T par T


Nous n'aurions jamais dû quitter l'ombre fraîche du chêne, ni la maison chaulée

La porte s'ouvre, bruissent d'insectes les tournesols sous la fenêtre. La route est sans talus qui longe notre pré. Nous aurions dû rester

Il eut suffi de traverser, de descendre trois ou quatre marches, de s'asseoir

Peut-être la chaise verte de jardin nous attend-elle encore, et la rambarde au bois non dégauchi, le champ dévale
Jusqu'au ruisseau, la roue écume

Comme il est bon parfois de n'être que regard !

Et nous aimions à nous tourner plein sud, à voir, serrée, la montagne d'orages légère au-dessus des nuées puis cet éventail de collines

Vers l'ouest, le temps s'étage en de multiples haies, le temps, en des haies de couleurs

Vue des Pyrénées
Talabère par Tourdun
(près de Marciac)

Grand Cahier.201.Cahier bleu-vert.006.Retrouvailles.01

Le désordre des verbes


L'herbe est grasse, l'herbe est longue du pré qui résiste à la faux, les secondes qui durent, les vivantes

La fleur de lys au toucher de velours, la fleur au hasard parsemée. Sa douceur sa couleur jaune d'or. Une goutte de lait

Sur l’étendue des cheveux d'herbes, sur le pré d’autrefois qui se penche toujours – les enfants aux longues jambes des hauts déboulent avec leurs rires

Comme un article machinal avec ses pattes d'angle, comme un lustre fameux d'insecte, une à une à l’envers des gravités, il égrène les tiges

Tic, un rouage s'enclenche. Et tac, une herbe s'en é- chappe

J'ai fauché les herbes du chemin, je les acucherai avant que ne vienne au vent l’idée de s’en mêler

Auguste Renoir
Chemin montant dans les hautes herbes
(1876-1877)

Grand Cahier.200.Dispersions.005.Les filets du temps.04

Les fées


Les cheveux que le vent secoua, claquent pleins d'étincelles quand tu les démêles, Ô peigne d'écaille, faiseur d'éclats
*


Otto von Guericke fabriqua une machine électrostatique constituée d'une sphère de soufre tournante. Il la frotta avec vigueur de ses rugueuses mains d'allemand. Il disait : « Les corps attirés par cette courte-boule – s'ils y touchent – s'électrifient, mais elle les repousse alors ! »

Stephen Gray suivi de Jean Desaguliers, protestant, parla d'un effluve qui dans les métaux circule et s'isole, vertu de la matière vitreuse ou résineuse. Il vit la terre immense comme un objet à disperser les charges. Expérimentateur, il suspendit à l'horizontale un jeune garçon par des fils de soie : comme il ap-prochait des pieds nus de celui-ci un bâton électrique, il nota que le visage et les mains attiraient les feuilles du métal conducteur

Charles François de Cisternay Du Fay imita Stephen Gray en utilisant le verre et le copal. Il proposa un fluide vitré et un fluide résineux. Il inventa un électroscope à boules de moelle de sureau, à feuilles d’or et à fils. Il réussit à transmettre le long d'une corde mouillée un courant sur quatre cents mètres de distance

Georg Bose rafistola la machine de Guericke avec du crin de cheval. L'usage d'une brosse lui sembla préférable à la paume de ses mains pour provoquer la sphère de soufre tournante. Il la piqua d'une tige métallique pour ainsi générer, en dehors de la terre, la charge et l'étincelle

Jesse Ramsden remplaça le crin de Bose par des peignes, des coussinets recouverts d'or et la sphère de soufre par un disque de verre. Benjamin Franklin améliora le tout d'un coussin de cuir

Le parallélisme augmentant le rendement énergétique, Johann Gabriel Doppelmayr fut, dit-on, la première victime à succomber à cet éclair de foudre

Jim Harris - 2017
Johann Gabriel Doppelmayr probe

Grand Cahier.199.Cahier bleu-vert.005.Le horzain.08

La cloison


Une émeraude à son doigt, sa main
Légère, à peine posée
Sur le guéridon où trônent saintes les images
Elle dit ne pas savoir
Ne plus se souvenir
Mais la vie passe près d'elle et s'entête
Quelle pauvreté !
Le vieux parquet craque sous les petits pas
Tournera-t-elle longtemps encore
Parmi ses meubles de fonction ?
Il lui faudrait sortir, quitter cette cellule
Prendre l'air.
Une raie filtre à travers le rideau tiré
Vient caresser la main, la bague
Et la poussière.

Roger Marcel Limouse
Guéridon avec corbeille de fleurs
(1937)


Grand Cahier.198.Refonds.009.Contre-feux.10

Hors titre


Je hais décidément
cette chambre exiguë,
l'opacité de ces quatre murs
bâtis en pierres de Caen,
de lourds moellons,
et qui boiraient toutes nos larmes
sans rendre un moindre éclat de jour,
un seul sureau.

Je hais ce buffet bas, massif
avec ses portes sombres,
ce buffet vide qui s'adosse au mur,
son marbre vert.

J'avais posé là pour orner,
un vase à col étroit
(tiges coupées, roses qui pourrissent)
mais il s'est brisé.

Les pétales tombés
sont de pâles caresses.
L'eau surie s'est répandue,
les couleurs ont passé.

C'est d'un gris !
Egon Schiele
Prunier, Pflaumenbaum
(1909)

Grand Cahier.197.Refonds.009.Contre-feux.08

Cheval de cœur


Le pré, la mesure, le simple échange
Ou les propos qu'un homme tient
– Le vert est tendre –

Pour une femme si légère auprès de lui,

Le pré semé de boutons d'or
Sous les pas sans regrets foulés,
De pâquerettes qui vous disent
La variété du sentiment,
De trèfles aux courbes parfaites,

Le trèfle de la langue aux justes inflexions,

Ceci, les propos de l'amour,
Une femme qui rit et qui penche la tête,

Le pré, les ruades aussi,
Sont les pavanes du printemps

Vassily Kandinsky
Couple à cheval
(1907)

Grand Cahier.196.Refonds.005.Printemps, cheval.04

La même cour...


C'est toujours la même cour,
le même carré de bâtiments sans toit,
carré de terre aplanie
plantée d'arbres nus, lieu gris
où vers quatre heures, certes
les enfants pour l'éternité joueront,
mais ceux-là aussi vont vieillir

C'est toujours la même cour et,
puisque je bats retraite,
cessent les cris,
s'éloignent les bruits
et d'entre ces murs s'éveillent,
de quelle profondeur ?
silencieuse et familière, une présence

René Magritte
La tempête (1932)

Grand Cahier.195.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.09

Architecte


C'était mardi dimanche il y a longtemps, par jour d'hiver. Protégé de certains froids par le col relevé de ma veste, gélifié, l'écharde au cœur, j'allais de rue en rue, la ville un peu brouillée, la tête ailleurs

D'épais blocs de bétons bouchent un ciel de pluies, de vents, se dressent droits. Quel décor !

Je marchais sur une place immense, il n'y avait rien à rencontrer, le temps ici n'existe plus. Je demandais :

« De quelle étoffe est-il fait,
l'architecte qui conçut cela ? Où est la peau ? Dans quel placard ?
Oubliée desséchée
Tête à poussière, corps saigné ! »

On peut marcher sur une place immense…

mais battre le ban, porter son nom, se vêtir proprement, faire en sorte qu’un être soit visible aux yeux de tous, mettre une chose en évidence

Décide-t-on une ville ? Le ciel nécessaire ressem-ble-t-il à celui-ci ? Vous savez, lourd, bas, minéral

Je ne vis rien que des choses banales, répétitives sur cette place, aux édicules épuisées improbables

Je voulus établir le décompte de ces grains minuscules. Je battis des ailes – à n’en pouvoir mais
rien n'y fit, pauvre volaille !

Lyonel Feininger
Das hobe Haus (1908)

Grand Cahier.194.Révolvie.003.L'univers de la chauffe.15

Sandales


Les fleurs les plus belles (et les plus éblouissantes) vivent dans les endroits les plus extrêmes

Elles poussent en nombre
sous les rigueurs du mont Caucase

Au-dessous de l’escalier fume un samovar d'argent

Dans son casaquin de velours rouge, elle est serrée de taille. Tulipe, elle est à battre

La soirée fut courte, la nuit irrémédiable. Les phares n’éclairaient plus qu’un étroit passage endormi

Depuis la mezzanine, les miroirs de l'entrée s'enflam-ment. Le fauteuil de lui-même tourne sur son axe. Il n’en fallait pas plus pour que saigna la pierre

de toutes ses oreilles
La soirée fut courte, la nuit irrémédiable. Les phares n’éclairaient plus qu’un passage endormi

Il y eut un éclat de rire dans les tourbières. C'était sans compter que l'hiver les couvrirait de blanc, qu'une neige dorénavant atténuerait les sons

Kees Van Dongen
Extrait d'une aquarelle 'Chez Azon' (1900-1910)
avec Fernande Olivier, Picasso, Apollinaire

Grand Cahier.193.Dispersions.007.Instantanés.07

Fil d'or


Il ressemble à l’oyat qui se plie sur la dune par temps sec, au chardon bleu mordant

Il n’aime pas les choses qui n’en font qu’à leur tête, il attend il espère un équilibre

Et c’est le moment qu’elle a choisie. Et elle s’approche et lui touche la joue. La fille est maigre, a le pied bot

Les moments véritables de cette journée seront constitués d’un trajet d’autobus, de quelques heures secrètes. Plus tard, ils seront pour le garçon aussi prégnant que l’Oudjat

Seront son œil
son amulette porte-bonheur

Oudjat - Oeil d'Horus
irt wḏȝ

Grand Cahier.192.Dispersions.007.Instantanés.01

Je veux être dehors...


Je veux être dehors, partir au loin, quitter l'endroit des hommes, aller jusqu'à l'x de l'île

Au milieu du pré qui penche, s'écarter de l’église en ruine. C'est manche-mer, les rias de la côte

Je vais au Chaos

Il existe une algue appelée Himanthalia, on en a fait un « laver bread » sur l'autre rive

Le sentier coupe au travers des joncs, évite le vert cabanon des pêcheurs, le petit pont de bois glissant, les fourrés de cinéraire. L'eau fraîche d'une vasque se perd dans les rochers, effondrés de sable et de coquilles que les grandes marées changent sans cesse

Varengeville, aujourd'hui
Claude Monet
Falaise à Varengeville (1882)

Grand Cahier.191.Refonds.007.Mers.05

Quand bien même...


  Quand bien même n'y aurait-il encore ouverte qu'une seule bou- tique en ce dimanche au coin re- trait le plus distant d'une banlieue il faudrait pousser la porte et deman- der à l'épicier la boîte d'allumettes qui mettra le feu

Craquer une allumette
IsoBlitz
(2010)

Grand Cahier.190.Refonds.009.Contre-feux.00

Les fauves


Ils vont s'asseoir sur les gradins…

S’ils sont venus s’asseoir près du grand cercle en retenant leur souffle, c’est pour y voir (ils ont payé) le coup de griffe Quand le sang coule !

Comme une aiguille plantée au centre, il a su garder la tête froide, il a su
conserver la maîtrise alors ils applaudissent… 

S’ils applaudissent c’est qu’ils enragent. Et ils tournent avec rancœur autour des grilles

Et du dompteur De son fouet, en habit impeccable, au milieu de ses cages

il fait claquer en l’air tout le jeu de ses boucles Main-tenant que gradins et cages sont vides

Gilles Chambon (2016) Au cirque
d'après Toulouse Lautrec (1899)
Henri de Toulouse Lautrec, croquis daté du 11 avril 1899,
et dédicacé à son ami Arsène Alexandre « en souvenir de ma captivité »

Grand Cahier.189.Dispersions.007.Instantanés.03

L'esprit s'évade


Les longs jardins murés m'ont semblé capables de songes

L'été s'est avancé très loin dans la douceur de l'air

De fruits se chargent l'espalier, mûrissent les poires les pêches, là-haut se penchent les roses

Comment la nuit peut elle être aussi claire à ta fenêtre ?

Je ne t’ai pas choisie, je te croirais plutôt venue, ta beauté accentuant le monde

Tous les chemins sont arrêtés, la haie a perdu ses ombres, et les vents s'apaisent

D'un vert plus profond est le pré

Les mots propos légers s’envolent, coulent comme des sources

Une douleur s'éteint dans la salle ouverte

Sandro Botticelli
Le printemps
(1482)

Grand Cahier.188.Dispersions.007.Instantanés.02

Cette femme...


Cette femme est suspendue à son lustre, il ne lui reste plus la moindre solution

Il faudra bien la dépendre lorsque plus rien n’éclairera ses angoisses

Breloques, verroteries, pacotilles – vous qui vous jouez de la lumière, vous êtes
le triomphe d’une pièce bourgeoise

Allons prendre le grand air
des routes qui chuintent, fuyons ces mystères, ô poupées de maïs,
retournons vers les champs verts

Max von Moos
Schlangenzauber (1930)

Grand Cahier.187.Dispersion.006.Vulnéraires.12

Au plus proche


Surprenant, inquiétant
le sentiment qui veut comprendre

J’écris puis me relis, me vois
exigeant lecteur d'une accointance parfaite entre un son et une image, avec l’échappement consécutif du sens, étrange et scandaleux

Il en existe un autre toujours caché sous le premier.
Mais à quoi bon ? Il est bien caché et on l'ignore. S'il se révèle, il est trop clair.
L'un des deux doit disparaître qui va gâcher l'affaire

Je veux dire – rien qui ne se vive, qui ne se peigne en beau désordre, une ligne première… et puis
les autres

Raccourcir les distances, rapprocher l’éloigné depuis longtemps. Reprendre son cadavre, le rajeunir de ses années chaque fois plus nombreuses,
sans rime ni raison, vivre au for des mots,
écrire et décompter sur les doigts de la main, replacer comme il faut parmi ceux d'aujourd'hui, sans le point qui termine

Ernest Pignon-Ernest
Épidémies, Naples
(1988-1995)

Grand Cahier.186.Dispersions.005.Les filets du temps.02

Les mots s'animent...


Les mots s’animent le train siffle,
depuis le passage à niveau
d'hier jusqu’à celui d’aujour-
d'hui, quand s'abaisse la barrière

Inentendu,
un bruit en cache-t-il un autre ?
On ne voit rien nulle
part – vous êtes avertis
d'où que vienne la lumière

Vont les rails dans un sens,
et les idées dans l'autre.
Rien n’est sûr,
s’en vont les choses, et le temps
passe obstinément

Que voudriez-vous que je vous dise ?
Des mots, des mots, toujours des mots
et cette moitié qui leur manque
Désespérément

La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France
Texte de Blaise Cendrars
Couleurs simultanées de Sonia Delaunay
(1913)

Grand Cahier.185.Dispersions.006.Bifurcations.14

Le tracé de l'oreille et de la main


Un premier corbeau s’envole. Il est blanc de calcite et la nuit des entrailles est encerclée du feu des lampes. Les mèches fument. Les cavités sont carbonées de graisse

Rêves sous un crâne, homme du rêve, tu guides la bouffonnerie des troupeaux célestes, le quadrille des petits chevaux sauvages. Tu fais danser la spirale bosselée des trois aurochs. Les lignes blanches à têtes mouchetées convergent vers le même point, une foisonnante ramure de cerfs

C’est le premier surgeon des nerfs. Une poussée de l’âme comme dendrites

Grotte de Lascaux
Mégalocéros (vers -18 000)

Grand Cahier.184.Dispersions.005.Les filets du temps.03

Faux-semblants


Petite déambule
à la faveur ensoleillée des rues

La ville est séparée en deux, d’un côté la ville immé-moriale, aux falaises de craies, de l’autre la ville renversée, mal dite.

Et qu’on trace au charbon

mais le cheval qui rue mais le cœur qui bat, marquée des quatre ocelles sur la peau du taureau

Petite est femme en robe rose à col de fleur, chevilles fragiles, regards duplices

Et joue des vanités dans les miroirs du corridor

Henri de Toulouse-Lautrec
Femme se frisant (1891)

Grand Cahier.183.Dispersion.006.Vulnéraires.11

Nous disions encore hier...


Nous disions encore hier que le froid est une énorme loupe. Il reste bien, et nous l'aimons, le détestons, notre signe majeur. L'accoutumance viendra. Tremblent les peaux, la chair ! Nous nous sentons mais l'œil est clair. Laisserons-nous notre langue geler ? À toutes les auberges, on prendra pour offre les plaisirs du repos et, pour dissoudre la pierre, d'ardents alcools produits des meilleures pommes

Dans chaque maison les mêmes contingents de brutalité et de belle mesure. Le ciel a tourné, voilà tout. Aussi buvons à la sévérité du corps !

Bernard Remusat - Bégo
(1973-1973)

Grand Cahier.182.Refonds.009.Contre-feux.12

Le banc, l’herbe...


Le banc, l'herbe a blanchi. Les couleurs du matin sont plus visibles, chaque détail est plus tranché. Il fait un froid certain. La terre douce est un duvet

Si simples les images, et si nombreuses

Les mouettes tournent dans la cour avec un cri. Tout est calme. Il y a des ciseaux de soleil qui se glisse dans la chambre où tu reposes et sous tes paupières closes des rêves plein la tête

Raymond Guerrier
Composition (1975)

Grand Cahier.181.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.08

Retrouvée


Pourquoi regretter ce qui fut, les jours morts, le temps gâché ? L'ennui de ces journées n'avait-il pas sa force ?

Il est rare mais c'est le sort commun, il est inespéré d'être là au bon moment quand, fugitive, une ombre coupe la route, surgie des haies, traverse et pour un bref instant s'arrête et te regarde.

Tu rentres et tu n'as rien saisi, rien n'est resté entre tes mains. Nulle image qui te hante si ce n'est le lent décours

Mais pourquoi regretter ?
Cette fine pluie d'hiver sur le toit calme, le fauteuil où tu t'assieds, la lampe
(est-ce toi lisant ou bien elle qui veille ?) dans le silence et le frais, à peine ponctué, à peine crispant la nuque,
oui,
cette mi-clarté d'hiver qui ne pèse pas comme un nuage gris, ce simple janvier sans une neige, lui aussi avait une richesse

Markus Lüpertz
Arkadien (Nacht) I (2018)
Markus Lüpertz
Die Verabredung (große Laterne - 1978)

Grand Cahier.180.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.07

La chambre marine


Je me souviens qu'il fut des jours bien plus heureux, des villes plus anciennes, des maisons, des remparts bâtis contre la mer

Il m'arrive parfois de revenir au pied de ces murs et d'écouter. La nuit y est profonde

Qui pourrait dire
Depuis combien de temps le ciel s'est écroulé ? Ce que le fort aux avant-postes garde encore ?

Je me souviens qu'il existait, haute, une salle sans fenêtre. Calme et clarté régnaient. Le plafond percé d'une verrière était d'un bleu changeant

Ô la mer, invisible mais présente !
Les multiples livres
Le sofa où dormir, où rêver dans les rayons du soleil qui remplissent la pièce


Grand Cahier.179.Refonds.007.Mers.02

Lieux de pauvreté


Les fruits envolés et puis tombés iront renaître
en d'autres terres
La cour sablée s'entoure
De bâtiments, d'un poids de fenêtres mortes
L'hiver s'installe

— Vois ! Les branches raidies, les écorces mouillées, glissantes, et tout cela qui se tient et tremble. La vie n'est pas trouvée. Les lèvres sèches, les doigts bleuis par trop de froid, ne veille plus qu'une carcasse ! Qui voudrait rester au milieu de cette cour, le frêne qui se dit peuplé ? La coupure est nette à ses racines

Il suffit pourtant d'un corps, une ombre simple qui s'approche, et ce feuillage d'oiseaux devient jour surpris, air froissé

Pablo Picasso
Paysage de neige
(~ 1924)

Grand Cahier.178.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.06

Conte


Le fils de la ferme voisine a coupé au travers du pré, a franchi le chemin bourbeux. Il a descendu, trois heures son- naient au village, sous la basse frondaison des pommiers : des fruits trop mûrs éclatèrent dans l'ombre. Son pas est lourd et ses bottes sont vertes. La maison contournée, il est entré dans la salle commune, a salué l'homme qui l'attend les coudes sur la table puis s'est assis, a bu le cidre offert

« Allez donc jouer dans le grenier, les enfants ! » dit l'hom- me qui se penche. La fenêtre s'ouvre sur le petit jardin, ses bords semés de pensées sont aussi chargés de couleurs que les ciels du bocage. Mais dans cet après-midi d'été l'univers est rond, les marches brûlent et les boules de marbre lustré à l'extrémité de la rampe en cuivre du perron reflètent tout un jeu d'éclats d'or et de courbes. « Allez ! » dit-il encore

Pour accéder au grenier il faut grimper l'escalier accolé au mur d'ouest (la pierre est humide et moussue), éviter le rebord branlant du palier d'où se découvre la route qui mène au bourg, enfouie sous deux épaisses haies, pousser une porte mal ajustée

Un reste de récolte, un vieux fusil enveloppé dans sa toile huilée, des habits passés de mode, divers objets et bibelots brisés dont l'usage s'est perdu, tout ceci, un trésor pour des yeux, dans la pénombre et la poussière, donne l'occasion d'infinies distractions

On a oublié ce qui se trame en bas. Le soleil fait la roue, les jeux côtoient les rêves. Ils ne s'interrompront que bien plus tard et pour un bref instant, un choc sourd, un long gémis- sement. On est sans pouvoir sur les choses qui passent. Demain, on trouvera la hache à la même place, la niche sera vide, la chaîne détendue et l'eau du seau aura taché les herbes du fossé

Olivia Rolde
Life Zone
(2019)


Grand Cahier.177.Refonds.002.Hortense.07

Cela s'achève


J'ai vu par la fenêtre une nuit la lune envahir tout l'espace. Le ciel jaunir. La terre dure

Ne fût jamais aussi froide. Je hais cette chambre emplie de larmes

Les murs gelés d'hier étaient illuminés, il y avait foule. Un jour de fête, on se prépare, on achète la terre entière pour un enfant

Je ne pourrais plus dormir. J'ai revu les amis. Ils m'ont laissé

Jan Sluijters
Paysage de pleine lune
1910

Grand Cahier.176.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.05

Voies rompues


La mer a monté jusque-là, route mouillée

Les mâts balancés, la voile ronde, flaques et talus font un paysage. Le ciel est de glace, batelier muet. Il fait un froid certain. La boue colle au talon, il faut un effort à chaque pas

Puis la route s'effondre au bord du bois, s'ouvre la plaine, l'étendue de la ville avec son poids de pierres

On entend, cela vient se briser, le bruit des ateliers, d'un garage aux portes rouges – le travail du fer, bruits des jardins ouvriers, pépiements, draps qui claquent

La route basse et droite continue vers le centre probable. C'est un après-midi calme qui se perd et la ville imperceptiblement s'étire

Voies rompues, version 1
Maurice de Vlaminck
La route (1926)

Grand Cahier.175.Cahier bleu-vert.004.Carnet de tristesse.04

Cosa


Du grenier s'échappe des colombes
Le pré au pommier porte un plus beau fruit
Terre, fraîcheur et tendresse des matins
Une chose, un corps noirci, meurt
Pourrit dans l'herbe muette

D'autres plus fortes sont venues

Jean Lurçat
L'île verte
(1929)

Grand Cahier.174.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.03

Jetons au feu...


Jetons au feu ces vieilles nippes !
Dehors, le vent force à la porte
Les yeux pleins de poussière
Nous planterons des peupliers.
Souterrains, nous irons
Aux nappes d'eaux profondes

Asémie
Sergio Schmidt Iglesias
(2017)

Grand Cahier.173.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.02

La nuit revient


L'air
Le paysage est immobile
La rivière ne coule plus
Les arbres sont figés
L'été s'est arrêté
C'est ton cœur qui bat dans cette poix

Peu à peu
Le masque de la nuit
Le masque frais
Tes vêtements qui ont moisi
Le mal qui te poursuit
Se sont collés à toi

Pablo Picasso
Nu étoilé
(1936)

Grand Cahier.172.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.01

Guépard de verre


Billes bleues tombées
des poches du ciel
enfant
billes sonores
sur les toits lisses de l’été,
le jour s’est brisé
le jour, en de multiples éclats en pétales
de couleurs

Je te rencontre ici à l'angle
acéré de la rue
rien n'est plus le même
il y a trop de clarté
une motion tendre se libère
une douleur en moi
qui me traverse – une autre meurt

Les jardins foisonnent bondissent
au haut du mur, où
ils rendent leurs roses
On entend dans les cours
des cris lointains
Immobile est dans l'air
le laurier
Shoichi HASEGAWA
À la découverte du palais perdu
(2015)

Grand Cahier.171.Révolvie.002.Maison de verre.05

La maison est odorante...


La maison est odorante, l'amour une clarté

Ils s’étaient tout d’abord engagés
(l’un et l’autre (l’un envers l’autre – unis tous les deux sous un même toit – celui qui y croyait et celle
qui n’y croyait pas)

) mais aujourd’hui que la guerre est défaite, que les chemins du désir sont perdus, que reste-t-il ? Le rouge est estompé, les goûts sont effacés. Les murs, tagués des derniers âges

Dans le jardin fleurissent le réséda, et des arbres florifères. Des orangers poussent, hauts comme des hommes, leur tête est ronde est couleur
de bronze rangés

– Ce sont des arbres sans vents sous la perfection du ciel qui font le pays, pour combien encor ?
– ce si calme verger du temps

Botticelli
Le printemps (1492)

Grand Cahier.170.Révolvie.002.Maisons de verre.09


La chambre


Le rire d'une fille emplit
la cour qui moisit
comme la chambre comme le lit

Les moineaux mangent les pierres.
L'orage est passé
du premier soir, l'éclair
qui t'empêcha de dormir

Par l'ultime carreau de la fenêtre
et que l'on ouvre,
l'arête du toit, les tuiles,
l'antenne tournée vers le ciel, ce peu
de ciel entre les murs,
ce ciel qui passe.

Le monde n'a pas d'esprit
Le silence de nouveau les larmes

Un étroit jardin de cardamine
est aquarium sans soleil

Georg Baselitz – Grosse Nacht
(2008-2010)

Grand Cahier.169.Refonds.009.Contre-feux.09

Grenier blanc


Le toit, sa pente double tournée, (est-ce un torse, une barque dormante au puits du ciel ?) le toit s'adosse à la colline, grenier blanc

Renversé dans le jour dans les profondeurs de l’azur dans les cercles alentour entr’ouverts, il repose avec l'ardoise de ses mots

De sa bouche lentement s'exhale un souffle

Une musique l’environne, une musique l’emporte, c’est une eau ressurgi du côté de la source. Il est ailleurs, il écoute. Le temps mesuré va remplir tout l'espace

Il a vu – comme un défi lancé aux lois de la pesan- teur et de l'optique, des étages de livres sous le verre, des mondes sans y croire, des fragments de paroles étrangères – il a vu de ses yeux des éclats de lumière traverser la distance, se refléter dans une forêt de lierre et de lilas

Le clavier des couleurs sur la toile est plus nuancé, fait plus danser l'âme que l'air

Tapis de rouges tissé où se pose le pas, laine des margelles de pierre, feuillets de mille nuits

Il cache son visage au creux d'épais coussins. Le jour par la lucarne décline avec lenteur

Geer van Velde
Composition (1956)

Grand Cahier.168.Refonds.003.Ighizan.07

Les Aranes


Cuimhne Leachta fraîchissant sur les bords du chemin.

Lichens roses sur le grès venus des eaux, ces milliers de kilomètres de murs, ces feuillets de schiste

Sont mémoires d’une telle fatigue – germe et porte-croix, carrelets de sable et de varechs ressortis de la mer

Les mâchoires de fonte d'une pelleteuse raclent la roche qui résonne. Le ciel à perte de vue est aussi blanc que l'écume.

Dùn Aonghasa en cercles concentriques, vent, chevaux de frise, défense à l'Ouest aux pentes fracturées de l'île

Dún Aonghasa

Grand Cahier.167.Cahier-bleu-vert.005.Le horzain.09

Les Lusiades


Ainsi nous ouvrîmes ces mers

Que nulle génération n'avait ouvertes avant nous, voyant les îles nouvelles et les cieux nouveaux qu'avait découverts Henri le généreux

Laissant à main gauche les monts et les bourgs de Mauritanie, terre où jadis régna Antée

Car à main droite une autre terre, nous n'avons pas la certitude mais de son existence la présomption

***

« Assi fomos abrindo aqueles mares.
Que geração algùa não abriu,
As novas llhas vendo e os novos ares
Que o generoso Henrique descobriu ;
De Mauritânia os montes e lugares,
Terra que Anteu num tempo possuiu
Deixando à mão esquerda, que à direita
Não há certeza doutra, mas suspeita. »

Luís Vaz de Camões, Os Lusiades – Canto V Estrofe 4

Camoëns par François Gérard
(1770-1837)

Grand Cahier.166.Cahier bleu-vert.005.Le horzain.06

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte