Bifurcations

*



Le pas


Ce soir par la vitre claire
la campagne est une eau calme
Ce que tu vois n’est rien d’autre
que le ciel qui se retire,

comme une barque chavirée
dans la boue rouge du chemin, rien que des ombres en désordre qui s'avancent,
une fosse ouverte

au creux de noisetiers
N’entends-tu pas venir,
sonore à la lisière,
le pas
comme une promesse tardive,
comme un bouquet d'étoiles
offert à la croisée

Qu’y a-t-il à faire en ce lieu
sinon graver un nom sur chaque pierre, y déplier le jour, le peu de jour obstinément qui reste,
abrupt
en un millier d'ardoises

Aussi ton emblème sera
le visage des sentiers, l'accueil précaire
de leur destin

Giorgio Morandi
Paesaggio con alberi (1929)



Vivre autrement


Il eut été possible de vivre autrement, de jeter plus loin, des étages des regards vers les pavés, à deux pas de loger près des jardins,

la statue du Conquérant

Il eut suffi à un moment, de traverser la place, de heurter le cuivre d'un grand porche. C'eût été plus simple. Il eut suffi d’entrer par cette porte verte (je la vois encore).

Je me rappelle

Une certaine architecture de pierres jaunâtres, de très hautes fenêtres à carreaux bleutés où l'éclair s'enroule, la poussière de vieux soleils contre le mur noirci d'en face.

Les obus d'hier l'auront oublié, je pense

Le cours des choses fut tout autre. Une eau s'est écoulée, une eau mauvaise, grise une fumée. Un flot s’est répandu avec lenteur, pénétrant chacun des jours comme un poison.

Et ne reste plus qu’un goût de baies amères dans la bouche

Mais que s'est-il autrefois perdu que je parle d'un ailleurs, de quelque chose qui n'est pas, en aucun cas ne fut...

Louis Rochet
La statue de Guillaume le Conquérant
à Falaise (1851)



Dyssomnie


Le vent soulève la fenêtre, la fenêtre calmement respire. La pluie frappe le front des pierres

Le corps enfoncé sous les draps, il dort il respire le dormeur il remue, c'est une ombre.

Froide une sueur se répand sur son front

Le vent a entr’ouvert la porte de la chambre, la chambre a blanchi effrayée sous la lune

Le dormeur s'agite, il est perdu il bat la campagne, il est perdu dans ses rêves

Une buée refleurit dans un souffle. La nuit heurte la vitre, la nuit tourne au vert. Un arbre gèle,

Il est seul au milieu de la cour

Christel Hermann, née en 1951
« Sans titre E9 » T M sur résine



Shanshui


Beaucoup de lieux sont mélangés au moment du départ, des flots furieux battent l'acier des roches, en tout sens, d'acides buissons de groseille, c’est un espace frais étagé de théâtre où l'on entre

J'aime à n’avoir sous l'effort – je ne heurte du soulier que le caillou banal. L'air est en flamme, une douleur me fulgure à l'épaule, le chemin sans cesse repart dans l'étourdissement des heures qui passent

Quand l'étendue se découvre enfin, des cris stridents déchirent le ciel parfait. Un bond, il faut encore un bond, un dernier rebond par-dessus la tête des sapins, pour entre pierre et neige atteindre le refuge

Le cœur reprend son souffle, accueille la fatigue. Le café brûle dans les mains. La nuit lentement du creux du val que la nuée couvre isole tout

Ma Yuan – Face à la Lune
tableau déroulant – encre et couleurs sur soie
(fin XIIe – début XIIIe)



Un corps flotte


Souvent les pas nous mènent
vers ce lieu sans bords, la mer unie, le ciel démesuré confondus dans la grisaille

Lentement tourne sur son axe, le grand cylindre à musique, émetteur d'un son grave, qui – dans l'épaisseur de l'air – s'enfonce lentement

Il n'y a plus rien à voir, toutes les visions s'effacent dans cet unique vide gris. Une présence non située occupe l'autre côté de l'espace

La phrase s'achève la phrase en trois points noirs, bétonnés de fers rouillés, de quelques pontons hachés par les sables

La falaise comme un couteau pénètre les brouillards venus des pôles. Une mouette observe plane au-dessus, va se poser pour un temps sur un plongeoir.

Les pas nous mènent vers la jetée, nous poussent
à descendre les marches,
à toucher l'
eau

Gustave le Gray, La Grande Vague, 1857
papier albuminé d’après négatifs sur plaque de verre au collodion



La vie était simple...


La vie était simple
en ce temps-là ! Si simple si

vivante. C’était un bouquet
d’impatience pour demain,
une bouffée de soleils tôt venus,
une nichée d’oiseaux piaillant
qui becquette

Élan de sève ou de résine
Si simple vie, végétale poussée
comme givre du froid cristallin de la terre

Le ciel s’en va trop vite, le ciel
le soir s’assombrit par la lucarne,
s’en va jeter de pleines poignées
de vent qui vont bousculer les arbres

Comme une respiration
puissante allant sur le pays

Wang Hui (dynastie Ts'ing, 1632-1717)
Champs irrigués en bordure de lac sous la brume et la pluie



Resserrement


Noire,

une fine flamme fend l’air
pénètre par la porte
entr'ouverte l'été

– Phalènes qui tournoyaient
autour de la lampe,
vous vous brûlez les ailes
comme syllabes dispersées

Une ombre plus légère
qu’un pleur
a traversé la chambre.
Une minute éblouie
par un peu de fraîcheur.

Fixé dans l'angle mort,
le travail se resserre
en un point de lumière

Le temps
continue d’avancer
lentement vers le soir.
Aucun nuage ne recouvre plus le ciel,
la journée fut si chaude

Que les herbes
ont jauni
et les feuilles rouillé

Conversation d'alcôve
Par Kou K'ai-tche ou d'après lui
(344-406)



Toujours l'homme


Là-haut, un air glacial dégringolait des astres
La mer ressassait tout le temps la même phrase
Tourné vers l’effroyable hostilité des pierres
L’homme accroupi près du feu fabriquait son arme

Démuni, il sait qu’il devra bientôt se battre
Peu importe le prix, la chose ou le motif,
Ce n’est rien d’autre qu’un minuscule combat !
Fait qui jamais ne s’inscrira sur une table

Umberto Boccioni
Visioni simultanee (1911-1912)



Domaine


Après la traversée des bois, du pré qui dégringole et débouche inexplicablement
sur une route envahie de verdure, on est arrêté pour un instant par une grille aux épis de rouille, dont l’usage est perdu depuis longtemps

Une maison surplombe la colline, on arrive devant un nombre incommensurable de fenêtres., la façade est cassée de blanc, il n'y a plus rien qui veille, pas la moin- dre lumière.

(Pour un peu on entendrait les airs d’un bal au salon. La toupie du temps s’affole)

Des nuages gris là-haut, parcourent le ciel entier. Entre eux, un vide à vous donner le vertige, le vide là-haut du grand résonateur

On pousse des portes – à chaque fois sur une absence – un battement se répercute de chambre en chambre. Essaims de mouches, plafond qui bourdonnent

Egon Schiele
Maison avec des bardeaux
(1915)



Près du château


On a chamboulé les herbes de la colline en tous sens, les herbes qui sifflent sous le vent, bousculées disputées sans qu’on sache, et bleuies d’ombres

La colline est flanquée d’un ancien poulailler, d’un corps de ferme aux fenêtres occultées, lieu des batailles qu’on voudra, issues de l’endroit et de l’envers de nombreux débats – où sont donnés à chacun les plus mauvais des coups de bec

Des troncs noircis de noisetiers tracent dévastés dans les fonds benthiques du jardin une sorte de chiffre

Une première pluie fige les prés soudain, les vergers sont envahis l’un après l’autre

On peut entendre au loin le sifflement d'un merle qui pointe d'un or pur les groseilliers en sang

Paolo_Uccello
Battaglia di San Romano (1397)



En automne


À la marronne du soir, l'odeur des marais s’est répandue, on a frappé à grands coups répétés l'anneau du cœur

Des boiseries éclatent en lanières, il y a des bruissements noirs dans l'air, des choses qui tournoient, ce sont samares de frênes qui s’envolent, à tous vents

Il faut se taire obstinément, poursuivre un même songe par les sentiers bleuis quand l'aile triste d'une horloge aura sonné les heures ou bien l'éternité

Delphine Geliot - Paysages étoilés (2017/2018)



La montagne était là...


La montagne était là mais lointaine, inac-cessible en ses multiples roses, ses miroirs

L'ombre d’une hêtraie-sapinière, impatiente n'y-touchez-pas, se transforma en la broussaille. Les crêtes dépassées, ce fut un éboulis de chaleur, une main de géant qui s’ouvrit

Un soleil éternel s'y tenait sous la perfection du ciel, l'air de ces espaces délivrés était plus intense que l'herbe bleue du Kentucky

Aucune bête ni terrée ni une aile, rien qui se recroise dans leurs lignes de chance et de vie. Un air fabuleux se mit à souffler. On entendit le son d'une mandole, un chant clair d’une haute tension au désert de ces pentes

La montagne était là, simplement, visible et belle dans ses froids

Crête de la Cuquère
depuis la brèche de Charance



Lyncée


Personne au départ ne l’ignore, il n’est pas de retour, jamais ils ne reviennent pas un jour pas un seul n'est jamais revenu il n’y a pas d’arrêt il n’y a point d’appui

Ce qui se montre à l’évidence aujourd’hui sera l’erreur de demain

L'œil rivé sur les eaux noires, l'enfant a revêtu les habits de Lyncée. Il ne se fie plus qu’à son regard, il n’a plus qu’un seul recours, c’est celui des étoiles. Le bois de proue, le bois de chêne lui dit les routes possibles, quels écueils on évite

Il voit et prend courage, il voit cachées au travers des nuages les veines d'or, il suit les fortifications de la sardoine et de l'onyx – infailliblement des profondeurs, une église qui tinte

Lorenzo Costa – La nave Argo (~1500)
Fragment d'un coffre nuptial



Les mots s'animent...


Les mots s’animent le train siffle,
depuis le passage à niveau
d'hier jusqu’à celui d’aujour-
d'hui, quand s'abaisse la barrière

Inentendu,
un bruit en cache-t-il un autre ?
On ne voit rien nulle
part – vous êtes avertis
d'où que vienne la lumière

Vont les rails dans un sens,
et les idées dans l'autre.
Rien n’est sûr,
s’en vont les choses, et le temps
passe obstinément

Que voudriez-vous que je vous dise ?
Des mots, des mots, toujours des mots
et cette moitié qui leur manque
Désespérément

La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France
Texte de Blaise Cendrars
Couleurs simultanées de Sonia Delaunay



Dièse


Pour ce soir ce sera l'édredon et le pré qui varie avec, démantelé, sa palissade. Le temps est à la pluie

Tu te tiens là d'aplomb, bras serrant le corps, vois des mouvements que l'on dit imprévisibles

Au travers de cette haie, le village s'alourdit, vire au brun, les maisons n'ont plus de ventre

Le jour s'éteint

Cheveux rouges dans l'âtre, une danse dans l'âme, cela claque. Tourne-toi vers le feu qui ronfle dans la salle

La nuit ouvre le ciel

Paul Cézanne
La montagne Sainte Victoire (1904)



Quatre actions de fortune


Après la traversée, et les circuits et les travaux,
après chacune des allées, comme on revient sur le gagnage,
le temps fixe les plombs aux voiles du dehors

*
Si nous portons le même habit ces derniers temps, c’est qu’il nous va, c’est qu’il nous pose

Si toujours nous portons la même peau, n'empêche, elles

sont bien plus serrées les mailles, jour après jour,
sa trame recompose le lien de fleurs et d'arabesques

*
Malgré les désordres que sont, et la guinche des eaux et le désir futur de pomme

(le ciel, nous l'avons dessillé)

je crois qu'il leur faudra plus d'un quatre de chiffre pour nous prendre au piège

*
Une motion plus forte existe-t-elle aujourd’hui ? Vocable d'or dans une bouche,

je pique l'aiguille, je passe le fil – traverse l'aube

L'étoffe est endormie de vos pays

Les douze clefs de Basil Valentine, gravées par Matthaeus Merian (1593–1650)
et publiées en 1678 - Neuvième clef

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte