Nous sommes donnés en pâture à chaque chaînon du monstre de fer aux bouches soudées qui nous sacrifie à nos pas.
Que reste-t-il d'une vie d'homme ? Pas même la trace du talon
Edmond Jabès
Le livre des questions (1963)
Le livre de l'absent - Première partie - 13
Le livre des questions (1963)
Le livre de l'absent - Première partie - 13
Antoni Tàpies i Puig Nocturn matinal, 9 (1970) |
Gris soleil brouillé d'eau
dans les plinthes du ciel
comme un trou de souris
Bois noir à l'horizon
le bois de noisetiers
Qui suivrait le chemin
quand le temps s'enforcit ?
La côte est dans les fers
Flotte un croissant de lune
sur l'eau de la rivière
...
Dans les prés pousse la carline
quand le vent sèche la route
Le passant talonne la poussière
Un seul instant de feu
dans les plinthes du ciel
comme un trou de souris
Bois noir à l'horizon
le bois de noisetiers
Qui suivrait le chemin
quand le temps s'enforcit ?
La côte est dans les fers
Flotte un croissant de lune
sur l'eau de la rivière
...
Dans les prés pousse la carline
quand le vent sèche la route
Le passant talonne la poussière
Un seul instant de feu
puis tout s'efface
Où sont les jaspes ?
Qu'exerçons-nous ?
Trop de gens...
Trop de gens se sont enfuis – Dehors il pleut, leur mauvais sang les a trahis, les gens ont relevé leur col et sont partis
Le vent a soufflé sur les bords il t’a surpris. Tu ressens un léger filet d’air sur ta peau, tu frissonnes – un court laps de temps.
Referme la fenêtre, repousse la potence, résigne-toi. Ce n’est qu’un peu de jour accroché aux rideaux de la fenêtre, il y a
Quelque chose qui refuse chez toi, un rejet de l'extérieur, le besoin d'un écran. La vitre essuie la rue, éponge l'incivile, sa présence importune
La haie, l'arbre aux écureuils, la lampe et le carré de cour ont basculé dans un éclat
Chacun reprend sa place s’installe dans l’immuable, chacun recommence à réfléchir, à creuser le silence, à noiseter son nid.
… décompter les minutes
Lentement la pluie sur le toit retourne un sablier
Antoni Tàpies (1974) |
Au tournant
Ils ne disent rien – ne sachant pas grand-chose – dès le premier obstacle ils rapprochent leurs bords – ils ne disent rien de la suite – ne savent pas ce qu’il y a – ni sur leur droite ni sur leur gauche – Ils s’en vont indécis
D’ailleurs que pourraient-ils savoir, que reste-t-il qui retiendrait leur attention, une fois le mur d'angle franchi, la borne blanche le poteau télégraphique.
Imprécis sont les chiffres sur la pierre, illisibles les marques effacées. Existerait-il encore ici quelque chose à découvrir ?
On ne sait pas. On entend venu de nulle part le ronflement d’une charge, un crépitement le long du fil, quelques mots incompréhensibles, un départ foudroyant, une fuite, une envolée d'oiseaux électriques
Le bocage est immobile, la nuit est verte. Chaque chemin semble un chemin neuf. Est-ce un abri cette fosse d'étoiles ?
Antoni Tàpies Materia y collage de papel (1991) |
À la Grâce-de-Dieu
Il n’y a rien à retenir de ce temps-là – qu’une chose une seule – du dessus de lit jusqu'au plafond le mur bleu, la même nuit identique
Il devait être nécessaire que fenêtre et porte soient closes. Faibles sont les clartés de la lampe électrique. Vont-elles donner de l’occupant un peu d'information
Que cherche-t-il, qu’y a-t-il au fond de son sommeil, quelles traces voudrait-il effacer du métal de sa mémoire, quelles buissures, quelle écume des ors rassemblée ?
Le vent souffle, un ciel se dégage délogé d’étoiles sur des lieux à la ronde
L’escalier s’ouvre, déroule ses volutes, à chaque fois plus sonore, une cage d'oiseaux blessés emplissant tout entier le volume, chante sans fin
Antoni Tàpies Bleu outremer (1958) |
Naissance
La route qui mène à la ferme de Saint-Georges traversera les champs dénudés de l'hiver. On va marcher dans la boue – la terre est grasse – il faut enfiler de longues bottes en caoutchouc
Le silence est un gant qui se retourne, le silence a jeté ses peaux par le travers
On avance d’un mauvais pas jusqu’aux abords de l'écurie, on heurte le ciment du caniveau. Un filet de sang s'écoule, hâtive une course
À cet instant, une idée de fraîcheur envahit tout l'espace… C'est et ce n'est pas… C’est ce qui va venir et va s'étendre… Ce n'est pas encore une inquiétude
La porte cochère s'ouvre sur un lit de paille et de purin (il y a une eau huilée une eau chaude une fumée qui s’est levée du sol une sueur qui dégouline des parois de glace…
Effrayantes blessures
Corps couché dans le froid nocturne
Antoni Tàpies Cos de materia i taques taronges (1968) |
Carcasse
On a marqué les chairs au poinçon, souligné d’un bleu délavé la chair des bêtes, empalée aux crocs des fers
Le métal est tâché de sang. Il a séché
Essorillés les mots sont oubliés, leur substance est abîmée, les mots sont évanouis et disparus, ils sont partis. Ils ont perdu le sens leurs traces d’autrefois sont effacées
Les scies les lames et les crocs fouillent les corps
La jeunesse a brûlé vite ses cartouches, en se risquant dehors elle a rompu s’est endurcie, gagnée par une usure trop forte. Un acide vert lui a rongé l'esprit
L’eau monte vers les hauts puis meurt en buée, éponge les gels, imprègne l'étal d'une odeur putride et tenace
Antoni Tàpies Empremta de mà |
Sur un fond de Goya
Dérisoire, parmi les tourets de la vie, de déhanchements, les passe-pieds en robe tarlatane, blancs noirs, chiffons variés, chapeaux à cornes, plumets rouges, étoles et galons, sous les drapeaux qui rient, qui grimacent, et braiments de bardeaux à souffler les cieux
– tous actes, ces mains souillés qu'on frotte à l'oubli de la touaille ; et dans la nuit terrée des regards et des bouches
Sont-ils bien essangés par la pluie ? les froids carrés du marbre où, priant, se jettent chrysanthèmes d'automne et regrets
Peut-on l'oublier l'ombrelle verte, ce jade à votre joue qui faisait comme un papillon d'eau de lumière
Francisco de Goya El quitasol (1777) |
Étendard
Le temps n'ira pas s'améliorant. On ne voit par la vitre que les reflets de la lampe, on ne voit que la nuit noire. Il n'y a plus rien après. Il n’y a plus que des flaches de pluie contre le mur, des vents d'hiver
Le volet rabattu
Elles étaient à prévoir ces éclipses du temps, à quoi bon s'attarder. Au train où vont les choses, comme elles s’en vont, je parie une absence
Et je prédis qu’elle sera longue, aussi je me détourne et, sans me résigner le moins du monde, j’attrape une chaise – la pousse dans un coin
Je m’assois. Je m'attable. J'ai bon moral
Sous un angle de lumière plus étroit qu'une hutte, j’aperçois la paille des routes qui s'envole
Tàpies Antoni Horizontal i bandera blanca (1978) |
Les lendemains
Il y a inévitablement un jour une voie une issue une porte qui s'ouvre. On regarde au travers, on s'étonne un peu. On ne voit que la terre (elle est jaune) le chemin la poussière. On s’éloigne
L’horizon est un rêve de linon blanc tissé dans le bleu du ciel. L’avenir est incertain comme une aube voilée dans les brumes
Il y a inévitablement un jour une vue un enfant arrêté brusquement dans sa course. Le ciel est vide, le ciel est aussi glacé que l’eau des fossés. Surpris, il a cessé de jouer. Il a jeté le caillou, changé d’avis, oublié la rime quelle était la raison
Et puis joyeusement il a repris sa course
Cette année révolue est un pantin de paille, une roue qui se brise, un pauvre jouet perdu – jouet failli blessé – il ne tournera plus ne pourra plus jamais tourner
Antoni Tàpies Cartografia (1976) |
Semonce
On entend qui se prolonge
une rumeur d'acier dans les faubourgs.
Le soleil ici est bleu
Et la nuit, l’eau
d’un gris sale est verte, une eau
carbonifère.
Ça sent la terre
mouillée
Une violence extrême
délivre la fenêtre
arrache les rideaux
Je cours... L'orage reflue,
je cours vers des champs creusés de fins sillons,
vers le point reposé d'un village,
vers ce gravier jauni à l'ombre des vieux ormes,
vers la fraîcheur des fontaines qui sourdent
Je sais... Mais le temps a passé,
je sais que le chemin croise le chemin
ou se perd,
ou s'épuise alors.
Mais que vienne l'heure
Et du virage hors de prise,
et plein des parfums des fruits du verger,
souffle le vent
qui sèche et tend nos peaux
une rumeur d'acier dans les faubourgs.
Le soleil ici est bleu
Et la nuit, l’eau
d’un gris sale est verte, une eau
carbonifère.
Ça sent la terre
mouillée
Une violence extrême
délivre la fenêtre
arrache les rideaux
Je cours... L'orage reflue,
je cours vers des champs creusés de fins sillons,
vers le point reposé d'un village,
vers ce gravier jauni à l'ombre des vieux ormes,
vers la fraîcheur des fontaines qui sourdent
Je sais... Mais le temps a passé,
je sais que le chemin croise le chemin
ou se perd,
ou s'épuise alors.
Mais que vienne l'heure
Et du virage hors de prise,
et plein des parfums des fruits du verger,
souffle le vent
qui sèche et tend nos peaux
Antoni Tàpies Aiguafort (1988) |
Il y eut tout d'abord...
Il y eut tout d’abord la masse irrépressible des eaux qui dévasta le pays,
fouillant de son mufle d'eau
une boue épaisse,
bousculant les arbres les hommes
une boue épaisse,
bousculant les arbres les hommes
– en son cours, la densité des pierres, des choses mortes tournoyantes qui s'enfoncent dans l'eau grise
Vint ensuite l'immobilité parfaite des eaux et le ciel dégagé, la terre
convalescente
que le reflux laissait pensive,
et l'eau qui se mit
à descendre doucement
du perron
Il y eut un long moment de silence…
Puis un souhait se forma en forme de rose,
que le reflux laissait pensive,
et l'eau qui se mit
à descendre doucement
du perron
Il y eut un long moment de silence…
Puis un souhait se forma en forme de rose,
et l'oreille d’un village, là-bas s'éveilla, vers le toujours déjà venu
Antoni Tàpies Autoretrat amb paisatge (1987) |
L'inattendu
Je me souviens l’hiver certains après-midi où j'ai repris la route, peut-être pleuvait-il ?
J’avais franchi depuis longtemps l’alignement des hauts pylônes, le vent hurleur, les fers rouillés
Bien décidé à pousser jusqu’à Villers ... La route longeait des champs rougis de boue … Bien décidé d’aller au bout, d'aller jusqu’à Villers-Bocage en Normandie
La pluie venait de s’arrêter, je m’en souviens. C'était une journée d’hiver comme il y en a – remplie d’une grande fraîcheur qui mord les doigts, remplie de blanc. Il n’y eut qu’un seul éclair. Il frappa, tout près
Je ne détournais pas la tête, je ne voulus pas fuir, l’œil me brûla et puis
Il y eut comme un bondissement d’oiseaux sur les toits
Antoni Tàpies Vaixell |
Il me vint alors une inquiétude...
Il me vint alors une inquiétude – je me souviens qu'une inquiétude m'envahit, ce n'était pas un rêve…
On avait dressé un lit blanc dans la nuit
J'écoutais depuis longtemps les bruits de la forêt, depuis toujours peut-être sans pouvoir m'endormir, je n'étais plus qu'une oreille, j'écoutais (méthodiques des voix) murmurer, mordre, acides et creuser les bois rouillés
Je voulus voir aussi et je vis : une tête déformée, des traits flasques, un œil jaune, je vis des ombres qui passaient entre les arbres, me regardaient et se cachaient
Je réclamais l'oubli. Mon corps se perdit enfin dans l'épaisseur du monde, dans le scintillement du très grand univers
Bien plus tard, des souffles frais d'avant l'aube s'en allèrent mourir dans les frondaisons. Une lente blancheur se répandit comme des larves sur le sol pourri de feuilles
Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas non plus comment, mais je sais ce qui vint alors jusqu’à moi. Ce fut une avancée, un presque rien, une pensée. Rien de plus qu'un insecte
Antoni Tàpies Libre-mur (1990) |
Volver
Allais-je revenir alors que j’étais loin, retourner sur mes pas – vers ces lieux désertés (vers ces lieux détestés ? non) car la vie
même opposée est toujours présente et s’avance cruelle et douce. La vie dévore
la vie pour vivre : c’est toi qui passe, et c'est elle étrange devant toi qui passe, dépité – sans te voir, et peu lui importe puisqu’elle vivra toujours
Toi, encombré de tristesse jusqu’à l’épuisement tu t’éloignes
Ne reste plus que la surface où tu arrives. J’étais là et m’attristais du peu de cas fait par le monde à la paix de cet endroit, affairé qu’il est d’agrandir sans cesse l’espace de son emprise insatiable
Arrivé sur cette lentille d’eau – en vain, je n’avais pu trouver les bons accords
(et tous les sons ouatés par les brumes du temps, m’empêchaient d’avancer,
d’apercevoir une issue)
réglant d’une voix de fausset, la syrinx
cet unique instrument qui te reste, trouvé par hasard au creuset d'un discours, une histoire, service des objets perdus, méprisés – instrument parfait pourtant dont plus personne
ne reconnaît l’usage
Me faudra-t-il pas bientôt de ces lieux déguerpir?
Voguant dessus les eaux grises (et mortes) quand tout se tait, où plus aucun souffle n’existe poussant ma barque désolée
Georges Braque Barque à Varengeville (1952) |
Domaine I
Vis mon ennemi, que m'importe !
Garde tes biens
Mon salut te préserve
Ma campagne me suffit
« Je ne porte pas mon amour plus loin
Que la haie qui nous sépare »
Disent mon puits, ma faux
Je ne mets pas le feu aux buissons
Le fusil reste accroché
Près du marbre du foyer
Je n'investis que mon territoire.
Aimer établit notre pouvoir
Notre amour reste chez lui
Où il accueille
Garde tes biens
Mon salut te préserve
Ma campagne me suffit
« Je ne porte pas mon amour plus loin
Que la haie qui nous sépare »
Disent mon puits, ma faux
Je ne mets pas le feu aux buissons
Le fusil reste accroché
Près du marbre du foyer
Je n'investis que mon territoire.
Aimer établit notre pouvoir
Notre amour reste chez lui
Où il accueille
Antoni Tàpies Las cuatro cruces (1969) |
Domaine II
Si je pars mon ami, n'en fais pas de chansons
Fourbi serré, la malle close, rien n'y manque
Ni l'habit vert ni l'or. Je te salue ! Car tant qu'
À faire un choix, j'ai ma varenne et me suffit
Amour, au loin m’emporte, laisse la guitare.
C'est un sillet, la nuit la haie qui nous sépare ;
Ce que siffle la faux, ce que chante le puits
Va craindre que le feu ne se mette aux buissons
Sur le manteau le fusil dort. La crémaillère
Y tient le pot, cuisent les mots, la jardinière
A de ces gousses parfumées à savourer !
Je n'invente d'amours qu'au lieu de ma pâture,
Je découvre et bâtis. À chacun son allure.
Qu'importe si je pars, je n’aurai de regrets
Fourbi serré, la malle close, rien n'y manque
Ni l'habit vert ni l'or. Je te salue ! Car tant qu'
À faire un choix, j'ai ma varenne et me suffit
Amour, au loin m’emporte, laisse la guitare.
C'est un sillet, la nuit la haie qui nous sépare ;
Ce que siffle la faux, ce que chante le puits
Va craindre que le feu ne se mette aux buissons
Sur le manteau le fusil dort. La crémaillère
Y tient le pot, cuisent les mots, la jardinière
A de ces gousses parfumées à savourer !
Je n'invente d'amours qu'au lieu de ma pâture,
Je découvre et bâtis. À chacun son allure.
Qu'importe si je pars, je n’aurai de regrets
Antoni Tàpies Dues mans assenyalant (2011) |
Et puis...
Une dentelle de haies
Autour d'un soleil rouge
Des toits d’argile ou d’ardoise
Peu à peu qui s’estompe
Un avion près des nuages
Formant la croix le désir
De pays lointains
Le soir tombé nous laissa
Sur ce pré vert et puis...
Le froid la
Nuit
Autour d'un soleil rouge
Des toits d’argile ou d’ardoise
Peu à peu qui s’estompe
Un avion près des nuages
Formant la croix le désir
De pays lointains
Le soir tombé nous laissa
Sur ce pré vert et puis...
Le froid la
Nuit
Tullio Crali - Aéropeinture Continuité des paysages en Vol (1968) |