Sainte-Victoire


La présence
de la montagne est là

surprise vivante projetant
sa mutabilité sur un fond de mouvements passés qui s’accumulent dans l’âme

Et lui, dégun qui regarde et pose une touche

il ne dit mot – mais résonne en chacune d’elles, ses longues marches dans le corps ébouriffé de vent de la montagne

la lune domine
le chemin rouge et caillouteux des Lauves
orné pour toujours
des œufs du dinosaure

jusqu’au refuge de
Cézanne
Paul Cézanne
La Montagne Sainte-Victoire
(1905)

Grand Cahier.701.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.24

Extérieur, bleu


l’octobre infini des jours et des lieux s’étend à perte de vue, en un songe uniforme jusqu'
au blanc du castel

sur le quai,
tous les promeneurs ont une même ombre qui se reflète dans le cours des eaux
ils ont tous un visage, eux seuls
ont un visage

le temps est cadencé, indifférent, mais tout semble im- mobile, et arrêté dans l’air

sauf une chamaillerie insensée d’oiseaux, et un arpent de fils tendus peut-être par le vent

– une flèche épouvantable

rien que des grains de blé jetés par le semeur (qu’a-t-il à espérer) rien que la trace régulière d’une herse, des sil- lons grisâtres dans la boue

rien que le bleu du désastre
Joan Mitchell
Barge
(1975)


Grand Cahier.700.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.23

Le chemin


Il s’agit de revenir à la première
fraîcheur du matin et d’être sur le pré,

de s’approcher encore un peu, saisi par l’humide clarté, dans l’invisible – revenir (la main tendue)

au regard au désir
à la pomme acide des mots qui craque sous la dent pour, sans hésiter en dévorer la pulpe,

atteindre au noyau du réel, viser toujours

l’intersection de la langue et de la pensée et choisir im- manquablement

son chemin
celui qui n’existe pas – dans l’extérieur,
pour le rejoindre
Zao Wou-Ki
Sans titre
(1950)


Grand Cahier.699.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.22

Œuvre


À chaque instant, je découvre à chaque fois
une dimension inconnue

Peu importe les âges !
d’impossibles symétries ouvrent dans l’espace – une espace, un interstice

qui localise ma voix

et qui s’agrandit, s’accroît
catalyse et me réveille, augmentant la tension de l’œil et de l’oreille

jusqu’à déchirer les membranes ordinaires
de l’expérience

Il en aura fallu de l’amour et du temps
pour être à ce point   détaché
Souleymane Keita
sans titre
(1990)


Grand Cahier.698.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.21

Oxymores


Un poème n’est pas ce qu’il est

Il est et il n’est pas un jeu
Il est et il n’est pas l’œuvre de celui qui le dit ou l’écrit. Il fait et ne fait pas autorité

Il est et il n’est pas
le rythme et la rime, il est sonore et silencieux

Il n’est pas
de l’oiseau la syrinx
ni l’empreinte de la stèle

Il n’est pas ce qu’il est – précisément
Ne dépend de personne
Est à tout le monde

Il n’est pas le phénomène mouvant, il n’est
ni au-delà ni en-deçà

(de quoi ?… où irait-il, qui l’aurait su ?)

Il n’est pas le barreau d’une échelle, il est
tout d’une pièce dans l’air du temps, ouvert et incertain, inconnu et familier

allant d’un pied ferme jusqu’au vertige

Il ne dit rien, il ne vaut rien
ne va nulle part
– il est là

Il est dur et tendre dans l’âme, c’est évident
et chacun le reconnaît par cœur
Robert Delaunay
Rythmes
(1934)


Grand Cahier.697.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.20

Laocoon


Il n’y a ni vie ni mort dans la statue de pierre le marbre est lisse et pur et sans idée (s’il fut un geste qui donna forme) il faut que s’en souvienne le regard d’un homme pour qu’il se montre

Il n’est pas de corps dans la pierre ni de forme lissée dans le marbre sans le regard d’un homme qui reconnaît le geste et l’intention

Le geste juste et violent fait ressortir le rythme dans la pierre (dans le corps du marbre pur et sonore) qui devient rythme pur pour celui qui regarde et voix pour celui qui écoute

L’homme de pierre est devenu la pierre de l’homme sur laquelle il achoppe et l’homme se regarde enchaîné dans les lisses contours du marbre Sans cesse il cherche une échappée

Il n’y a ni vie ni mort dans la pierre mais l’homme se voit qui souffre (et c’est presque une extase) dans la pure indifférence du marbre

La pierre reçoit indifférente un être qui souffre éternel-lement sous le regard de l’homme (qui souffre et c’est presque une extase) et reconnaît sa mort prochaine sa mort écrite dans le marbre

Laocoon éternellement, pris dans les liens de ses ser-pents souffre Mais qui dit cela qui lit qui voit qui entend cela si ce n’est l’homme qui meurt et qui pour un instant se regarde

Statue qui n’est rien d’autre qu’une chose informe un lambeau sans le regard de l’homme qui voit sa condition sa souffrance inscrite dans le marbre

Un même regard qui se répète au fil du temps
Le groupe du Laocoon (Ier ou IIe siècle av. J.-C.)
musée Pio-Clementino, Vatican (Rome)
photo : Emanuele Liali (10.2020)


Grand Cahier.696.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.19

Ombre


Après les ans tout rebâtir à l’identique

revivre à neuf
le souvenir
rester fidèle
à son regard
qui fut premier

– renaître et retraduire –

écrire ou peindre ne remplace aucun objet

J’écris des mots
où résonne en silence
une voix

toutes les choses tous les êtres les ignorent

Je décris des couleurs
imagées et
presque immatérielles

tous les êtres toutes les choses les ignorent

Ce que j’ai dit et vu
ces lambeaux ces éclats
ce ne sont pas des ombres

Ils sont faits d’une autre matière
qui se dégage
– qui apparaît et qui est là

vraiment d’une lumière essentielle

au cœur de laquelle
est la seule ombre, le seul effet
nocturne qui trouble
Odilon Redon
Profil de lumière
(1886)

Grand Cahier.695.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.18

Oblitération


Faut-il pour se faire
justice, oblitérer les plus belles

formes de l’art, balafrer le sourire
de la statuaire immobile

l’arracher de son achèvement
la rendre au temps

à l’abandon du déchet

Faut-il se venger et la
laisser mourir, semblable au destin

et à la chute du pauvre homme
– Statue de plâtre défigurée

n’entendez-vous plus la voix
  qui hurle
Igor Mitoraj
Lumière de la lune
(1991)

Grand Cahier.694.Intérieurs, Extérieur Voix.17

Île


L’infini n’est pas à la mesure de l’immense, car faudrait-il encore qu’il y ait une échappée,
– une toute autre différence

Après l’oubli de soi, la toute autre nature

Les hommes sont rongés par le grand vide en eux qui les fascine, les obsède, et les emmure

emplis de haine, retirés dans la mort ou ressassant l’amas sans fin à la manière stupide d’un Sisyphe

ou dévalant à tout va les eaux troubles des cascades, allant se perdre jusqu’à la désolation des terres gastes

Devant l’immense, l’infini n’est rien qu’humain avec son dieu qui les rassure

Mais l’ailleurs, certains le cherchent encore et la maison des rêves et la corde en résonance qui les rattache au monde

Quand nous n’étions pas là
quelle était cette île ?
Li Chevalier
La solitude hante l'homme
(2015)


Grand Cahier.693.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.16

Étoiles


Nous ne regardons plus les étoiles aujourd’hui. Et nous oublions que si nous sommes, c’est (d’être)
à jamais perdu

mais la mort n’est pas le tambour
qui nous gouverne, suspendu dans l’immense anomie d’un vide effarant, totale issue et sans refuge

Je te rencontre ici et te regarde, je vois l’entièreté de ta présence et me demande qui tu es

Ton sourire et tes larmes s’évaporent, rire ou pleurs, ombre de ta voix, nuit de tes yeux

qu’ils m’implorent ou me dessillent, ils me laissent désarmés et m’obligent autant

que les étoiles –
inaccessibles d’autrefois
Robert Tatin
Les mystères de la femme
(1968)


Grand Cahier.692.Intérieurs, Extérieur Voix.003.D'un autre lisard.15

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte