Le horzain


Le voyageur a dit :

J’ai quitté cette bouche d'ombre, sur le tard. J'ai marché très longtemps. La route conduisait jusqu’à cette trouée vers les terres – jusqu’à ce terme. Je débouche de l'ombre en lisière de forêt

Le voyageur a dit aussi :

Le ciel est un fleuve, une masse d'un seul bloc, un seul fleuve d'un bout à l'autre, une même eau, le ciel s’avance tout entier vers les confins du soir

Le voyageur s'attarde près de l'auberge,

on dirait qu’il écoute. Il aperçoit sur la place une fontaine de mélèze. Il boit une eau transparente. Elle est froide, et n’a pas de reflets

Le voyageur demande, le voyageur désire.

Un morceau de pain, le fil d’une musique, une taille à saisir, quelques danses qui l’entraînent, le baume d’un sourire
Le voyageur ne sait pas d’où il vient, sur quel seuil ni vers où il s’en va, il se tient obstinément sur le pas, à l’hui où l’on est, du jour sans rien savoir

Demain peut-être va-t-il partir. C’est sa façon
Reprendra-t-il la route ? au hasard, sans rien choisir, disparaissant dans l’ombre des grands arbres




À ses propos embarrassés...


À ses propos embarrassés,
le jeune homme répondit : « Suivez les cairns » puis s’en alla. Qu’y avait-il d’autre à faire ?

Il le vit s'éloigner dans la montagne suivant sans hésiter son chemin mais lui, perplexe dans son âge resta quelques minutes, à s’interroger encore

Quelle pouvait bien être la signification du parcours qu’il avait pris ? Quelle étrange proximité pouvait-on percevoir dans leur langue respective ?

Chacun poursuivant sa voie, il redescendit par la brèche, le jeune homme, quant à lui, grimpa jusqu'à toucher la corde d'une étoile

Moustier-Sainte-Marie



Minotaure


Ce sont bien elles que je poursuis !
Le croiriez-vous ? En me voyant ainsi, me diriez-vous chasseur ?

Depuis toujours autant qu'il m'en souvienne je demeure immobile. En mon for intérieur, j'espère j’attends je m'impatiente. Mon frein je ronge. Ce ne sont qu'intrigues et mauvais songes

Je suis – semeur de gravité. Je jette des cailloux dans le sentier du jour, je siffle je sifflote, prononce bien choisies quelques syllabes, un nom qui les intrigue, séduisante une note, qui va les attirer, que sais-je me cache en un fourré…

Jusqu’à ce qu’elles y viennent !

Pierre-Yves Trémois (1921-2020)
Le Minotaure
(1952)



Le désert


Disperse tes pensées au vent de sable quand l'heure viendra. Cette drôle de chose qui s'approche d'un pas majestueux, c'est le simoun à la démarche roulante

Les yeux te brûlent : brûle ton cœur. Au dehors est le grand vide

Sois patient, d'une patience puissante comme l'océan qui bat la falaise jusqu'à la faire s’effondrer. Que ta volonté soit souple comme une mèche de vent qui se courbe sur la dune

Lent et délicat est le temps refleuri de la rose des sables

Harassé par le blanc imprescriptible, le rouge au loin saignant et l'or pâle des journées, tous ces feuillets qui s'envolent, ces pages coloriées qu'on expédie sans rien savoir (sois tranquille) n'auront pas le destin éphémère de la rosée qui se dépose à l'aube et s'évanouit aux lueurs du soleil

Le désert est en tôle ondulée, le désert est rusé comme un fauve qui bondit avant même, d’avoir eu faim

Benedetta Segala
Vent de sable
(2007)



Le puits


Une étoile scintille au travers de la vitre...
Une larme longtemps persiste au coin de l’œil
Aucun rempart doré n’existe dans la nuit
Aucun mot n’existe, tous les mots sont usés
Le cadre de la vitre est noir infiniment

Nul jamais ne s’appuie au mur d'éternité
L'écart est grand, si prodigieuse est la distance
L'esprit s'endort. Que pourrait-il imaginer ?
Une eau du fond du puits remonte cristalline
Un froid va se loger dans l'angle du jardin

Mark Rothko
Blue, Green, Brown
(1952)



Au dehors


Lisse est le caillou de l’eau pour celui qui s’aventure, ignorant les chemins sur le socle d’une eau première, noire et stérile, douce au-dessous et sans mémoire

Plus étroite qu’une lame entre la vie et la mort est la barque s’en allant à l’estime, ignorant les étoiles sur la route incertaine,
ne sachant éviter ni les pluies ni les feux, et les Hyades, et la Chèvre d’Olène

Il sait comment faire pour dicter ses lois, si le temps veut qu’on raidisse les cordages ou qu’on relâche les écoutes, à quel moment ramener les antennes à mi-mât.

Il sait qu’il ne faut jamais laisser s’affoler le petit perroquet de couleur écarlate qui s’agite là-haut

Mais il ne ramènera rien de sa course au désert, si ce n’est le récit de frayeurs et d’épreuves.

Tous les lieux sont habités dorénavant.

On a dressé des murailles depuis les eaux fraîches de l’Araxe jusqu’aux rivières de givre de Thulé

d'après Sénèque – Medea, Acte II, Scène 3

Vieille carte
avec mer de monstres



Les Lusiades


Ainsi nous ouvrîmes ces mers

Que nulle génération n'avait ouvertes avant nous, voyant les îles nouvelles et les cieux nouveaux qu'avait découverts Henri le généreux

Laissant à main gauche les monts et les bourgs de Mauritanie, terre où jadis régna Antée

Car à main droite une autre terre, nous n'avons pas la certitude mais de son existence la présomption

***

« Assi fomos abrindo aqueles mares.
Que geração algùa não abriu,
As novas llhas vendo e os novos ares
Que o generoso Henrique descobriu ;
De Mauritânia os montes e lugares,
Terra que Anteu num tempo possuiu
Deixando à mão esquerda, que à direita
Não há certeza doutra, mas suspeita. »

Luís Vaz de Camões, Os Lusiades – Canto V Estrofe 4

Camoëns par François Gérard
(1770-1837)



L'infini


Toujours me fut chère
Cette ferme colline et cette haie qui, de toutes parts, dérobe à mes regards le lointain horizon.
Mais, solitaire, assis là regardant l'interminable espace au-delà d'elle, et le surhumain silence, dans mon esprit se forme une très profonde quiétude ;
Alors, peu s'en faut que le cœur ne défaille.
Et comme j'entends bruire
Le vent dans le feuillage ; cet infini silence, et cette voix, je les compare,
Je me souviens de l'éternel, et des saisons passées, de celle d'aujourd'hui, présente et vive
Et de son chant.
Aussi dans cette immensité s'abolit ma pensée.
Et dans cette mer… qu'il est doux le naufrage.

***

L'infinito

Sempre caro mi fu quest'ermo colle,
E questa siepe, che da tanta parte
Dell'ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma sedendo e mirando, interminati
Spazi di là da quella, e sovrumani
Silenzi, e profondissima quiete
Io nel pensier mi fingo ; ove per poco
Il cor non si spaura.
E come il vento
Odo stormir tra queste piante, io quello
Infinito silenzio a questa voce
Vo comparando : e mi sovvien l'eterno,
E le morte stagioni, e la presente
E viva, e il suon di lei.
Così tra questa
Immensità s'annega il pensier mio :
E il naufragar m'è dolce in questo mare.

Giacomo Leopardi – Canti XII

Biblioteca Nazionale
Napoli (1818-1819)



Les fées


Les cheveux que le vent secoua, claquent pleins d'étincelles quand tu les démêles, Ô peigne d'écaille, faiseur d'éclats

*


Otto von Guericke fabriqua une machine électrostatique constituée d'une sphère de soufre tournante. Il la frotta avec vigueur de ses mains rugueuses d'allemand. Il disait : « Les corps attirés par cette courte-boule – s'ils y touchent – s'électrifient, mais elle les repousse alors ! »

Stephen Gray suivi de Jean Desaguliers, protestant, parla d'un effluve qui dans les métaux circule et s'isole, vertu de la matière vitreuse ou résineuse. Il vit la terre immense comme un objet à disperser les charges. Expérimentateur, il suspendit à l'horizontale un jeune garçon par des fils de soie : comme il approchait des pieds nus de celui-ci un bâton électrique, il nota que le visage et les mains attiraient les feuilles du métal conducteur

Charles François de Cisternay Du Fay imita Stephen Gray en utilisant le verre et le copal. Il proposa un fluide vitré et un fluide résineux. Il inventa un électroscope à boules de moelle de sureau, à feuilles d’or et à fils. Il réussit à transmettre le long d'une corde mouillée un courant sur quatre cents mètres de distance

Georg Bose rafistola la machine de Guericke avec du crin de cheval. L'usage d'une brosse lui sembla préférable à la paume de ses mains pour provoquer la sphère de soufre tournante. Il la piqua d'une tige métallique pour ainsi générer, en dehors de la terre, la charge et l'étincelle

Jesse Ramsden remplaça le crin de Bose par des peignes, des coussinets recouverts d'or et la sphère de soufre par un disque de verre. Benjamin Franklin améliora le tout d'un coussin de cuir

Le parallélisme augmentant le rendement énergétique, Johann Gabriel Doppelmayr fut, dit-on, la première victime à succomber à cet éclair de foudre

Jim Harris - 2017
Johann Gabriel Doppelmayr probe



Les Aranes


Cuimhne Leachta fraîchissant sur les bords du chemin.

Lichens roses sur le grès venus des eaux, ces milliers de kilomètres de murs, ces feuillets de schiste

Sont mémoires d’une telle fatigue – germe et porte-croix, carrelets de sable et de varechs ressortis de la mer

Les mâchoires de fonte d'une pelleteuse raclent la roche qui résonne. Le ciel à perte de vue est aussi blanc que l'écume.

Dùn Aonghasa en cercles concentriques, vent, chevaux de frise, défense à l'Ouest aux pentes fracturées de l'île

Dún Aonghasa



En Saskatchewan


Après le temps, bien après
l'hiver – endormi, délaissé (quand la lumière est au plus bas), après la neige
sa lenteur indécise, comme une idée sous les grands froids – les espaces figés, les contrastes saillants, les chemins trop marqués –

quand la neige devient
sloche, que les tourbes renaissent – et la glace est grise et l'argile recolle – te faisant chaque fois un peu plus prisonnier
le soleil vient reprendre ses droits – instant turbide où s'accordent le roux et l'or – la macération des sols pour la prochaine levée, l'éclos
Maurice de Vlaminck (1876-1958)
Paysage d'hiver



Le voyageur s'est arrêté


Nombre de chemins sont possibles pour accéder à ces lieux, pour découvrir ces grandes places désertes entourées de porches crottés surdimensionnés à l’endroit des chevaux, depuis les venelles abruptes avec la rivière en contre-bas jusqu’aux escaliers de bois taillés dans la glaise du coteau

Il avait suivi le décor des anciennes ruelles. Il s'était approprié, numérateur de ses forces, une bâtisse dont l'usage s'est perdu, un vaste pavillon aux abords d'un jardin de clarté – remuements de vies infimes, âmes et souffles dans les hauteurs, chamboulements de boiseries sonores, et dans l’ouverture, un avancement de docks, une carène qui se détache, coquille de sable évoquant les cornes de la mer

Il appréciait (il désirait) depuis longtemps, il avait lucide choisi l'excès, l'exubérance, il invitait et déclarait que tous les travaux sont de lumière, que notre effort est une haleine de lumière

Il ne savait faire autrement que – trouver, et voulait le montrer, le tenir dans l’évidence, comme une flamme native

Une réduction eidétique du chien rouge, une laque. Plus rien en lui qui ne relève d'une folie. Il avait gardé le corps nettement tracé, brillamment détaché du fond, les membres bien élancés. Et la tête était posée là, à plat qui vous regarde

Toutes les têtes sont mortelles qui bouillonnent d’un sang noir. Étoupes de cordages qui ressortent et masques de goudron sur la toile. Il avait voulu que le matériau soit brut, la force aveugle, terrassée. Le genou tombant dans la poussière, nécessaire comme une blessure

Exposé au mieux, le jazz cryptogamique, le fluide vert. Comment l'homme devient le jardin du verbe, une écume libre, une parole lorsque la mer se retire et laisse longues s’étirer les algues

Par la fenêtre solitaire on pouvait voir les crêtes endormies, le coq de feu du soir qui brillait sur la Perrine

Michel Maurice - De nos frères blessés

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte