Scories
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Chaque jour...


Chaque jour est un ventre où disparaît le jour
Chaque jour est l'amas d'une terre crayeuse
Fouillis de pailles envolées, fourré sonore
Chaque jour est un nid de cailloux anguleux

Chemins inaperçus, légers rideaux du temps
Lys endormis, enfants que nul souffle ne trouble
L'un après l'autre, ils s'évanouissent aussitôt
Chaque jour est un coffre rempli d'habits vieux

Cornelia Parker
Cold Dark Matter - An Exploded View
(1991)



Ces nippes...

Ces nippes qui nous allaient si bien, à l'envi de vos boutiques percluses aux modes anciennes desséchées, ont pris, elles aussi, l'odeur et le cati des jours frottés à trop de douleurs. Aussi qu'on les jette ! Après tout, il y aura toujours un vent dehors pour forcer la porte, et c'est cela qui nous soucie. Qu'importe la peau ! Les yeux, nos yeux nous piquent. C'est la poussière sans remède ou presque. On bordera pour voir la route avec le blanc des peupliers

Zina Katz
Familia (2016)



Les yeux qui interrogent


Fleurs factices, fleurs éternelles
Pétales de fleur, ocres et rouges
Fleurs desséchées depuis longtemps
Dormant parmi le noir des tombes

Visages tristes résignés
Visages blêmes vers le ciel
Qui lentement vous éteignez
De quel secours me seriez-vous ?

Au fil resserré de ma route
J'ai voulu garder la couleur
D'un souvenir. J'ai tout perdu

Je n'ai pu conserver, je n'ai pu retenir

Qu'un peu de suie le long du rail,
Et dans les plis du jour
Ce grain de poussière
Qui fait très mal

Shams Sahbani
Cimetière intime
(2016)



L'unique orange


Au milieu d'un gris sale de vieilles couvertures qui sentaient le phénol, il dut, allongé sur le grabat des heures, grises les heures, et monotone
Dépouillé de tout, attendre – l'unique lumière

En être réduit à tracer
Amère, entre les taches du mortier de son doigt humecté de salive, des têtes, des paysages, et des têtes sur le mur

Les regarder sécher, pâlir et disparaître dans les profondeurs, s'effacer dans le sol, dans le puits hors du temps, pourrir

Le visage tourné vers le bas, se dire
Qu'une sonnette électrique est le dernier outil qui vous rattache au réel, subi non pas rêvé, et d'une griffe plus experte que les anciennes initiales MH d'un anonyme, signer ainsi :

L'unique orange était la seule
Lumière

Egon Schiele
Die eine Orange war das einzige Licht
(1912)



Le tournesol


À ses pieds
Un lit de fleurs et le croc de ses tiges
Fièrement élancées

La tête s’incline déjà
Et vire au noir
Lambeaux d'une chair presque humaine

L’orange-brun déchiqueté
Des grandes feuilles
Le brun orangé solitaire
Trop nourri de soleil

À trop vouloir
Le suivre dans sa course
Retombe

Ainsi nombre d'or
Treize fois
Et vingt et une spires




Le pays des hommes


Le pays des hommes n'est pas l'invention des dieux encore moins celle de ses démons. Il est peuplé de gens ordinaires après tout, comme l'est probablement votre voisin. S'il n'est pas possible de vivre dans ce pays inventé par les hommes ordinaires, néanmoins, il n'existe aucun autre pays où habiter. Il ne reste plus que le désert. Or il est plus difficile de vivre dans le désert que de vivre dans le pays des hommes

S'il est difficile de vivre en ce monde sans le quitter, alors il faut le rendre un tant soit peu confortable ; la vie éphémère, la rendre – un court laps de temps, vivable. C’est ainsi que se déclare une vocation de poète. La mission du peintre relève d’une même matière. Tout artiste est précieux car il apaise le monde et enrichit le cœur des hommes

Natsume Sôseki (夏目漱石)

Françoise Bar Filoche
L'Oreiller d'herbes
(2014)



Ville-mère


Je n'entends pas délivrer au tout venant l'adresse de ces lieux qui me sont chers. Faites un effort,

Trouvez-la, trouvez-les, trouvez les vôtres…

Prenez ces marches et montez, montez toujours. Un point domine un autre point que domine une tour.

D'un parvis au surplomb d'une place, d'une rangée de toits qui s'étagent à une autre, du champ de foire aux gradins de l'église, c'est une géométrie de nuages, un bouquet de remparts.

Vous ne verrez aucun cadran sur les façades, à quoi bon compter les heures.

Si le souffle vous manque, allez-vous reposer dans les Jardins Publics, contempler leurs cascades de verdure que le temps dégrafe, leurs robes de calicot pillées de soleil.

Le vent décoiffe, emporte les chapeaux mais, si la curiosité vous gagne, laissez-vous mener par les plaques des rues, par les hasards et les détours,

Il y a beaucoup à voir près de ces hôtels très anciens – des fontaines, des porches – des passages percés dans la masse épaisse des murailles, des meneaux armoriés, des tourelles murmurantes où les siècles s'accumulent, dormants, par débris, côte à côte




Pêcheur de côte


J’ai pris bien des choses dans mes filets, mal oubliées arrachées de mémoire, de celles fixées aux rochers qui sont comme bernicle –

Pensées volées, belles enlevées à autrui, bernaches prises et reprises, substitué, malaxé les signes du passé des autres –

Non, ce n'est pas rien si j'affiche des emprunts, conscients ou non conscients, mouvements d'eau, jeux d'algues en ressac –

Si je m'habille d'oripeaux, prenant par à-coups des bouffées d'air, mon œil à l'excès bousculé de sentiments exagérés, de lanières à souvenirs –

De ces riens qui ne sont pas les miens, mes vides en-têtes, mes têtes sans nom, bribes de mythes, mes on-dit que j'ose –

Prédateur de faits divers, troques en forme de jujube, littorines littorales, vénus à verrues, menus débris que les sables dévorent

Entre Pornic et Noirmoutier




Dans mon atelier...


Dans mon atelier s'étaient entreposées des caisses poussiéreuses remplies de lourds poissons fossiles.

Des blocs d'avant le temps, d'avant les hommes
– des êtres rouges, des êtres qui sont bleus et qui sont jaunes –
poissons galets,
d'avant qu'ils ne se disent, en mots âpres, dans aucune langue.

D'un coup sec, au burin, ils éclataient sur les genoux. Revenant de lointaines Téthys

parmi des fleurs, des feuilles de ciel passé de mer qui se déployaient dans le chuchotement des ressacs, le fouillis des silences,

je n'avais qu'à suivre les eaux noires évocatrices et laisser parler l'inextricable

Fred Deux
Encre sur papier
(2012)




Psyché sous les houles


La feuille.
Celle de l'aspen, aussi feuille et suc de l'érable
Celle qui se joue, qui est flamme – ici redite
En tous lieux mille fois
Dans les prairies d'eau et le vert fuseau des peupliers
La petite miroitante qui se retrousse

Au vent, la page
Au lieu-dit perdu de la page
Les mots nombreux sont oubliés, sont repris
Seront imprimés
A peine en pointillés, dans les marges
Et la transparence d'esprit

Le coup d'aile, le battement
Ailes qui battaient, qui tant de fois ont battu l'air
Noires, le signe inlassablement répété
Parmi les jours et les nuits
La chair du rythme l’humus du temps

Le grain, le trésor amassé, le silo de paillettes
Foison du grain de blé
Par quoi cela commença-t-il ?
Géminé, lettre à mordre, si dur sous la dent
Que l'homme, que l'homme à la dent dur
Cailloux de soleil

L'encre !

Antonio Canova
Psyché ranimée par le baiser de l'amour
(1793)



La rencontrée


Parfois, je me perds et puis j'oublie

me retrouve un peu plus tard, sous d'autres cieux, l'oreille attentive

j’ai pour m’exprimer d'autres syllabes, deux ou trois flocons de neige.

Il me suffit d’écouter alors une voix nouvelle, simplement, inconnue ou bien connue en son temps

– la rencontrée que j'avais négligée,

et forcément puisque j'arrive quelque part, j'en apprécie venant d'ailleurs, étonnamment surpris d'y être, le rose mouvement des lèvres.

Je l'aime à découvrir comme un goût différent des nuages

Odilon Redon
Les yeux clos
(1890)



Le pré


Une feuille est posée dessus la table
Elle est aussi petite que le pré

Sur le pré est un arbre à grandes branches
À feuilles et branches, beaucoup de feuilles

Ensemble elles forment une masse obscure
Une sombre frondaison dans la nuit

Au milieu de la nuit il y a une chambre
Et par la fenêtre, une lampe, beaucoup d'ombres.

Il se peut qu'il s'en dégage parfois
Après beaucoup de temps, une lumière

Petite comme une eau qui veut sourdre et
Qui dit les mots qui sont feuilles et branches

Sous la lampe de lumière, une feuille,
Beaucoup de mots dessus, le pré dehors

Bien dense d'herbe rase et tendre gorgé d'eau
Le pré bâti, ho… finement articulé

René Magritte
L'empire des lumières
(1953)



Les volets


Que le ciel soit dehors
Avec un vent de nerfs et de soleil
Et ce bruit de feuilles
Jamais fini

Que le jour soit dehors
Brûlé de soif et de poussière
Avec un temps certain
Qui n'en finit jamais

Avec des airs de fête qui reviennent

Que l'amour soit reparti
Envolé
Aussi bien oublié
Et, qu'au-dessus du toit d'en face
Un vol de martinets
Si haut qu'on ne peut voir

Tourne, tourne et crie

Je ne veux que l'ombre de ma chambre
Je ne veux que le songe

Henri Matisse
Intérieur au violon
Nice (1917-1918)



Tao


De ma hutte embroussaillée
Chers amis sensibles
Vos départs invoqués de prétextes me blessent
Le saviez-vous
Les écorchures
Ont mal guéri

Coin de tristesse
Mangeoire à vents
De ma butte de terre animal
Nu
Désolé
Mais qui vit et le veut
Taciturne avec des yeux dedans
J'ouvre l'œil.

D'une hutte sereine
Entourée
Je la vois comme rien
La cuve sidérale
Et ses raisins foulés de brumes
Grande femelle imprévisible ma noiraude
Racine au ciel subtile

Qui en use
Ne l'épuise jamais

Shitao
La grande cascade
(1656-1707)



Aussi large que l'allée...


Aussi large que l'allée,
Un ciel de blocs, une lumière
Entaille les forêts

Le vent frais d'automne emporte
Une averse de feuilles

Comme une grande roue qui tourne,
Le temps suit le temps de la terre

Lourde, muette,
La terre est aux douleurs

Combien d'images s'offrent solitaires ?





Limons


L’écueil
Orbe des provinces le Signe

en retour,
à la fenêtre ouverte le Soir

une barque trace
un fin sillage et s’
éloigne
vers le jeu des enfants,
l’ouvrage qui se Ter
mine déferle

ardent – Sur la joue la brûlure
de midi en écho L’éveil
d’une lente lecture

puis par la brèche du lit défait
L'été des souvenirs
qui viennent

René Magritte
Le soir qui tombe (1964)




Un rire éclate...


Un rire
éclate et se répercute
aux glacis de la croisée, déchire
les airs, va se disperser
dans les rumeurs de la ville

Le soleil en son plein
envahit les remparts

Midi bondit de joie,
franchit la route aux flancs
mûris de noisetiers.
Le goudron fume

Éloignée des soucis,
sur le tendre clapotis des heures,
sous l’accalmie des saules,
une barque
oscille sur le lac

Max Ernst
Calme (1905)




Avancer


Encore un ou deux lacets, un
effort avancer, buter

Bousculer le sentier jusqu’au désastre
Quitter les pins rougis

Contourner à un jet de la caillasse
la langue des glaciers

Retrouver les cairns entre pierre et neige
Jeter toutes ses forces

sur la dernière échelle
du refuge et boire – fumant de buée

un café noir

Wang Ximeng (1096-1119)
Détail du « Mille lis de rivières et de montagnes »

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte