Carnet de tristesse
*

La nuit revient



L'air
Le paysage est immobile
La rivière ne coule plus
Les arbres sont figés
L'été s'est arrêté
C'est ton cœur qui bat dans cette poix
Peu à peu
Le masque de la nuit
Le masque frais
Tes vêtements qui ont moisi
Le mal qui te poursuit
Se sont collés à toi

Pablo Picasso
Nu étoilé (1936)

Grand Cahier.172.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.01 « ... »



Jetons au feu...



Jetons au feu ces vieilles nippes !
Dehors, le vent force à la porte
Les yeux pleins de poussière
Nous planterons des peupliers.
Souterrains, nous irons
Aux nappes d'eaux profondes

Asémie
Sergio Schmidt Iglesias (2017)

Grand Cahier.173.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.02 « ... »



Cosa



Du grenier s'échappe des colombes
Le pré au pommier porte un plus beau fruit
Terre, fraîcheur et tendresse des matins
Une chose, un corps noirci, meurt
Pourrit dans l'herbe muette

D'autres plus fortes sont venues

Jean Lurçat
L'île verte (1929)

Grand Cahier.174.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.03 « ... »



Voies rompues



La mer a monté jusque-là, route mouillée

Les mâts balancés, la voile ronde, flaques et talus font un paysage. Le ciel est de glace, batelier muet. Il fait un froid certain. La boue colle au talon, il faut un effort à chaque pas

Puis la route s'effondre au bord du bois, s'ouvre la plaine, l'étendue de la ville avec son poids de pierres

On entend, cela vient se briser, le bruit des ateliers, d'un garage aux portes rouges – le travail du fer, bruits des jardins ouvriers, pépiements, draps qui claquent

La route basse et droite continue vers le centre probable. C'est un après-midi calme qui se perd et la ville imperceptiblement s'étire

Michel Brouand
Palimpseste (2019)

Grand Cahier.175.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.04 « ... »



Cela s'achève



J'ai vu par la fenêtre une nuit la lune envahir tout l'espace. Le ciel jaunir. La terre dure

Ne fût jamais aussi froide. Je hais cette chambre emplie de larmes

Les murs gelés d'hier étaient illuminés, il y avait foule. Un jour de fête, on se prépare, on achète la terre entière pour un enfant

Je ne pourrais plus dormir. J'ai revu les amis. Ils m'ont laissé

Jan Sluijters
Paysage de pleine lune, 1910

Grand Cahier.176.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.05 « ... »



Lieux de pauvreté



Les fruits envolés et puis tombés iront renaître
en d'autres terres
La cour sablée s'entoure
De bâtiments, d'un poids de fenêtres mortes
L'hiver s'installe

— Vois ! Les branches raidies, les écorces mouillées, glissantes, et tout cela qui se tient et tremble. La vie n'est pas trouvée. Les lèvres sèches, les doigts bleuis par trop de froid, ne veille plus qu'une carcasse ! Qui voudrait rester au milieu de cette cour ? Le frêne qui se dit peuplé ? La coupure est nette à ses racines

Il suffit pourtant d'un corps, une ombre simple qui s'approche, et ce feuillage d'oiseaux devient jour surpris, air froissé

Pablo Picasso
Paysage de neige, ~ 1924

Grand Cahier.178.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.06 « ... »



La retrouvée



Pourquoi regretter ce qui fut, les jours morts, le temps gâché ? L'ennui de ces journées n'avait-il pas sa force ?

Il est rare mais c'est le sort commun, il est inespéré d'être là au bon moment quand, fugitive, une ombre coupe la route, surgie des haies, traverse et pour un bref instant s'arrête et te regarde.

Tu rentres et tu n'as rien saisi, rien n'est resté entre tes mains. Nulle image qui te hante si ce n'est le lent décours

Mais pourquoi regretter ?
Cette fine pluie d'hiver sur le toit calme, le fauteuil où tu t'assieds, la lampe
(est-ce toi lisant ou bien elle qui veille ?) dans le silence et le frais, à peine ponctué, à peine crispant la nuque,
oui,
cette mi-clarté d'hiver qui ne pèse pas comme un nuage gris, ce simple janvier sans une neige, lui aussi avait une richesse

Markus Lüpertz
Arkadien (Nacht) I (2018)
Markus Lüpertz
Die Verabredung (große Laterne - 1978)

Grand Cahier.180.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.07 « ... »



Le banc, l’herbe...



Le banc, l'herbe a blanchi. Les couleurs du matin sont plus visibles, chaque détail est plus tranché. Il fait un froid certain. La terre douce est un duvet

Si simples les images, et si nombreuses

Les mouettes tournent dans la cour avec un cri. Tout est calme. Il y a des ciseaux de soleil qui se glisse dans la chambre où tu reposes et sous tes paupières closes des rêves plein la tête

Raymond Guerrier
Composition (1975)

Grand Cahier.181.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.08 « ... »



C'est toujours la même cour...



C'est toujours la même cour, le même carré de bâtiments sans toit, carré de terre aplanie plantée d'arbres nus, lieu gris où vers quatre heures, certes les enfants pour l'éternité joueront, mais ceux-là aussi vont vieillir

C'est toujours la même cour et, puisque je bats retraite, cessent les cris, s'éloignent les bruits et d'entre ces murs s'éveillent, de quelle profondeur ? silencieuse et familière, une présence

René Magritte
La tempête (1932)

Grand Cahier.195.Cahier bleu-vert.008.Carnet de tristesse.09 « ... »

Vauverts
*

Partir



Il est trois heures. Dans une chambre aux limites de la ville, quelqu'un s'éveille. Il faut se lever. Les paupières sont lourdes et les rêves battent de l'aile. De nouveau, les doutes qui poignent

Mais il est trop tard, c'est l'heure. Couper la sonnerie, en silence et dans le noir, se lever, s'habiller

Hier, on a rempli le sac et consulté les cartes. Vérifier qu'on n'a rien oublié. Entrebâiller la porte en silence et partir…

Quand le coup de vent et la pointe du jour sépareront ciel et terre, ligne bleuissant, là-bas, près de la haie lointaine

Nicolas de Staël
Paysage du midi (1953)

Grand Cahier.591.Révolvie.005.Vauverts.00 « ... »



Bords de Meuse



Bien ancrée, vignée
de soleil, la rivière entre ses deux talus verts est aussi paisible que la tranchée du canal

On passe au-dessus puis au-dessous du pont
On est pris dans les nœuds du village On est pris essayant de démêler le mystère On ne se prendra pas la tête, malgré le contredit des cartes

Piégé entre quai et parapet, ici perdu là retrouvé en hésitation lévité pétaradant

Au final on est sorti quand même, grimpant avec difficultés par les tunnels
Ah qu’il est beau le pays
sur les bords de la route des alpages

Modeste-Jean Lhomme
Bords de Meuse (entre 1906 et... 2006)

Grand Cahier.558.Révolvie.005.Vauverts.01 « ... »



Transition



L’heure a mûri et bientôt va se jouer un beau match

Ils vont se battre sans vergogne entre les mâts. Jeu de nuages – c’est un go, et dans nos stratégies, des plumes de canard

La patrouille va fumer dans le vacarme tricolore. Les lumières sont grisées, les jaunes mais aussi les bleu-rose. Le bout du quai nous lance des signaux

Voyez comme les silhouettes des grands arbres nous surveillent, aux alentours du lac

Il faut toujours les vénérer du coin de l’œil…

Jérôme Bosch
L'homme-arbre (env. 1505)
Julie Perrin
Sans titre (2017)
Grand Cahier.559.Révolvie.005.Vauverts.02 « ... »



Calcarine



Jaunissent les blés des deux côtés de la route
La terre est un plâtre gris en train de sécher
Il y a à toutes les branches des fruits rouges
Les haies s’enchevêtrent de métal et de baies

Dans la campagne profondément je m’avance
Je pousse à la roue jusqu’au plan de Savonnières
Jusqu’au scintillement des eaux calmes du Cher
Où s’appuieront sur le vent les plus sombres gabares

Il me prend tout d’un coup l’envie de m’arrêter
Immobile, non loin des coteaux, dans les grottes
L’envie de voir, goutte après goutte prendre forme
La robe cristalline des menues objets

Félix Vallotton
Soirée sur la Loire '1923)

Grand Cahier.563.Révolvie.005.Vauverts.03 « ... »



H



J’aurais dû me douter de la nécessité d’un guide à l’évasion !

J’irai sans peur, j’irai quand même.
Je monte dans un tube rudimentaire que des vapeurs essentielles sont en train de remplir, un tube gris d’une époque cinquan­tenaire qui traversa les Sahara

Trente kilomètres… Juste une heure, mais ce n’est que le frigo, il a grillé l’alternateur… Dans quoi suis-je donc embarqué ?

Un diable rouge se balance à la fenêtre. Il me gâche la vue ! Allez, j’irai sans peur

jusqu’aux rives du Danube dans la fureur des bielles

Comme ils sont gros, ils sont avides, et se jettent dans vos bras, attaquent l’épaule ou la cheville. On entend qui bourdonnent des péniches

J’irai quand même,
photographiant des tracteurs verts, montant jusqu’au lac haut perché (perdu dans les Tyrol)

Ronde est la boule avec une boussole et pour gâcher le tout, un temps à déchausser les pneus

René Magritte - Le jockey perdu (1947)
René Magritte - Tracteur vert (1965)
Grand Cahier.565.Révolvie.005.Vauverts.04 « ... »



Ce que c'est que le sens



Si cœur premier tourne dans le sens d’une montre
au point x des engrenages paradoxaux
dans quel sens, cœur second tourne-t-il ?

de droite à gauche
et de bas en haut ?

Vous brûlez aussi bien
que mil trois cents voitures

Mais si cœurs
vous vous enflammez dans les banlieues,
dites-vous – qu’à la tangente alors –
on vous aime…

František Kupka
L'Acier Travaille (1927)


Grand Cahier.568.Révolvie.005.Vauverts.05 « ... »



Déblais



Relais bleus, filets violets, gaine bakélite
Langue de terre morte, poutrelles et feuilles
Sucre des bétons électriques qui s’enfuient
Qui s’alignent sur les rails, ou talus qui monte

TGV flèche de biais, verte
Dans les clues des eaux et des cages
Des bricolages sur les prés

Bouts de bois, à la belle
ordonnance, des sons
Des lointains qu’on entend

Derkovits Gyula
Háztetők (Toits - 1926)

Grand Cahier.569.Révolvie.005.Vauverts.06 « ... »



Habiter



Chaque jour on s’égare un peu plus
À suivre des chemins de traverse

On va, on avance sans savoir
Chacun souhaite rentrer chez lui

Qui le veut peut bien croire
Dans les lointains du monde,
Oublier d’être ici

Pourtant c’est bonne chose
Que de vivre au plus près
Du bleu des origines

Mais qui sait ce que c’est que de vivre
Lorsqu'au froid de la roche, la terre
En ses hautreurs est neige et se perd

Lita Albuquerque
Particle Horizon (2014)

Grand Cahier.577.Révolvie.005.Vauverts.07 « ... »



A piece of evidence



est une absurdité
Une évidence est un jour une clarté.
Est clair ce qui est délimité.
Le soi est la définition de la vie.
(Un intérieur, un extérieur – une limite
Il n'y a pas de parenthèse finale !
L'infini est sans limites.
Dieu n'est pas clair !
L'existence ...
A plus forte raison
La sienne

– Et je parle des raisons du langage, de

Ces mots,
Ces pièces à conviction, de quoi
Ces morceaux de preuve sont-ils ?... une évidence
De quelle évidence
Parlent-ils ?!

Yves Tanguy
Divisibilité indéfinie (1942)

Grand Cahier.581.Révolvie.005.Vauverts.08 « ... »



Aiôn



Ce temps que nous construisons
dans notre courte existence, qu’est-il donc

face à la mer
immensément improbable,
l’instant qui clapote dans la nuit –

Mer sans temps sans lieu sans bord,
qui jamais n’a commencé,
qui n’en finira jamais

Je voudrais que brille ici…
mais que peut bien vouloir dire – vouloir,
au sillon creusé des peines –

Comme une fleur éphémère,
une lueur de luciole
disparue dans l’instant même

Il y a quelque chose avant l’un qui n’est pas rien,
mais l’avant et le quelque chose sont de trop

Zao Wou Ki
Le vent pousse la mer (2004)

Grand Cahier.582.Révolvie.005.Vauverts.09 « ... »



Le reste e(s)t la question



L’aube est à peine achevée que déjà
un flot de questions m’envahit

Le soleil se couche la nuit s’avance
Il n’est plus rien tout est banal

Dîtes-moi ce que sont les nombres ?
Ce soir Pythagore à Crotone

Nerfs et cerveau d’Alcméon dîtes-moi

Ce que c’est que l’immense
Ce que c’est que l’aiôn

A-t-on jamais pu le comprendre ?

Alcméon (à gauche) et Pythagore à Crotone
Ludovico Graziani (1991)

Grand Cahier.585.Révolvie.005.Vauverts.10 « ... »



Dis



Dis, enfant perché
Sur le dos d’un homme
Où se cache-t-il
Le douroucouli
Des écorces noires ?

Douroucouli
Michel Guillet (2015)

Grand Cahier.587.Révolvie.005.Vauverts.11 « ... »



Ressac



Accroché aux barreaux
De l’échelle, incertain
Du temps où nous vivons –
Écoute les bribes de la phrase,

– portées comme akène
au fil du vent

Il est si court le temps
Qu’il nous est donné de vivre
L’estran, cette batture
Entre deux paquets de mer

à peine avons-nous compris
que déjà il nous faut disparaître

Nicolas de Staël
Plage (Paysage) - 1952

Grand Cahier.588.Révolvie.005.Vauverts.12 « ... »



U



plus tu écriras
univers
sur l’ensemble du ciel
moins tu en percevras
la lettre

tu auras beau de ta flamme
en déchirer le tissu
tu ne percevras rien de l’univers
qu’une déchirure

l’immensité
du monde (sa substance) inconnue
nous échappe toujours

Camille Flammarion
L'Atmosphère Météorologie Populaire (Paris, 1888)
Recolorié 2015

Grand Cahier.590.Révolvie.005.Vauverts.13 « ... »



Aujourd'hui



Je dis qu’il faut être... Veillant
professeur de sensualités

Réveilleur des émotions d’une âme endormie

Babillard remuant bras et jambes
dans le berceau de la nature

Je dis qu’il faut aimer aussi
la paisible férocité du jour

comme des nuits

Le jeu continu des couleurs
La profondeur de l’infini

Les beautés diverses du monde
La lumière oubliée qui montre

des Espaces, inconnus

Le lieu de notre jour et notre unique vue

Robert William Buss
Le rêve de Dickens (1875)

Grand Cahier.600.Révolvie.005.Vauverts.15 « ... »



Sisyphe



Un poème n’est jamais rien

– pendant très longtemps, je ne pense pas, je rêve ; j’y pense un peu, j’écris… mon poème va naître et… comment pourrait-il naître et n’être à jamais rien ?

Mais les raisons sont difficiles à démêler les raisons d’être et de passer de l’une à l’autre

Comme il va, comme il passe est un grand mystère

Qui donc est l’autre, est-ce l’auteur ou bien toi peut-être improbable lecteur Quand j’écris j’ai toujours en tête un autre qui me lit, et voit mes fautes, là, au lieu-dit à l’insu, m’empêchant d’aller bien ou mal où je voudrais…


Et plus tard quand tout est terminé, j’essaie d’oublier ce que j’ai écrit pour laisser l’autre y revenir, me lire en toute inconnaissance

Mais chaque fois il y a un rien, un petit rien d’être, un quelque chose qui ne va pas. Il n’est jamais content, jamais !

Je change alors, ajoute un mot, un mot que je regrette
un autre. Et recommence… ad libitum

Il faut pourtant qu’arrive un jour – Ai-je échoué ai-je réussi ?

Où je ne puisse jamais, où je ne puisse plus changer
quoi que ce soit

Il est en moi, dans tout mon être comme un tatouage indélébile, il est en moi la chair du monde

André Masson
Le mythe de Sysiphe (1926)

Grand Cahier.622.Révolvie.005.Vauverts.16 « ... »



Parallèles



Depuis longtemps, ces phrases que j’ai pu dire sont sans mémoire – depuis longtemps ces phrases (réécrites sans cesse) n’ont plus de liens avec moi-même

Elles sont
Comme des gens à qui je parle, ou qui me parle, mais que j’écoute à peine

– Fasciné par leur physionomie, la fréquence et le rythme des mots qui vont et qui viennent –

J’ai le souvenir sensible d’une inflexion de voix, d’un
geste de la main ; je note avec une précision photogra-
phique, une mimique musculaire, l’émotion affichée sur
leur visage, une expression faciale qui les éclaire,

Mais de ce qu’ils ont pu me dire, je n’ai pas retenu beaucoup, rien qu’une semblance – Et de mon côté, qu’aurais-je pu leur dire

À eux, vraiment voulais-je m’adresser – ou bien ces phrases n’étaient-elles adressées qu’à moi ?

Elles me sont devenues étrangères, elles ont suivi leur voie. Nous vivons, séparés par l’oubli

Désormais. Nos chemins de vie
Sont parallèles

Hans Hartung
T1966-H41, 1966

Grand Cahier.630.Révolvie.005.Vauverts.17 « ... »



Paroles



Tout proverbe a ses limites,

certains disent qu’il vaut mieux
parfois se taire – soit dit
le silence est d’or,

mais d’autres les entendant
affirmeront à l’inverse
la parole est d’or –
est marquée du sceau de l’or –
inscrite en lettres d’or, oui

c’est vrai, mais alors
il faut lire entre les lignes
là où il n’est pas de mots
mais des blancs ou des silences
ou l’absence d’une lettre
sur le clavier ‘azerty’
d’une Corona

Pour ma part je pense
que la poésie est l’or
des mots (
saisis en plein vol...
qu’il faut tamiser longtemps…
pour obtenir à la fin…
une pépite)
qui sera de silence ou
d’ébahissement

René Barranco
De l'or et des mots (2017)

Grand Cahier.631.Révolvie.005.Vauverts.18 « ... »

D'après
*

En asclépiades majeurs



Tu ne quaesieris (scire nefas) quem mihi, quem tibi
Finem di dederint, Leuconoe, nec Babylonios
Temptaris numeros. Vt melius quidquid erit pati,
Seu pluris hiemes seu tribuit Iuppiter ultimam,
Quae nunc oppositis debilitat pumicibus mare
Tyrrhenum. Sapias, uina liques et spatio breui
Spem longam reseces. Dum loquimur, fugerit inuida
Aetas : carpe diem, quam minimum credula postero


Horace, Odes, I, XI


Ne cherche pas à savoir (c’est sacrilège de le savoir) à quelle fin toi et moi nous sommes voués par les dieux

Fuis les horoscopes babyloniens, Leuconoé

Il vaut mieux supporter ta destinée comme elle vient, que Jupiter magnanime t’accorde encore plusieurs hivers ou que cet hiver qui se brise sur les rochers de la mer tyrrhénienne soit le dernier

Vis sagement, filtre ton vin, mesure tes plus longues espérances à la brièveté de la vie

Pendant que nous parlons, le temps déjà s’enfuit – jaloux

Cueille le jour

Crois le moins possible aux lendemains

Philippe de Champaigne (1602-1674)
Vanité

Grand Cahier.593.Révolvie.004.D'après.05 « ... »



Le mont Tchang-Nân



J'habite depuis peu le mont Tchong-nân

Au milieu du chemin de ma vie la vérité devint manifeste

J’ai fait bâtir une demeure tardive près des montagnes du Midi. On reconnaît l’esprit du lieu dans les détours du chemin qui serpente. Une joie m’envahit devant la beauté du paysage

Je veux m’y rendre seul

Je remonte jusqu’à la source le cours d’eau qui s’amenuise pour contempler la naissance des nuages

Voyez comme ils varient les semeurs de forêts ! Nos plaisanteries n’ont pas, à vrai dire, le souci du temps

Mais le tableau qui se cache dans cette facture se dévoile peu à peu

Et dans les poussières d’une dépouille de cigale je découvre tout ce qui flotte et qui flâne

Je veux, passé l’âge, appréhender dans le même instant le dehors et le dedans des choses

Vue de Si-Ngan-Fou
Chine, 19ème siècle

Grand Cahier.586.Révolvie.004.D'après.04 « ... »



Insatisfaction



Les vingt premières années de ma vie m’ont fait comprendre que le monde en valait la peine. Les cinq années suivantes, lumières et ténèbres devinrent les deux faces d'un même réel. Là où naît la lumière, l’ombre se brise. J'aborde aujourd’hui la trentaine, voici ce que je pense

« Plus profonde est la joie et plus profonde est la mélancolie, plus grand est le plaisir et plus grande est la souffrance

Qui veut les séparer ne tiendra pas le coup, qui veut s'en débarrasser fera vaciller le monde

L'argent est important mais, si vous accumulez les choses importantes, elles vous poursuivront dans votre sommeil

L'amour vous rend heureux mais, si vous augmentez le bonheur de l'amour, vous aurez la nostalgie du passé où vous n'aimiez pas encore

L'homme d’État qui emporte et enthousiasme des millions d'hommes, soutient sur son dos l'énorme poids du monde

Vous regrettez d'avoir oublié l'exquis repas auquel on vous avait convié. Mais ce festin, le goûter sur le bout du doigt ne vous aurez pas rassasié. Et vous auriez eu des relents à le dévorer jusqu’à n’en plus pouvoir »

Liang Kai – Un immortel
à l'encre éclaboussée (Début du XIIIème siècle)

Grand Cahier.490.Révolvie.004.D'après.03 « ... »



Elles surgissent du fond...



Elles surgissent du fond des champs dorés, les alouettes qui grisollent, tirelire, tirelire ! Elles croisent dans l’air leurs sœurs qui redescendent, formant une croix se rejoignant. J'en conclus, montant ou descendant, qu’elles continueront de ce côté-ci d’agir avec vigueur

Le printemps nous endort, les chats dédaignent les souris. L’homme est oublieux de ses dettes, il ne se soucie plus du lieu de l'âme et sa raison s'égare. Seules les fleurs jaunes du colza nous réveillent et le chant des alouettes

Je me souviens de Percy Shelley qui murmurait ces quelques vers

We look before and after
And pine for what is not :
Our sincerest laughter
With some pain is fraught ;
Our sweetest songs are those that tell of saddest thoughts.

Tourné vers le passé
Tourné vers l'avenir
Nous désirons ce qui n'est pas
Notre bonheur le plus sincère
Est le plus empreint de douleurs
Nos plus douces chansons nous disent nos plus tristes pensées

Paul Klee
La Machine à gazouiller
(Die Zwitscher-Maschine - 1922)

Grand Cahier.492.Révolvie.004.D'après.02 « ... »



La pensée dérive...



La pensée dérive seule en ces extrémités

Si le pied droit glisse sur le bord glisse d'une pierre anguleuse qui tangue le pied gauche rétablit l'équilibre et stabilise

Je n'ai pas eu mal, je me retrouve assis par bonheur sur un mètre carré de roche mais j'ai perdu la boite de peinture que je portais en bandoulière. Je me relève et je vois le lointain comme un seau d'eau renversé

Une cime. Elle est couverte d'ombres lourdes, couverte de verdures, des cryptomères sans doute, cyprès ou roses fleurs de cerisiers sauvages étagés – vagues traînées incolores plongées dans un épais brouillard

Je n’ai pas eu mal, je me relève et c'est pour voir, juste en face, au plus près qui se détache un mont chauve. On dirait qu'il va s'effondrer. Le flanc à nu me semble avoir été tranché d'un coup de hache. Il plonge à pic au fond de la vallée

Cet arbre sur le sommet, ce ne peut être qu'un pin rouge. Le ciel se découpe avec netteté entre les branches. J’avance jusqu'au bout des cent mètres où le chemin se perd mais cette cape rouge qui remue, y parviendrai-je en montant ?

Le chemin est difficile qui fait un angle aigu. Je contourne un rocher, je parviens à passer

J'aperçois sur le coteau des fleurs de colza. Le chemin s'aplanit maintenant. A droite il y a un taillis, à gauche les champs de colza qui restent en vue

De temps à autre je piétine des dents-de-lion, des gerbes de feuilles en dents de scie qui poussent à profusion avec une perle jaune en leur centre. Fasciné par le colza, je m'en veux d'avoir piétiné les dents-de-lion. Je me retourne et ce sont toujours des perles jaunes qui rayonnent au cœur des feuilles en dents de scie

Quelle insouciance ! Je continue de réfléchir

Mont Fuji et cryptomères
Kano Eitoku (1543-1590), époque de Momoyama (1568-1603)

Grand Cahier.491.Révolvie.004.D'après.01 « ... »



La fabrique du jardin



J’allais roue libre ce jour-là
sous la ramée ornamentales des charmes, emporté par la douceur du mail

Des hauts de la pagode
jusqu’à la septième perspective,
je déboulais

Rêves et clartés dans la tête j’écoutais, rythmes et sons, des mélodies
du passage des ombres fraîches peuplées d'insectes d'or. En bas dans le creuset, en haut vers les étages, des lumières

qui s’accrochaient aux branches. J'écoutais les sons qui toujours se répondent
la terre débordant qui s'ouvrait devant moi

Ces formes étaient-elles baroques ? Mais, nous les voyions être, ces formes...

Être avec simplicité, rien qu’être et s’épanouir, ressortir de l’obscure gravitation charnelle pour s’épanouir dans la transparence de l’air, mais substantiel.le

– Qu’un visage se donne, qu’un visage se cache,
laisse-toi guider par la route. Précaire et temporelle, tourne la roue

les minutes s'égrènent, la spirale du vent les disperse lorsque chantent les loups

Christy Lee Rogers
Muses - photographies aquatiques (2018)

Grand Cahier.119.Révolvie.004.D'après.06 « ... »



Je me suis levé trop tard



Le jour dans ses étoffes d'eau n'avait aucun courage. Le réveil sonna. Je me suis levé. J'ai pris le filet à provi-sions et je suis sorti

Il pleuvait. Des gouttes lourdes, éparses. Un camion passa sur la route brillante, camion chargé de troncs d'arbres (il y a là-bas des forêts humides au sol moussu), camion qui se dirigea vers le port où les troncs seraient embarqués

J'achetais le journal, le pain, le lait et je rentrai. La pluie se fit plus dense. Le soleil sans suite tirait ses rideaux

Rien, pas une aventure. Était-il vraiment trop tard ? Mais nul ne devrait l’ignorer, les commencements sont nombreux, et un jour parmi d’autres…

Quelqu’un est saisi par le col – celui de sa chemise, celui de son paletot – qu’importe qu’il fut idéal, car tout est flanqué par terre

Il a suffi qu’une chose (un être aperçu dans l’instant ou l’incertain souvenir – remembrance d’après) d’une chose qui nous fasse trébucher sur notre ombre ou son absence

pour que notre corps s’en aille à la recherche ; assuré de lui-même et sans crainte,
de ce qu’il va trouver et construire peut-être

n’ayant pour tout bagage que le demi-sourire de celui qui, tout d’un coup, ne sait plus rien déjà

Franz Marc
TierSchicksale (1913)

Grand Cahier.127.Révolvie.004.D'après.07 « ... »



Les indicateurs



Après les temps refroidis, de ces lieux de tristesse, les jours reviennent

Tels ces couples d'oiseaux – tourterelles qui boivent aux urnes fréquentées de marbre et de jaspe

Car les mots en leur for entretiennent eux aussi et le mort et le vif

Ils indiquent un chemin au milieu des possibles. Auprès d’eux j'ai conquis ma façon

Lien tissé et retissé à l'envers et à l'endroit, au motif d'une étoffe précieuse, antique dessin renaissant de ses cendres

Qui pousse de loin en loin, hors des broderies d’usage, de nombreux fils

Pablo Picasso
Les deux tourterelles doubles (1949)

Grand Cahier.140.Révolvie.004.D'après.10 « ... »



Cette idole...



Écoute les mots qu’elle (te dit et
qu’elle) prononce

à ton oreille, la fille
à lèvre d’orange

Il y a tant de choses qui sont dites,
compare

On la perçoit comme une orange
Le fruit à pulpe

dit la lèvre pulpeuse
et pareille à l’orange

donc aussi et au sens étendu,
la couleur

dit la lèvre est orange

Ni rose ni rouge
elle est bizarre et sensuelle

une fille bien étrange et dite
En trois mots

et connotée douze fois Ah,
la bonne phrase !

Amedeo Modigliani
Jeanne Hébuterne (1919)

Grand Cahier.143.Révolvie.004.D'après.09 « ... »



Une vie



Une vie de poète est temps de poésie, qui le met tout en œuvre, tout le temps de sa vie

Or que sait-il du temps – ce qu’il fait de sa vie ce qu’il en sait ce qu’il en dit – par le rythme du verbe, le mensonge en avant

Mais ce programme n’est pas l’impeccable que tu crois, de longue date élaboré. tu t'obstines à vouloir l'impossible

Le temps n'en finit pas de déserter le temps

Papillons, vous vous brûlez les ailes. Les mots vou-draient entrer qui cognent à la vitre, fascinantes chi-mères

Ce qui t’emporte et te retient, ce sont l’immensité du ciel, le vide éperdu des couleurs, et de l'autre côté, le jour réconfortant et la mort ressaisie

Afro Basaldella
(1969) Exp. La memoria ritrovata

Grand Cahier.146.Révolvie.004.D'après.11 « ... »



Beatris et Jehannet



Ce fut de nouveau la saison douce. Ils ont raison les rossignols de cajoler le temps, il est joli. Les prés verts sont de fleurs recouverts, les vergers se remplissent de fruits. Couleurs de froid perdues, couleurs retrouvées et revues. Que la rose est belle en son bruit au chapeau de la dame ! L'amant fait ses aveux, l'oiseau chante latin. Douce est la saison nouvelle, toutes choses s'éveillent qui de joie se maintient

Marc Chagall
Pour Ida (1933)

Grand Cahier.163.Révolvie.004.D'après.12 « ... »



Sonate d'été



Fruits pourris, odeur entêtante.
L'air est noir d'un essaim de mouches,
Arbres et buissons, au soleil
Sonnent, bourdonnantes clairières !

Brune et bleue la mare est profonde,
Flambant des reflets d’un feu d’herbes.
Ils chantent les murs de fleurs jaunes,
Et frémissent de cris d’amour.

Lents papillons qui se pourchassent,
Ivres, dansant dans les herbages,
Ton ombre s’étend sur le thym,
Les merles clairs chantent d’extase.

Un nuage exhibe ses seins
Raidis, feuilles et baies l'entourent.
Près des sombres sapins, vois
Qui grimace un squelette au violon.

Georg Trakl

Zdzislaw Beksinski (1929-2005)
Sans titre (~1990)

Grand Cahier.570.Révolvie.004.D'après.12 « ... »



Égine



Îles à l’horizon qui légères dansez
Entre le ciel et l’eau, ports et poussières d’iles
A peine précisées dans la blancheur de l’air
Seriez-vous lasses du bonheur d’émerger ?

La solitude affirme aujourd’hui son seul corps
Sculpture sans sculpteur, déesse sans les hommes
Géante femme, rien que femme. Trop parfaite
Pour qu’un homme ose même en vivre le désir

Elle seule élabore une courbe précise
De ces brumes de formes là-bas murmurant
L’animation s’enfouit dans la terre poreuse
La solitude au jour entière se dévoile

Elle s’abandonne, bras ouverts au soleil
Elle s’offre en pâture amusante au regard
Douce, elle attend la venue de l’unique germe
Et le flot agité pulvérise l’image

(in memoriam Yves Mahélin)

Henri Edmond Cross
Les Iles d'Or (1891-1892)

Grand Cahier.578.Révolvie.004.D'après.13 « ... »



Naissance



Nolan’n rêvant dans les hauteurs
Aux prémices des neiges
Iras-tu, vagabond
Soleilleux, homme allant
Sur les sentiers de nos montagnes,
Ambassadeur du Mvett
Nommer en bleu l’Atarega ?

Comment il fut – sans forme
Eyo’o surgissant du tout

Masque casque Fang
Gabon (~1950)

Grand Cahier.580.Révolvie.004.D'après.14 « ... »



Le gymnosophiste



Enfoncé dans la solitude 
Depuis longtemps rhinocéros
J’habitais l’arbre derrière moi 
Ce gros figuier qui présentait des cannelures 
Était de la taille d’un homme 

Je vivais de fruits et de fleurs 
J’observais règles et préceptes 
Vacant à la contemplation 
Respectant si bien la vie que pas même un chien
N’aurait trouvé os à ronger 

Le monde poussait sa racine 
Dans mon dos, le lait du monde 
Un creux au cœur de l’existence 
Aggravait les désirs. Je fuyais tout contact 
Immobile près du tombeau

La tentation de saint Antoine
de Gustave Flaubert (1874)
Odilon Redon

Grand Cahier.589.Révolvie.004.d'après.15 « ... »



Il y a



Toujours cette nature – au premier jour
Cet invraisemblable fouillis de nerfs

L’ordre du sauvage qui va nous dire
Qui va nous réfléchir vers le dehors

Il y a oui mais il n’y a personne
Personne à mettre au compte d’il y a

Rien s’avance masqué sans nous connaître
Et derrière le masque il n’y a rien

Rien que la mer, immense et multiforme
Où chaque influx ne rend justice à l’autre

avant de disparaître

Kurt Jackson
L'attrape-lumière (2002)

Grand Cahier.619.Révolvie.004.D'après.16 « ... »



La maison



de briques
est faite la maison, de vent est fait
le songe en son dedans

le songe
avec le vent s'enfuit
mais la maison perdure Elle insiste
la maison

attendant de nouveau(x) ...
à attendre
après les locataires
jusqu'au tourbillon prochain du vent

seule
la pensée résiste au temps
celle de Qui arrive
et qui s'en va,
seul
dans la métamorphose du moment

Paul Klee
Revolvierenden Haus - Maison tournante
(1921)

Grand Cahier.625.Révolvie.004.D'après.16 « ... »

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte