
j’ai une dette envers eux

Leur force est mon for, ils sont mon héritage

La piqûre est première

.On imprègne .on impressionne .cela digère ou régur- gite .on va d’un point .à un autre .on revient .on re.va entre

les images et les pensées
et cette râpe ou cette scie façonne

des mots d’une belle facture qui m’avance
et me guide
Peinture à pois du mouvement
Papunya Tula
(~1970)

Grand Cahier.709.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.32

Totem


Tous les êtres ont disparu
Au carrefour, il n’est plus que des enseignes

Dans les champs
gris,
tous les sillons labourés sont parallèles, et n’indiquent aucun passage

La source où
les animaux sacrés s’abreuvent s’est tari,
une femme est un indien
tout en plumes

Oyez
voyez par l’hommerie le monde qui
s’enfonce !

Mais le Rêve est encor

Willy Mutjantji Martin
Wanampi tjukurpa
(°°°°)


Grand Cahier.708.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.31

Trucs


Ce matin, j’ai pris
le chemin du jardin des trucs

et je me suis évanoui, tout d’un coup, oui…
j’ai disparu

(je dis : trucs je dis jardin mais rien ici n’est cultivé, et s’il est des plantes
elles sont bien silencieuses
devant tout le remue-ménage que j’entends et, couleurs couleurs – qui bouge et qui s’agite)

… tout d’un coup, entre ceux qui déambulent dans l’allée et ceux qui sont en cage

j’ai éprouvé – l’envie de fuir, j’ai réclamé de la pitance, je me suis énervé, j’ai protesté refusé que l’on prenne ma place, j’ai poussé des roucoulades, fait le fier et pensé à des suites…

et l’envie s’est envolée. Je me suis retrouvé dans le corps d’un enfant

surpris effrayé émerveillé, par tant de gestes étranges et grandiloquents – ou timides, tant de visages, tant de regards si chargés d’émotions que je connais,

qui m’animent et qui m’émeuvent
Vincent van Gogh
Entrée du parc public à Arles
(1888)


Grand Cahier.707.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.30

Boule


Cette pelote,
cette boule de mots
et de pensées indémêlables

– dont tu déroules en premier
le fil sans qu’il se remêle

dans les pattes de tes mots
dans les enjambements de tes pensées,
et te gratte et te gratte jusqu’au fond de la gorge –

où règne la syrinx

finira par donner un joli tissu coloré
de choses z’ incongrues

et immettables
Paul Klee
Présentation du miracle
Vorfuehrung des Wunders
(1916)


Grand Cahier.706.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.29

Coup de poker


Le jeu n’est pas simple
il faut évaluer ses chances
préparer son coup

Chaque mot est une carte à jouer
qui vaut des points dans le langage

On connaît bien les règles
mais rien ne se dit
à l’avance

Et tant qu’il n’est pas d’écrit
l’attestant, les autres joueurs
n’ont qu’à bien se tenir

C’est une monade repliée sur elle
-même dont la valeur n’est pas encore
définie. Que sait-on

des figures déjà sorties ?
Comment réagiront-ils ?

Le coup n’est jamais sûr
mais s’il réussit,
on s’en souviendra
Valentin de Boulogne
Les tricheurs
(1614)


Grand Cahier.705.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.28

Image


Qu’importe la manière
qu’importe la surface
qu’importe la matière

à chaque fois suffit
de renvoyer l’image

Qui vient du fond de nous
longuement fréquentée
étrange et familière,

(mais non, de remplacer
les choses vues, senties)

De la faire - resurgir
inscrite aux yeux de tous
en la matière au point
qu’elle en soit oubliée

Ou de laisser sa trace
attirant l’œil de tous
vers la surface au point
qu’ils l’oublient, et qu’ils rêvent
Henri Matisse
Maquette pour « Le moment décisif »
(1952)


Grand Cahier.704.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.27

Nautonier


Nos maisons se tiennent de
plain-pied ou d’étages
entre les eaux glacées d’un ciel
horizontal et monotone

J’entends craquer déjà
les planches courbes

du nautonier
et les parois d’acier

qui, peu
à peu referment leur étau
sur la lampe affaiblie
d’une vie animale
Philippe Charles Jacquet
Entre deux mondes
(2013)


Grand Cahier.703.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.26

Réconfort


Tout est abandonné avant que je regarde,
Rien ne meurt. Et si rien ne meurt, rien ne peut vivre

C’est pourquoi je guette une forme passagère
Une arrivée confuse une ombre à ma fenêtre

Elle se précise éveille en moi peu à peu
Des souvenirs, des images froissées, recluses

Souffrantes qui retrouvent des couleurs au jour
Maigre espoir, s’affirme une lueur... je l’accueille

Lui prépare un vin chaud, lui offre des loukoums
Je mets pour réchauffer son corps le feu aux braises

Puis lorsque est venu le temps, j’efface la vitre
Et j’ouvre enfin la porte au risque de ses ailes

Pour que forte et douce elle parte à la rencontre.
Pierre Bonnard
La salle du petit déjeuner
(1930)


Grand Cahier.702.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.25

Sainte-Victoire


La présence
de la montagne est là

surprise vivante projetant
sa mutabilité sur un fond de mouvements passés qui s’accumulent dans l’âme

Et lui, dégun qui regarde et pose une touche

il ne dit mot – mais résonne en chacune d’elles, ses longues marches dans le corps ébouriffé de vent de la montagne

la lune domine
le chemin rouge et caillouteux des Lauves
orné pour toujours
des œufs du dinosaure

jusqu’au refuge de
Cézanne
Paul Cézanne
La Montagne Sainte-Victoire
(1905)

Grand Cahier.701.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.24

Extérieur, bleu


l’octobre infini des jours et des lieux s’étend à perte de vue, en un songe uniforme jusqu'
au blanc du castel

sur le quai,
tous les promeneurs ont une même ombre qui se reflète dans le cours des eaux
ils ont tous un visage, eux seuls
ont un visage

le temps est cadencé, indifférent, mais tout semble im- mobile, et arrêté dans l’air

sauf une chamaillerie insensée d’oiseaux, et un arpent de fils tendus peut-être par le vent

– une flèche épouvantable

rien que des grains de blé jetés par le semeur (qu’a-t-il à espérer) rien que la trace régulière d’une herse, des sil- lons grisâtres dans la boue

rien que le bleu du désastre
Joan Mitchell
Barge
(1975)


Grand Cahier.700.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.23

Le chemin


Il s’agit de revenir à la première
fraîcheur du matin et d’être sur le pré,

de s’approcher encore un peu, saisi par l’humide clarté, dans l’invisible – revenir (la main tendue)

au regard au désir
à la pomme acide des mots qui craque sous la dent pour, sans hésiter en dévorer la pulpe,

atteindre au noyau du réel, viser toujours

l’intersection de la langue et de la pensée et choisir im- manquablement

son chemin
celui qui n’existe pas – dans l’extérieur,
pour le rejoindre
Zao Wou-Ki
Sans titre
(1950)


Grand Cahier.699.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.22

Œuvre


À chaque instant, je découvre à chaque fois
une dimension inconnue

Peu importe les âges !
d’impossibles symétries ouvrent dans l’espace – une espace, un interstice

qui localise ma voix

et qui s’agrandit, s’accroît
catalyse et me réveille, augmentant la tension de l’œil et de l’oreille

jusqu’à déchirer les membranes ordinaires
de l’expérience

Il en aura fallu de l’amour et du temps
pour être à ce point   détaché
Souleymane Keita
sans titre
(1990)


Grand Cahier.698.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.21

Oxymores


Un poème n’est pas ce qu’il est

Il est et il n’est pas un jeu
Il est et il n’est pas l’œuvre de celui qui le dit ou l’écrit. Il fait et ne fait pas autorité

Il est et il n’est pas
le rythme et la rime, il est sonore et silencieux

Il n’est pas
de l’oiseau la syrinx
ni l’empreinte de la stèle

Il n’est pas ce qu’il est – précisément
Ne dépend de personne
Est à tout le monde

Il n’est pas le phénomène mouvant, il n’est
ni au-delà ni en-deçà

(de quoi ?… où irait-il, qui l’aurait su ?)

Il n’est pas le barreau d’une échelle, il est
tout d’une pièce dans l’air du temps, ouvert et incertain, inconnu et familier

allant d’un pied ferme jusqu’au vertige

Il ne dit rien, il ne vaut rien
ne va nulle part
– il est là

Il est dur et tendre dans l’âme, c’est évident
et chacun le reconnaît par cœur
Robert Delaunay
Rythmes
(1934)


Grand Cahier.697.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.20

Laocoon


Il n’y a ni vie ni mort dans la statue de pierre le marbre est lisse et pur et sans idée (s’il fut un geste qui donna forme) il faut que s’en souvienne le regard d’un homme pour qu’il se montre

Il n’est pas de corps dans la pierre ni de forme lissée dans le marbre sans le regard d’un homme qui reconnaît le geste et l’intention

Le geste juste et violent fait ressortir le rythme dans la pierre (dans le corps du marbre pur et sonore) qui devient rythme pur pour celui qui regarde et voix pour celui qui écoute

L’homme de pierre est devenu la pierre de l’homme sur laquelle il achoppe et l’homme se regarde enchaîné dans les lisses contours du marbre Sans cesse il cherche une échappée

Il n’y a ni vie ni mort dans la pierre mais l’homme se voit qui souffre (et c’est presque une extase) dans la pure indifférence du marbre

La pierre reçoit indifférente un être qui souffre éternel-lement sous le regard de l’homme (qui souffre et c’est presque une extase) et reconnaît sa mort prochaine sa mort écrite dans le marbre

Laocoon éternellement, pris dans les liens de ses ser-pents souffre Mais qui dit cela qui lit qui voit qui entend cela si ce n’est l’homme qui meurt et qui pour un instant se regarde

Statue qui n’est rien d’autre qu’une chose informe un lambeau sans le regard de l’homme qui voit sa condition sa souffrance inscrite dans le marbre

Un même regard qui se répète au fil du temps
Le groupe du Laocoon (Ier ou IIe siècle av. J.-C.)
musée Pio-Clementino, Vatican (Rome)
photo : Emanuele Liali (10.2020)


Grand Cahier.696.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.19

Ombre


Après les ans tout rebâtir à l’identique

revivre à neuf
le souvenir
rester fidèle
à son regard
qui fut premier

– renaître et retraduire –

écrire ou peindre ne remplace aucun objet

J’écris des mots
où résonne en silence
une voix

toutes les choses tous les êtres les ignorent

Je décris des couleurs
imagées et
presque immatérielles

tous les êtres toutes les choses les ignorent

Ce que j’ai dit et vu
ces lambeaux ces éclats
ce ne sont pas des ombres

Ils sont faits d’une autre matière
qui se dégage
– qui apparaît et qui est là

vraiment d’une lumière essentielle

au cœur de laquelle
est la seule ombre, le seul effet
nocturne qui trouble
Odilon Redon
Profil de lumière
(1886)

Grand Cahier.695.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.18

Oblitération


Faut-il pour se faire
justice, oblitérer les plus belles

formes de l’art, balafrer le sourire
de la statuaire immobile

l’arracher de son achèvement
la rendre au temps

à l’abandon du déchet

Faut-il se venger et la
laisser mourir, semblable au destin

et à la chute du pauvre homme
– Statue de plâtre défigurée

n’entendez-vous plus la voix
  qui hurle
Igor Mitoraj
Lumière de la lune
(1991)

Grand Cahier.694.Intérieurs, Extérieur Voix.17

Île


L’infini n’est pas à la mesure de l’immense, car faudrait-il encore qu’il y ait une échappée,
– une toute autre différence

Après l’oubli de soi, la toute autre nature

Les hommes sont rongés par le grand vide en eux qui les fascine, les obsède, et les emmure

emplis de haine, retirés dans la mort ou ressassant l’amas sans fin à la manière stupide d’un Sisyphe

ou dévalant à tout va les eaux troubles des cascades, allant se perdre jusqu’à la désolation des terres gastes

Devant l’immense, l’infini n’est rien qu’humain avec son dieu qui les rassure

Mais l’ailleurs, certains le cherchent encore et la maison des rêves et la corde en résonance qui les rattache au monde

Quand nous n’étions pas là
quelle était cette île ?
Li Chevalier
La solitude hante l'homme
(2015)


Grand Cahier.693.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.16

Étoiles


Nous ne regardons plus les étoiles aujourd’hui. Et nous oublions que si nous sommes, c’est (d’être)
à jamais perdu

mais la mort n’est pas le tambour
qui nous gouverne, suspendu dans l’immense anomie d’un vide effarant, totale issue et sans refuge

Je te rencontre ici et te regarde, je vois l’entièreté de ta présence et me demande qui tu es

Ton sourire et tes larmes s’évaporent, rire ou pleurs, ombre de ta voix, nuit de tes yeux

qu’ils m’implorent ou me dessillent, ils me laissent désarmés et m’obligent autant

que les étoiles –
inaccessibles d’autrefois
Robert Tatin
Les mystères de la femme
(1968)


Grand Cahier.692.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.15

L'échange


Qu’est-ce
que l’échange d’un regard

pourrait dire
sur nous,

sur
l’abîme
de nos visages

sur l’inatteignable

sur le retrait
de ce monde cette voix
silencieuse en nous mais qui parle

et parle encore
de cette fermeture ouverte

de cette tendresse
au bord de la terreur
Alexej von Jawlensky
Tête de femme - Méduse
(1923)

Grand Cahier.691.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.14

Parenthèse


J’ouvre une parenthèse
car
ce poème
est une parenthèse
dans une vie
heureuse et riche autant

qu'un bonheur de lecture
d'après-midi

Ce que je veux c’est dire
qu’en elle

j’aurai peut-être peur
(une fois)
et peut-être même
n’aurai-je peur
qu’une fois seule-
ment

Jamais je n’y pense
en de-
hors de cette parenthèse
Avant d’ouvrir celle

-ci ma vie fut riche et fut
heureuse
elle
fut sans peur et dès lors
que je l’aurai
fermée elle
le sera – vie nouvelle
à nouveau

et j’oublierai
cet entre-deux
où j’entrevois l’abîme

et ma première et, peur
dernière

unique et véritable
Jean-Michel Basquiat
Chevaucher la mort
(1988)

Grand Cahier.690.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.13

Règnes


Avoir à ne plus exister
une fois encore,

et en dépit de l’amour...
que tous, nous éprouvons,

à subir les trois règnes
désunis pour toujours

poursuivant l’idée même
l’horreur même du monde
Claude Viseux
Les trois règnes
(Nu - 1975)

Grand Cahier.689.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.12

Ils


Ils envisagent crochetés

à l’échelle du temps

tous les possibles qui viendront,
en réalisent quelques-uns
avant qu’ils ne tombent – épuisés
et ne s’abîment dans l’oubli

des choses passagères
Pierre Courtois
Les 7 jours
(1984)

Grand Cahier.688.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.11

Le regard


Il veut combler l’abîme
comme il nourrit les choses

– parties d’un même point,
les choses qui s’éloignent –

et joint par un seul mot
l’espace parcouru,

regard aussi rapide
qu’un rayon de lumière

Mais chaque chose n’est
qu’en son dernier état

et conserve pour elle
l’abîme bourdonnant

de son aséité
Pierre Courtois
Sans titre
(2001)

Grand Cahier.687.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.10

Réciproques


Tu ne sais pas ce que c’est que la vie, la vie ne sais pas qui tu es
Qui commence à naître ?

Tout langage est le lieu habité d’un secret, tout secret devient l’hôte de son propre langage
Qui veut parler ?

L’incompréhension lance ses filets, le filet se déploie hanté d’un espace incompréhensible et vide
Qui est saisi ?

Les coulisses de l’air sont remplis de ténèbres, du tré- fonds des ténèbres surgit l’air
Qui respire ?

La science est un pari – misant peut-être qu’un jour elle pourra s’achever, mais le temps est inexorable...

(l’homme est peut-être celui-là qui arpente l’univers mais l’univers, de fait, est oublieux dans la distance)

Qui était le guetteur ?

Celui qui passe contredit la pierre, la pierre contredit qui pense et le fait trébucher
Vassily Kandinsky
Accords réciproques
(1942)


Grand Cahier.686.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.09

Figure


Je vis seul et si j’ai bien vécu, irrémédiablement, mon visage est brûlé

Les attentions d’amour d’une femme ont fui depuis long- temps, j’ai dû vivre caché

– Aux Pénitents des Mées, il est des angles impossibles où survivent les morts. Je ne suis plus qu’une plate figure déformée, hiératique et silencieuse

à la façon des fresques d’un dipintore – voûte qui s’en- fonce dans les murs

Elle fut ma joie, elle est mon manque
Je dessine avec mon corps les gestes de l’étreinte qui n’est plus, croix noire
aux caissons diminués, et ornés de rosaces

Je figure les cartes des honneurs des héros de roman, je figure la carte des Prophètes et des crucifiés romains, toutes les cartes, et d’autres plus choquantes, de celles qui nous font

Et c’est pourquoi je trace des chemins de musique dans mes pleurs
Masaccio
La Trinité - Santa Maria Novella
Florence (1425-1428)


Grand Cahier.685.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.08

Les étourneaux


C’est une inconnue cette voix qui me donne un visage, aussitôt ils la reconnaissent, et se trompent toujours

Ils sont âme les mots
Nous débordons de sens et de signes, sans vraiment bien comprendre

Une source est cachée, elle est toujours plus loin, elle est à l’horizon. Mais nous vivons ici, de l’arbre et de la terre
si féconde des morts

Aussi noirs qu’une nuée d’orage, ils fondent, et se bous-culent, on s’installe comme on peut, épuisant les ressour- ces, dégradant les sols raclant l’humus

Chaque jour la troupe se chamaille. Certains à l’appétit vorace s’approprient les places, et proclament leurs envies, tous n’ont pas le même entrain.

On vivote sur l’arbre, on murmure, la nuit tombe. Avec une lenteur immuable, la compagnie s’endort
Søren Solkær
Murmure d'étourneaux
(2021)


Grand Cahier.684.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.07

Répit


Assis dehors emmitouflé dans la froidure, j’écoute l’hiver ce qu’il dit ce matin

et je n’entends que le combat
des chants d’oiseaux

Rien n’est encore décidé

La sirène d’alarme des humains sur le carreau du toit d’ardoises est silencieuse

– le cercle suspendu des lettres ballotte dans l’air gelé, le ruban rouge des travaux l’entoure –

En cet instant, rien n’est à craindre
Julius Baltazar
Storm on Hu-Tu-Fu
(1993)


Grand Cahier.683.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.06

Fluence des eaux


Longues laisses près du tombeau
des formes déjà dites

Le cercle des écrits
se ferme noir à l’horizon

Je t’ai cherché coquille écume
tout au long de l’estran –

j’ai voulu parler t’écouter
il n’est plus langue ni oreilles

La rumeur chaque jour
oppressante résonne

laissant œil et main sans recours

Comment pourrait-on dire
tout est disjoint dans le néant

Ce ne sont plus émergeant là
qu’épaves et lambeaux

La poésie n’est plus
cette parole de silences

et de cris – ne dit plus
voudrait dire : être encore

le rouleau de la vague,
mais il n’est plus de vent
Luc Dartois
Mer nocturne
(1996-2018)

Grand Cahier.682.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.05

Eau blanche


Je te retrouve chaque soir

identique à toi-même
mais pour moi qui t’observe,

tu es chaque fois un peu plus
dissemblable,

chaque fois dans le temps,
tu t'éloignes un peu plus

Et je me demande toujours
ce que je vais pouvoir te dire,

quel mot vais-je trouver,
quel temps va s’accomplir

(mettrais-je un point final)
une fois – et pour toutes

vais-je signer cette aventure ?
Caspar David Friedrich
Der Mönch am Meer
(1808-1810)

Grand Cahier.681.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.04

L'hôte


Le temps est le barreau de l’échelle
sur lequel nous vivons

Jamais nous ne pourrons la gravir ou descendre
car il n’en est point d’autres

Au loin parti et revenu dans ses parages, un être s’inter- rompt incertain sur le seuil


Qui l’accueillera hospitalier qui, de ce domaine est l’hôte de sa vie, qui va recueillir ce qu’il a dû vivre

qui lui dira le mot tant attendu ?

La nuit est noire
quand jaillit la flamme d’un briquet

Sous la pression du pouce, les choses prennent forme et peu à peu,

la scène alors paraît
comme en rêve, entière et muette

et parmi les cuirs et les chromes de la salle,
au bord de la fatigue,

l’un peut dire à l’oreille qui s’y prête
– Prenez place...
Max Ernst
Figure zoomorphe
(1928)


Grand Cahier.680.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.03

Enfance


Si ton rêve ne sonne pas dans ta langue, ce n’est plus ton rêve, et il est sans mérite

Si ton enfance ne sonne pas dans ton rêve, ce n’est pas elle qui t’anime, et tu n’es plus personne

Si ton rêve ne défie pas ton enfance lorsqu’elle s’ex- prime, que sera donc ta vie

Si ton enfance ne défie pas ton rêve dans ce qu’il ex- prime, ta vie sera morne et d’armes non courtoises
Marc Chagall
Moi et le village
(1911)


Grand Cahier.679.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.02

Rêve


Le rêve est un impôt
que la vie paie

– à s’abandonner ainsi, elle
se délivre de la mort

qui revient chaque soir,
son labeur accompli...

Hommes, vous êtes animaux
et comme eux

vous rêvez
repris par cet acharnement

de vos pulsions –
et vos désirs,

vous les hallucinez
et se faisant

ils vous orientent
et vous séparent

du chaos, ivres dormant près
de la source qui chante

Odilon Redon
Le Rêve
(1905)

Grand Cahier.678.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.01

Diogène


Si je dis, c'est que mon dire
m'y force

Qu’est-il de plus dénudés
à toutes intempéries

que la main,
visage et la voix entrainant

mais la main qui offre un salut
non celle-là donnant du poing
froide et refermé sur soi-même

Vous emmitonneriez-vous dans les martes
que rien n'y ferait

Et moi, je suis diogène tout face
fragile et nu ayant jeté ses vieilles hardes
à tous les vents, exposé aux frimas

Je suis... de nature, loin de l'artifice de vos cages, des bonnets de vos têtes

visage toujours voix –
répondant présent à qui
– ne serait-ce qu'une fois,
s'annonce différent
Jules Bastien-Lepage
Diogène
(1873)

Grand Cahier.677.Corps et visages.002.D'un autre lisard.38

Métaphore


Le mot qui reprend vie
et revient
dans le cours du langage, le mot
perdu retrouvé, pleure-t-il,
trouve-t-il le chemin de sa maison,
le mot de l’autre – son visage

– oubliés,
les aléas du voyage,
les mauvaises nourritures,

lorsque la fatigue s’en va, tu, nous...

que ce bon repas que tu prépares
nous fasse la coupure
d’une parole,

et pose dans son blanc, son espace
une lumière, dans la blancheur im-
marcescible… loin des
macules des travaux et de l’indifférence,
nos jours ternes et gris...
et nos échafaudages bâtis

contre les murs
du réel
Joachim Patinier
Paysage avec saint Christophe
(~1483-1524)

Grand Cahier.676.Corps et visages.002.D'un autre lisard.37

Commencement


Tout d'abord surgit le houppier du cri
membres et gestes désarticulés
tout le désordre des affects
jusqu'à
ce que soit assouvi, et la faim et la soif

puis vient la neutralité d'un sommeil
profond, paisible enfin

À nouveau, le retour à l'équilibre
et le flou originel

qui précipite et s'écarte
laissant émerger l'unique fond noir de l’œil
doublé autant que redoublé

Ensuite viendra le pli
le face-à-face troublé d'amour
qui lentement se détache

  et prend son lieu
s'ouvre à l'autre en vis-à-vis
– Mais il n'est de commencement que de soi-même –

un premier signe,
la trace laissée d'une courbe
disant une absence (un retrait qui s'apprête)
le creusement

d'un recueil
pour l'extase d'un sourire
Odilon Redon
La Coupe du devenir
(1894)

Grand Cahier.675.Corps et visages.002.D'un autre lisard.36

La trame


Tout l’univers est
vibration,
vitesse
d’une lumière au pli de
sa dévoration –

Il ne lui manque presque rien
à cette trame in-
temporelle

(fausse vitesse ? ou fosse)

car l’effet de masse
est une rotation
qui fusionne autour
de son axe les deux
surfaces du réel
en une –

résonance du même
à l’autre jusqu’à
l’os

Il n’est là rien de criminel

Et les points
que nous sommes
s’en retournent là-
même où le tissu de l’âme,
peut enfin se déployer
Gilbert Garcin
Diogène ou la lucidité
(2005)

Grand Cahier.674.Corps et visages.002.D'un autre lisard.35

Le même


Nous débordons de signes
nous débordons de sens

Mais nous cachons notre visage
et notre voix

pour ne rien laisser voir
ni même entendre

préférant le vacarme des affaires
tout le remue-ménage qu’il y a
et oublier le désastre de vivre

Les autres nous font peur
ces miroirs de nous-même

Trop de nous se révèle
dans le miroir des autres

Et tous nos mots tombent gelés
et nous fuyons
Oiseaux de flammes
Philippe Casaubon
Lémure
(2019)

Grand Cahier.673.Corps et visages.002.D'un autre lisard.34

Lignes


une ligne s’éloigne et se replie infiniment
sur le point de son cercle
par fois dans les trois directions – d’un peu d’un rai, de l’éclat de cette lumière
venue d’autres lignes semblables

car chacune impose d’elles sa distance
irréductible et
précipite la lumière en
lui donnant une épaisseur,
un vague à l’âme à cet endroit

et délimite son espace, vis-à-vis répété sans cesse (comme une forêt
de signaux
qui s’en viendront bientôt) à dire

tout est nouveau sous le Soleil, aujourd’hui
Ana Lima-Netto
Une génération s’en va, une autre s’en vient…
(2021)

Grand Cahier.672.Corps et visages.002.D'un autre lisard.33

Notre place au soleil


Nous sommes
   tous

l’autre de cet être qui est là

comptant sur lui
sachant que nous allons mourir

Certains disent : tout doit disparaître
à mon profit à ma seule
gloire

– Tout va-t-il (pour autant) disparaître ?

d’autres ont ce regard qui dévisage

Étroite est la terre,

... et elle
n’est qu'
usurpation ma place ta place
au soleil…
Duc Hoa Nguyen
City Night, Épreuves de la vie
(2019)

Grand Cahier.671.Corps et visages.002.D'un autre lisard.32

Lettres


Je ne sais d’où elles viennent
On m’a appris autrefois à les reconnaître, à aimer leur aspect, sourires et grimaces

J’y ai lié et délié mes gestes maladroits, mon oreille incertaine pour y déposer là mes plus forts souvenirs, mes rêves et mes espoirs

Et lorsque aujourd’hui
je compose avec elles, par ma gorge, par ma voix, d’une main assurée que poursuit mon regard
recherchant l’intonation, tapotant du bout des doigts

sur le clavier, poussant la phrase un peu plus loin vers son énigme
à chaque pas, je repense
aux traits de ces visages qui m’ont traversés
que j’ai aimés, pour certains
que j’ai mimés, m’accompagnant en silence

formant cette mélodie
ce déroulé d’une estampe hérissée de pointes et de précipices, de hautes parois, de coulisses, et de portes dont il faut tourner la clef

et j’aimerais qu’elles y reviennent, en lisant
et reprennent à leur compte
Marion Robert
Enfance aux bottes jaunes
(2014)

Grand Cahier.670.Corps et visages.002.D'un autre lisard.31

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte