Quelques intranquillités
*

Je me dis que jamais...



Je me dis que jamais je ne pourrai partir d’ici, je me dis que je ne partirai pas avant d’avoir fini, je partirai toujours trop tôt, je me dis j’écris

Il me faudrait l’éternité…

Je n’aime pas les plaisirs répétés jusqu’à l’ennui, les faiblesses glorieuses qui se perdent dans l’oubli. Et je déteste trop la mort pour aller amonceler les cadavres du pouvoir

La liberté seule m’agrée, la liberté loin des platitudes et des banalités de l’humain

Le réconfort de la foi ne vaut pas le prix de ses fantômes. Et que dire des abstractions de la raison qui nous gâche un si beau voyage

Si loin de nous, si loin de nous que tout cela

Faisons table rase, décapons le vernis des bontés, la nécrose des sidérations sociales. L’art seul nous libère.

Une phrase bien construite…

Michel Maurice
Les exils - suite 7 (2009-2010)

Grand Cahier.605.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.01 « ... »



Une bruine de soleil



Une bruine de soleil soudain traversant les nuages expose la ville indubitable la ville où je vis au grand jour

Bien des indécisions de mon passé remontent à la surface. Une chose est certaine pourtant, celle que l’on voit depuis le pont qui enjambe une eau toujours nouvelle

Cette ville où je suis et qui m’est inconnue
– étranger sans mémoire, ne sachant pas comment il a pu parvenir jusqu’ici –

Car s’ignorer soi-même c’est vivre, s’affairer est le lieu du penser. La seule pensée le seul souci pour la plupart. Mais cette bruine d’un seul coup lustrale c’est notre motion

Notre monade la plus intime et la plus extrême, terre ouverte tout autant que fermée. Le cri remonté du fond de l’âme

Pascal Brachet
Ciel de Paris I (2018)

Grand Cahier.606.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.02 « ... »



Extérieur



Le sommeil qui naît des bruits de la pluie s’enfonce De tout le poids de sa monotonie grisâtre Dans le lit de la rue dans l’obscur

J’essaie de me tenir éveillé, debout contre la vitre

Mais cette chute effilochée d’une eau m’entraîne Vers les fonds où plus rien n’existe où il n’est plus rien à éprouver Ni les pensées ni les joies communes Ni les fortes distinctions qu’apporte

l’en-dehors au cœur. Et que reste-t-il de l’être alors ?

face à la tristesse de la pluie extérieure Les lointains disparus aux vallées encaissées Le frais et le rose multiple des montagnes

Rue pavé sous la pluie
Au bout de la rue (4 mars 1930)

Grand Cahier.608.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.03 « ... »



Choses du temps



Une chose affirme ses aîtres sous le halo d’une lune rousse. Si la pente des nuages est à la pluie, que nous dit‑elle des lendemains, avec l’expérience de son âge, proprement des environs ?

Assise à la fourche trifide du chemin, ayant même part – très spirituelle bien entendu autant que matérielle mais vivant dans le milieu qui lui convient et que, familier nous connaissons

Ou que nous croyons connaître car au bout du compte, au dehors elle nous échappe

Elle dont je tairai le nom – est le morceau d’une matière qui cause en moi une impression

Cette impression se compose des idées – qu’elle est d’une matière – que j’appelle sous cet aspect d’un nom – auquel est associé des buts et des usages

Cette chose n’est pas seule. Non. En elle se reflète, avec elle ou contre elle d’autres choses qui vivent, et la transforment, et lui confèrent une âme, allant ou venant de l’extérieur

Et nous, nous ne voyons que la lumière de tout cela – dans le jour, le petit jour où nous sommes, un parmi les autres constatant le signe et la couleur qu’elle a

Ses taches et ses éraflures – fruit du fouet des herbes du temps et qui forment toutes ensembles, le nombre le plus intime de son êtr

Auguste Herbin
Chêne-liège (1913)

Grand Cahier.612.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.04 « ... »



Science



Cet infime élément, d’une éternelle
durée, à peine plus

qu’un photophore, ce quoi d’agglutiné trois fois,
ce proton, et ces frères, multiples et semblables infini-
ment, sont-ils
tous

des dieux (uniques et inconnaissables) tournoyant un peu plus qu’un ½ (et matière, pourquoi donc ?) traîné précipité dans l’eau claire d’un hasard flamboyant…

mais, c’est un moi toujours
dans l’espace et le temps qui le dit
le perçoit

l’Univers

par la lucarne de ses yeux
par l’aiguille de son ouïe
et ni accède

à la dérobée que par le toucher grossier de ses mains.

… Et qui brait comme un âne !
Roberto Matta
X-space and the ego (1945)

Grand Cahier.635.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.05 « ... »



Enfance



À ce moment de notre enfance
Qui monte au ciel des balançoires
Tout est possible,
rien n’est réel
Et si parfois la chute arrive
On se relève on recommence
Ce n’est qu’un jeu un trop de vie
Une douleur sans conséquence

Que signifie en ce moment,
Le mot « dehors »
cette jetée d’exil
Il est alors sans expérience
On le bouscule ? Il recommence
À s’envoler dans la merveille
De tout le jour, dans la lumière
D’un grand soleil chargé d’idées

De tant de vies imaginées
Il rêve encore on voit briller
Tous les possibles dans ses yeux

Afro (Afro Basaldella)
Paysage (1968)

Grand Cahier.616.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.06 « ... »



D'une conscience



L’homme
saura-t-il un jour décrire la géographie de sa conscience, l’historien

dépoussiérer, établir et éclairer
d’un nouveau jour des archives de sensations

Créer pour la cuisine ou le laboratoire (entre chimie et alchimie) – d’une bouilloire de ses mots, d’une cornue de ses sens

Alliage de bronze et de glaive – le plus parfait des instruments

d’où sortira
ce miroir de nos rêves

avec la précision, la consistance et l’éclat d’une matière d’un or réel

générant son propre espace
sa propre histoire

créant une dimension nouvelle aux autres s’ajoutant, un monde

aussi bien d’une réelle égalité

Johann Daniel Mylius
Opus Medico-chymicum
Microcosme et macrocosme (copie, 1618)

Grand Cahier.636.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.07 « ... »



La malencontre



Chaque fois que j’ai voulu bâtir,
en me servant du matériau de mes rêves,
machinant par habitude

ce beau symbole
qui vise le grand autre

Une béance

chaque fois surgissait
de cette immensité, ouverte plus avant
me bousculait comme un pantin par le travers,
comme une marionnette,
un pauvre bout de chiffon
ballotté par le vent

Je me trouvais à chaque fois
un peu plus désarmé, vacant
au hasard dans les rues,
ne sachant plus quels étendards
haut-hisser
des prochaines batailles
Je n’ai pu retenir

qu’une fleur

À chaque fois une fleur sanglante des marais,
baignée d’une eau de clair de lune.

Marchant avec difficulté,
ignorant aveuglé,
chaque fois m’enfonçant plus avant
dans la boue
et la tourmente des roseaux
Gustave Moreau
Ulysse et les sirènes (1898)

Grand Cahier.617.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.08 « ... »



Le vieil homme



Lorsque la vie s’arrête, et que tous les collègues sont partis manger, inerte

en face du bureau sur le trottoir, ne reste plus que ce vieil homme, je l’observe

indifférent par la vitre – il est attentif à l’inexistant – et sait de la justice, l’injustice

Son regard sans plus rêver se détourne. Bientôt à jamais il s’écartera des hommes

Ce qu’il fut dans la vie, quelle importance !

Parti et revenu, aucun bâti, aucun oukase dit, jamais n'a résisté au temps. Les rêves jusqu’au bout
sont épuisés

Je le vois lentement s’éloigner et disparaître

dans un angle absolu
Son devoir de symbole accompli, se pourrait-il qu’il n’ait jamais vécu ?

Mohammed Kamici
Sans titre (1942-2003)

Grand Cahier.618.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.09 « ... »



Cœur tors



Les pages perdues où je consigne
Ces quelques instants de mon passé
Je les lis parfois et m’interroge
Sur leur poids de sens et de possibles

À quoi ont-elles bien pu servir
A qui serviront-elles encore
Qui était celui qui écrivait

Suis-je moi-même lorsque j’écris
Disparu depuis longtemps plus loin
Absent. Où suis-je en cet instant,
cœur

  tors, brûlé épuisé de lumière
Comme le tournesol dramatique
Comme en haut l’homme distinguant mal
Les aîtres vivant dans la vallée

*

Ainsi je me contemple moi-même
Paysage indistinct très confus
Brouillard dans l’âme – nu accablé
Comme une lettre d’adieu qu’on ferme
Sous l’étouffement des conclusions

Perpétuellement je me réveille
A l’envi de crier à tue-tête
Ressortissant d’un sommeil profond

Allant d’une sensation à l’autre
Comme le cortège des nuages
parsemant de soleils reverdis
l’herbe tâchée d’ombres des prairies
Salvador Dali
Les Efforts stériles
Cenicitas (Petites cendres), 1927-1928

Grand Cahier.620.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.10 « ... »



Préfère



Tu me dis que le parfait
Jamais… ne se manifeste

Préférer le saint qui pleure
au dieu taiseux, inhumain,
Au monstre d’indifférence.

Disons que décidément
L’absolu n’existe pas

Oui, préfère au monstre d’in-
différence, inhumain, au
dieu taiseux le saint qui pleure

De longtemps je te l’accorde.

Rien n’a plus de vie je crois
Dans ces sortes d’infinis

Jérôme Bosch
La tentation de Saint Antoine (~1490)

Grand Cahier.621.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.11 « ... »



Destin



Sur le toit seul au monde

Voir, c’est être éloigné
lucide et arrêté.
Analysant cela
je deviens étranger

À trop voir on s’aveugle,
on en perd le langage
les choses se retirent

Être homme, c’est savoir
l’incompréhensible
et le sans-fond de la boite

Il y a des paquets
qui sont bien ficelés
dont l’adresse est nulle part

Il y a des couteaux
ou des clefs pour ouvrir
Il y a les livres (des autres)
dont les pages sont blanches

ou remplies de poussière,
et il faut les récrire

– L’émotion est dehors
dans la clarté, multiple

– L’émotion est dedans
unitive et profonde

Une pensée me revient,
s’écoule une rivière
Jacques Pasquier
Chrysalide (2003)
František Kupka
Motif Hindou (1919)

Grand Cahier.637.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.12 « ... »



Si vivre...



Si vivre c’était de se tenir à la fenêtre
Éternellement immobile
Comme un panache de fumée
Si vivre était toujours
Ce même instant crépusculaire
Venu endolorir la courbe des collines
Si vivre était du moins
Ne rien commettre aucune action
Ne rien permettre
À nos lèvres blanchies du péché d’un seul mot
Si vivre était
Pouvoir tenir cet impossible

Pablo Picasso
Table devant la fenêtyre à Saint-Raphaël (1919)

Grand Cahier.599.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.13 « ... »

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte