Baumes et Regrets

*


Traversée


Rebord de ma fenêtre embouteillée
de tant d'accidents vivants et verts encore

de tant d'événements passés
qui se tiennent là / immobiles et prêts à bondir

sur la proie que je suis
Yeux bleus rayons
fascinants qui régnaient /

je vous demande merci

Ah, si je fus pour un temps – imperator
inutile et oisif

jamais je n'ai voulu
arracher son butin au monde,
voyageur

j'ai traversé les âges, impénitent et sans but

André Lhote
La fenêtre à meneaux à Mermande (1940)


Ce corps


Apprends à vivre avec ce qui te heurte, ce qui te touche et se colle à ta peau.
En bonne intelligence. Elles sont...

Elles ont été si longues ces années !
Laisse les aigreurs, les mauvais sentiments. Tiens-toi dans le retrait, observe et te dégage, il est temps.

Vois comme il progresse dans son âge, comprends ce corps chaleureux si présent dans sa douleur. Qu’il s’en aille où il veut, quand bien même
ce serait vers le mal inéluctable.

De toutes les façons
tu souffriras de ses insuffisances, de sa réclame. Prends comme il va,
son chemin sué de pierres

Marie-Christine Palombit
Organique
(2013)


Partage


Plus le temps poussera son wagon suivant la douce oblique du rail – "Chauffeur, largue l'attelage" et la vie s'en va, grincent les eaux blanches – irrémédiable à ce point d'inertie

Et plus je paraîtrai ton semblable

Ta façon de choisir, échelle, et mesure aussi bien, toutes les choses que tu aimes et celles-là qui te révoltent, je ne veux rien en dire. Chacun fait son effort. Le butoir est au bout

N'y aura-t-il pas eu – avant que tout s'effondre, la lutte et le maintien, avec l'arrière-plan de nos souvenirs assumés

William Turner
Rain,steam and speed
(1844)


Regrets


On a remisé le jour au placard à l'heure où je vous parle, jeté bas la veste

À force de travail, les copeaux sont tombés. L’espace est dégagé mais la forme produite, fut­­-elle bien décidée ?

À force de vouloir, sais-je encore si je sais ?

Il faudrait oublier, recommencer dès le début, mettre ses pas dans les pas déjà passés, éviter d’avoir connu,

dévoiler à nouveau le grand jour

Serge Plagnol
Paysage de Pan avec stèle
(2008)



Le temps nous manque...


Pour atteindre au dehors
Nul jamais n’ira plus loin que soi-même
L'âge aussi vrai que l'enfance viendra
Du puits de lune où se trouvent les morts
Rien à craindre, ou fuir – ce n’est que reflet

Des profondeurs d'encre et de solitude
Quand la mer illusoire est sans refuge
Vaste pampa ouverte aux vents des cieux
Où l'homme n'est qu'une tête d'épingle
Plantée dans l’origine, durement

George Androutsos (2013)



L'inattendu


L'inattendu va revenir ce soir arbres si noirs. Il suffit d'un peu de vent, d’un léger déplacement. Un mot je suis, deux mots je tombe. Déjà désemparé

L'inattendu va refleurir, va ressortir de l'opacité du sommeil. Nous ne sommes plus qu’une machine verticale tournée vers le rien, recherchant à sa manière un ton, une simple note comme elle est

L'horloge rampe symétrique et nous surprend chaque jour sur le travail, à répéter les mêmes mots, à tracer les mêmes lettres. L'inattendu est au détour d'une route effondrée.

Écoute la syrinx, mécanique divine perforant l'étendue

Léon Bakst - Etude de décor pour
Le prélude à l'Après-midi d'un Faune
(1912)



Ta chance


Que te plaise le jet de dé sinon que rien ne change !

Que te plaise le jet de dé sinon que rien ne change !

Un jeu,
ce n’est qu’un jeu, le chiffre du hasard ou la lettre d’un enfant adressé au jour,
sans fin sous les voûtes du temps,

la lettre n’a pour lui de sens, ne dit jamais rien de son fait, sans mise ou tenue mais le gain est très considérable

Et le plaisir est bien de voir
cette faible lueur devenir une somme d’étoiles
– figure qui se forme et s’affirme

Plus tard cependant les feuilles de l’été, si long soit-il, finiront par tomber et brunir. Le temps passe imperceptible, va

du souvenir jusqu'à l'oubli. C’est aussi indubitable que le ciel assombri de demain

Diego Rivera
El arquitecto Jesus T. Acevedo
(1915)



Bout du monde


Quand voudrez-vous partir ?

Sera-ce demain si se lève le vent
qui vous agrée

Voyez des bateaux à quai les œuvres mortes
À deux pas du centre leurs mâts immobiles

plus rien ne bouge. Le temps s'est arrêté.
Aujourd'hui s’est endormi, demain peut-être

le souhaiterez-vous ?
Sait-on jamais quel sera

l’ampleur de la vague, de celle du vent
lorsque la pluie avec douceur

se met à tomber. Qui, résisterait
alors au sentiment ?

Henri Rivière
Le coucher de soleil (1898)
Tavik-Frantisek Šimon
Bateaux de pêche à Concarneau (1911)



Fragments


Toutes ces paroles échangées, toutes ces pensées en vrac sont ordinaires

L’océan se retire, selon le rythme et la scansion. La marée qui descend allonge les varechs

Bleus ou bruns, j’ai oublié quelle était la couleur de tes yeux

Chacun à sa manière attendait beaucoup de ce voyage. Dis, est-ce encore loin Florence ? Ou bien Venise où s'arrêtent les trains

L'équilibre du rail marquera notre action. Je vous salue grandes frayeurs. Le désastre est au bout, c'est certain

Plus j’avance, plus je m’éloigne, librement tourné vers l’éphémère, à chaque instant.
Fuyez blancs évadés !

Manolo Valdés
Matisse como pretexto
(1987)



Une heure


Il existe chaque soir une heure au moins, si l’on y prête attention, vague et solitaire, une heure à surseoir

Quand la poussière des souvenirs amassés de tant d’amis à sa manière s’est figée

Une heure dans la pénombre des volets fermés, au temps suspendu, quand les meubles prennent vie, parlent et grandissent

Qu’on n’y prenne garde. C’est aussi vrai que sont vrai les contes pour enfants qui n’en finissent jamais


Marguerite Gérard
L’Elève intéressante, détail (1786)




Étoile devant


Maisonnette peut être que fleur de saison
Ruine toujours
– Mon clos, ma toute noire
Je t'abandonne et je jette l'anneau
S'enfouisse !

Bague d'or en terre, vipère
Comme éclair venu de traverse me guérisse
Des beaux visages du bonheur
D'éternité de mort ensemble

Paul Klee
Tischgesellschaft
(1914)



Amie


ce qui entre ou qui sort
de ton royaume
est la part du rêve

est l'ivresse où mes yeux
s'accordent
aux tiens, est le don

d'une force nouvelle
tourné vers des futurs

nous nous sommes racontés
(dans) nos rêves nous

qui avons résidé longtemps
et pourchassé, ensemble

Dora Maar (1907-1997)
Série n°115 - Seconde moitié du XXème siècle



Anecdote


Madame Pereira
me fait part de l'étrange vérité d'un vol

de sa découverte et de sa résolution fortuite

Nous échangeons nos sacs
mais ce qu'elle me dit de cette affaire
(du triste sort d'un écolier)

je ne l'écoute pas
– Ah, le parfum de Nocibé qu'elle a !

« Càlem Velhotes Fine Tawnies »

Un porto numéroté
sera ma récompense à défaut du rêve,
Madame Pereira

Kees Van Dongen
La dame au chapeau noir (1908)



Vieille mère...


Vieille mère, aujourd'hui, que dis-tu ?

• Le genou me fait mal. La charge est trop lourde. C'est des sueurs et de ronds boulets noirs qu'on ressort à pleins seaux

Et la vie ?

• Aime pas la fileuse, elle nous a

Qu'elle est belle pourtant !

• Eh bien, cours-y donc !

Nicolaes Maes
De spinster, 1652-1662



Couteau du gel


Vous marchez à des fins extrêmes
N'y voyez pas
Mais vous marchez
Le quai de blocs glisse
Énormes sous la semelle
L'océan vous parle
D'une voix basse non comprise
Étroite la jetée, pontons qui s'étrécissent
Pressez-vous, pressez-vous
C'est l'embâcle !
Un corps flasque sur la vague se balance.
Vous avancez.
L'eau le ciel s'unissent gris

Franck Duminil (1933-2014)
Variations d'aube XV



Cendres


Quelqu’un est gisant
sur le socle inerte
d’une casemate
aux murs blancs

froide est la Provence
février revient
sans air, sans l’odeur
des lavandes

Quelqu’un lèvre blanche
la bouche entr‘ouverte
n’a plus rien à dire
et se tait

Quelqu’un s’est éteint
laissant épuisé
son seul et unique
vêtement

Ferdinand Hodler
Valentine Godé-Darel mourante (1915)

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte