Il y a toujours quelque part...


Il y a toujours quelque part

dans le fond d'un jardin, les grandes marches du perron, une rampe de cuivre. On dirait les préparatifs

autrefois d'une fête abandonnée depuis longtemps.

Ce ne peut être qu'une nuit
d'été. La lumière – filtre
au-dessous de la porte,
descend doucement vers les ifs.

On parle :

si l'on parle c'est sans comprendre.
Il y a bien d'autres bruits sous
les pierres et dans les branches. L'air
fraîchit et s'ouvre sur le vide

immense des étoiles. Avec un froissement

léger de robe, un pas vif a monté chaque degré. Lorsque une main s’est posé sur la rampe

Paul Klee
Villa R - La maison au bord du chemin
(1919)

Grand Cahier.033.Refonds.002.Hortense.10

Pister


Combien de chemins seulement sont invisibles. Inaperçus, combien perdus malgré cela

Je peux suivre une trace obstinément
sans me tromper jusqu'à des berges de sable,
contourner le rocher rouge,
cueillir un coquillage, une tige d'eau verte.

Selon l'humeur,
poursuivre s'ils traversent
ou renoncer.

Je peux me retirer vers des lieux
aimant l'ombre où le silence repose,
fouler la mâche des feuillages,
débusquer de leur tanière de vieux soleils

Beaucoup de chemins où je vais sont invisibles. Aimés, tant désirés malgré cela

Jean Fautrier
Tourbes
(1959)

Grand Cahier.032.Refonds.008.Syllabes.03

Oublieuse


Elle est proche parfois si familière, parfois lointaine éva-nouie de forme,

mais de beautés. Nous ne saurons ni ne pourrons jamais la suivre. Elle est toute oublieuse, elle est de ses avis

Laissons-la poursuivre son chemin, n’effrayons pas le silence, écoutons plutôt ce que nous disent les choses – Ne sont-elles pas d’une même innocence ?

Plus soluble qu’un morceau de sucre dans le café de la pensée. Avec des reflets gris argentés autour, anneaux accro-chés l'un à l'autre comme rond de fumée

Quand nous disons, dans la foulée du nombre dans une rêverie sauvage, quand nous disons

vraiment selon de nos humeurs la pente, de nos couleurs affectives le penchant, avec l’expérience qui convient à notre âge,

que pourrions-nous espérer d’une rencontre au détour des allées ? si différente – elle qui fut, à jamais restée dans son indifférence

Jean Fautrier (1939)

Grand Cahier.031.Refonds.008.Syllabes.12

L'oiseleur


Un signe d'encre, oiseleur
dénote l'infini
Ton pas s'en va dans l'ombre du feuillage
L'épouvante comme
un trait qui chante, aigu et noir
traverse tout le siècle
Le soleil est une cage de poussière
oiseleur, un feu de la mémoire
sur les talons du chemin
Charles Lapicque
Portraits II
l'oiseleur (1962)

Grand Cahier.030.Refonds.008.Syllabes.00

Illipé


Pendant la saison des commencements
Des pâles fleurs des corolles, ses yeux
Sont éblouis de soleil. Du réel
Il ne distingue, ou du rêve ou du rien
Il est pressé d'arriver à lui-même
Il suffit d'un souffle léger de vent
Pour qu'il s'anime. Il ne veut pas le perdre
Le trésor, au poing serré de son être
Il va trop vite et parle obscurément

Cet arbre aux fruits n'est qu'ignorance
À la source des larmes qu'il apprenne

Jean Fautrier
L'arbre vert (1942)

Grand Cahier.029.Refonds.008.Syllabes.09

Étendard


Le temps n'ira pas s'améliorant. On ne voit par la vitre que les reflets de la lampe, on ne voit que la nuit noire. Il n'y a plus rien après. Il n’y a plus que des flaches de pluie contre le mur, des vents d'hiver

Le volet rabattu

Elles étaient à prévoir ces éclipses du temps, à quoi bon s'attarder. Au train où vont les choses, comme elles s’en vont, je parie une absence

Et je prédis qu’elle sera longue, aussi je me détourne et, sans me résigner le moins du monde, j’attrape une chaise – la pousse dans un coin

Je m’assois. Je m'attable. J'ai bon moral

Sous un angle de lumière plus étroit qu'une hutte, j’aperçois la paille des routes qui s'envole

Antoni Tàpies
Horizontal i bandera blanca
(1978)

Grand Cahier.028.Cahier bleu-vert.003.Perditions.07

Tout une fois


Au creux du jour, il repose, immobile, insoucieux, nuque appuyée contre le bois d'une solive. Il dort.

L'horizon s'est éloigné, il n'y a plus que l'air et l'eau, une ligne ouverte et monotone. Il se tient seul, remuant les lèvres sans rien dire –

Et le temps passe indifférent qui sasse et qui ressasse –

Une barque se balance sur le miroir du vent. Parmi les feuilles froissées d’automne, une feuille retombe.

Replié sur lui-même à lui-même semblable, il ne veut pas ouvrir les yeux, il ne veut pas se retourner.

Parfait amant, perdu dans l'ombre, il ne fait que dormir. Jamais ne se réveille, si fort que soit le bruit du monde.

Cy Twombly
Couronnement de Sesostris
(2000)

Grand Cahier.027.Refonds.006.Verger des eaux.12

En Saskatchewan


Après le temps, bien après
l'hiver – endormi, délaissé (quand la lumière est au plus bas), après la neige
sa lenteur indécise, comme une idée sous les grands froids – les espaces figés, les contrastes saillants, les chemins trop marqués –

quand la neige devient
sloche, que les tourbes renaissent – et la glace est grise et l'argile recolle – te faisant chaque fois un peu plus prisonnier
le soleil vient reprendre ses droits – instant turbide où s'accordent le roux et l'or – la macération des sols pour la prochaine levée, l'éclos
Maurice de Vlaminck (1876-1958)
Paysage d'hiver

Grand Cahier.026.Cahier bleu-vert.005.Le horzain.10

Minotaure


Ce sont bien elles que je poursuis !
Le croiriez-vous ? En me voyant ainsi, me diriez-vous chasseur ?

Depuis toujours autant qu'il m'en souvienne je de- meure immobile. En mon for intérieur, j'espère j’attends je m'impatiente. Mon frein je ronge. Ce ne sont qu'intrigues et mauvais songes

Je suis – semeur de gravité. Je jette des cailloux dans le sentier du jour, je siffle je sifflote, prononce bien choisies quelques syllabes, un nom qui les intrigue, sé- duisante une note, qui va les attirer, que sais-je me cache en un fourré...

Jusqu’à ce qu’elles y viennent !
Pierre-Yves Trémois (1921-2020)
Le Minotaure
(1951)

Grand Cahier.025.Cahier bleu-vert.005.Le horzain.02

Combles


Les gouttes glissent
au long des lignes désertées
Les notes font
la courte échelle à portée de l’oreille
les mots, à tue-tête s’alignent
et s’interpellent
et peu à peu
le fil

Trouve sa mesure et se courbe
– arrive au toucher de la terre
comme un long vivier qui s’égrène

Les années s’accumulent
le poème nous sauve
gouttent les mots noircis
sur le blanc de la page
résonnent en arpège
les notes des chansons

Les gouttes tombent sur la plage
quand s'éloigne la mer
éclatent en soleil bleuté
en couronne de lait...

S’ouvre d’un œil l’iris
au sable vert

Thierry Le Baill - Summa - Encre 2009
Thierry Le Baill
Longue bleue
(2015)

Grand Cahier.024.Révolvie.001.Les effets de l'aube.03

Ressemblances


ou bien Ce sont des pains d'abeilles bourdonnantes
ou bien des guêpes corsetées, tailladées dans le jour, chaque fois plus serrées

Insecte au goût de miel au venin de soleil

Une pêche existe-t-elle ?

une autre une autre encore réellement, de chacune d'elles nous est donnée l'idée, unique l'idée, issue d’elles née d’elles Et vérité pour toutes

Néanmoins existent-t-elles ?

Si je veux savoir indécis étonné
si… je… irrésistiblement traverser une eau claire
si venant d'un parfum doré le soir

il fallait distinguer mi-ombre mi-jour l'alberge mouchetée d’une pêche de plein-vent

Quoi de plus facile qu'une idée

Hans Reichel
Composition n°9
(1940)

Grand Cahier.023.Cahier bleu-vert.001.Ébauches.07

Recours au vent


Après que nous aurons jeté soudain l'hiver au feu les derniers fagots, pierre a gelé – griffes de glace, chandelle au nez, il ne restera que le froid qui heurte la porte par deux fois à hérisser la peau. Le sang se fige dans les veines. Recours au vent

Après que nous aurons l'été ratissé les champs plutôt jusqu'à midi les foins, en nage et fatigué, il ne restera que le soleil qui brûle et qui consume à laisser – de désespoir – tomber par deux fois le râteau. Plus une goutte de salive. Recours au vent

Jean Fautrier
L'orage (1948)

Grand Cahier.022.Refonds.008.Syllabes.05

Carcasse


On a marqué les chairs au poinçon, souligné d’un bleu délavé la chair des bêtes, empalée aux crocs des fers

Le métal est tâché de sang. Il a séché

Essorillés les mots sont oubliés, leur substance est abîmée, les mots sont évanouis et disparus, ils sont partis. Ils ont perdu le sens leurs traces d’autrefois sont effacées

Les scies les lames et les crocs fouillent les corps

La jeunesse a brûlé vite ses cartouches, en se risquant dehors elle a rompu s’est endurcie, gagnée par une usure trop forte. Un acide vert lui a rongé l'esprit

L’eau monte vers les hauts puis meurt en buée, éponge les gels, imprègne l'étal d'une odeur putride et tenace

Antoni Tàpies
Empremta de mà (1974)

Grand Cahier.021.Cahier bleu-vert.003.Perditions.05

Phosphores


Vais-je manquer encore cette moitié de moi-même ?

Les reflets du miroir sont endormis Le jour est absent la nuit infinie. Je m’éveille, bien avant que l’aurore ne soit levée, je me lève

J'aime le brusque saut du lit titubant les yeux frottés mi-clos, me préparer
(d'autres moi-même préférant un robuste café)
un thé léger un nuage de lait m'asseoir à la table de travail allumer l'écran

Signifier quelque chose, illuminer c’est sûr mais pour combien de temps ?

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c'est-à-dire, poser là une image, la situer en un sens rehausser le degré divaguer dans l'entre-deux des rêves et l'afficher

dans sa lumière, son pixel, avec le mot et l’oubli du point qui s'imposent

Paul Klee
Starker Traum (1929)

Grand Cahier.020.Cahier bleu-vert.001.Ébauches.06

La sterne



La sterne que la mer appelle
s'épaule sur le vent, genèse
de l'esprit que son aile fend
symétrique à son cri de braise

On dit qu’elle aime à nicher près des lagunes, celle qu’on nomme aussi la pierregarin, la Sterna hirundo fréquentant les presqu'îles et les îlots proprets et, colonies nombreuses, les plats rivages de la Loire.

Elle bâtit parfois vers les Grands Lacs, résultat d'un artifice dit-on, des radeaux de graviers.

Admirons le spectacle d'un plongeon. Le clignotement gris argenté dans l'air. Quelques instants de concentration lui suffisent pour repérer sa proie. Ne manquons pas si l'eau est claire et peu profonde, le piqué qui foudroie lançons ou sprats.

La sterne que la mer appelle
s'épaule sur le vent, genèse
de l'esprit que son aile fend
symétrique à son cri de braise

L'oiseau, 
de tous nos consanguins 
le plus ardent à vivre...
*
Saint-John Perse

Grand Cahier.019.Refonds.005.Vols.03

Passée la clôture


Il avait descendu,
sans vraiment s’en rendre compte,
jusqu’au rideau de verdure,
au pied d’eau.

Il avait atteint la limite extrême du bois,
longé un chemin ocre et pierreux.
On pouvait croire après ça
que le ciel irait mieux,

qu’il allait s’éclaircir

Le champ sur le coteau formait un angle,
une géométrie parfaite,
un alignement
de blés coupés d’une même hauteur

Le champ s’agrandissait, tapis dru
d'un jaune éclatant qui s'étendait
jusqu'en bas, se noyait
dans les flaches d’ombre du couchant.

Les herbes nouvellement levées
embaumaient sous les pas

Il atteignit, perdue dans la tristesse des brousses
et des eaux stagnantes,
par-delà la virginité des terres recluses,
une hutte noircie de fougères.

Il traversa l’étroite passerelle,
la coulée de béton,
s’appuyant à la rambarde métallique,
enjambant le silence

František Kupka
Ordonnance sur verticales en jaune
(1913)
František Kupka
Étude pour Ordonnance sur verticales
(1911-1913)

Grand Cahier.018.Cahier bleu-vert.003.Perditions.16

Passée la clôture


Il avait descendu, sans vraiment s'en rendre compte, jusqu’au rideau de verdure, au pied d’eau. Il avait atteint la limite extrême du bois, longé un chemin ocre et pierreux. On pouvait croire après ça que le ciel irait mieux, qu’il allait s’éclaircir

Le champ sur le coteau formait un angle, une géométrie parfaite, un alignement de blés coupés d’une même hauteur

Le champ s’agrandissait, tapis dru d'un jaune éclatant qui s'étendait jusqu'en bas, se noyait dans les flaches d’ombre du couchant.

Les herbes nouvellement levées embaumaient sous les pas

Il atteignit, perdue dans la tristesse des brousses et des eaux stagnantes, par-delà la virginité des terres recluses, une hutte noircie de fougères. Il traversa l’étroite passerelle, la coulée de béton, s’appuyant à la rambarde métallique, enjambant le silence

Nicolas de Stael
Sicile - vue d'Agrigente
(1954)

Grand Cahier.018.Cahier bleu-vert.003.Perditions.16

Dièse


Variation des prés par la baie du soir
Sous la nuée couvent les toits
D'un village brun

– Le jour connaît sa faute

Rouges les laines dans la salle éteinte,
Au creux du foyer brûle en vain
La braise qui varie

– La nuit ouvre le ciel

Egon Schiele
Wiese mit Dorf im Hintergrund II
1907)

Grand Cahier.017.Révolvie.002.Maisons de verre.07

Une rose commune...


Une rose commune 
Quotidienne une rose
Désirée de nouveau

Parfaite et sans appui
Elle est simple de cœur
Et n’a pas le souci
Des pensées importunes

Donnez-nous de ce vin
Ce qu'il en faut sans plus
Un grand corps reposé

Dites-nous haut et clair
Deux ou trois des paroles
Qui tournent qui sont miels
Comme guêpes des ruches

La terre est idéale
Les ombres apaisantes
La terre est exemplaire

Accueillons le sommeil
Toujours à l'improviste
Partons la rattraper
La belle chose rêvée

Édouard Vuillard
Roses roses
(1922)

Grand Cahier.016.Révolvie.001.Les effets de l'aube.02

Les vitres


Avec la vigueur
soudaine d’un coup de poing
vous dispensez
– vitres au cœur ensoleillé
– vitres délivrées printanières,
assaillies de beauté

tout un jeu de fusées jaunes qui s’enfuient

Si ce jardin liquide est un souci de fleurs,
voyez notre allégresse !

Sous le couvert du mauvais temps
– vitres des jours terreux,
vous vous fanez
rongées par l’ombre lourde des claveaux
et des sales nervures

– Vitres disparues,
voûtes du ciel au regard de travers,
aussi brûlées d’amertume
qu’un vin noir
répandu
Marc Chagall
La fenêtre sur l'île de Bréhat
(1924)

Grand Cahier.015.Cahier bleu-vert.001.Ebauches.05

Chaussée


C’est un froissement continuel
sur la chaussée le soir

Dards, dardelles,
garrot des phares, dansez, tournez,
envolez-vous rondes javelles

Allez-vous-en courir en ville

Illuminées les rues sont effrayantes
– étroites bouillonnant
d’orages de flammes de tungstène

Plus rien ne vit
plus rien ne meurt, ici tout brûle
On ne respire

Un chapelet de vitres éclate
sous l'affaissement de la nuit

André Masson
Orage dans la nuit (1963)

Grand Cahier.014.Révolvie.003.L'univers de la chauffe.01

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte