Déroulé


Chemin, l’écheveau du chemin se dévide vers la gauche, inaperçu parmi la poudre des rochers, des écailles anguleuses hérissées de touffes de pins sauvages, une forme peut-être et vague un rêve de dragon dans la brume

De biais l'emprunte un homme que suit le plus petit des hommes son portefaix

Au détour d'une paroi de papier (elle s’évanouit de blan- cheur, la tête fière) la quille d'un village surgit dans le clairsemé des baumes, le désordre des nuées

Est-ce un casque, des bois râcheux de guerrier qui s'a- vancent, des toits peints de sang courbés comme des sabres ?

Terrés de frayeurs dans leur nid de chaumes et de bran- ches, les hommes disparaissent, ne se voient plus ; rien ne se voit plus que la peur

Les buissons crissent d'aragnes. Le pinceau a tracé dans le ciel déchiqueté d'orages, tout un jeu de plans effondrés involontaires, tout un jeu de plis dans l'air, d'œils de kami, de froissements

Sous les arbres noircis qui l'ombragent, le chemin, c'est aussi parfois la fraîcheur du ruisseau, le lait d'un serpent dans les anfractuosités de la terre, un enfant, un vieillard aux longues manches traversant le pont de pierres

C’est une rampe qui s'incline, un rideau qui coulisse et qui s'ouvre, une autre vue, des branches qui percent à même la roche fleurie. Le damier des joncs envahissant l'espace des eaux plates

Jusqu'aux mâts détourés, jusqu’à ces quelques pavillons frais badigeonnés ; les hommes s'affairent, marchandent sous l'auvent ; une barque se perd dans les vapeurs du lac

雪舟 等楊

Grand Cahier.123.HŌEIDŌ.007.Sur la route.57


Sesshû Toyo
Sansui chokan (1486)


***
Détail - centre du lé 2/6
Détail du précédent - partie gauche
Détail du précédent - partie droite

Haboku sansui

*
Sesshû Toyo - Haboku sansui (1495)

Sesshû Toyo


Trois brindilles de mûrier
Font un temple
La couleur naît
Des portes du ciel. À peine
L'encre touche-t-elle une figure
Celui-ci gravit des marches
Rien,
Une paix
Sur la montagne où se perd
Le sentier
Le mot s'évase


雪舟 等楊

Grand Cahier.122.Sur la route.Sesshû Toyo.00.Haboku sansui




Maison de verre


24 fois 40 blocs carrelés. Et encore 24 fois 80 morceaux de verre et plus, scellés dans l'acier

Comme une lanterne japonaise qui flotte dans l'espace, comme une membrane translucide inondée par le soleil, la lune et les étoiles

Une double échelle jaune de flammes soudain l'éveille

Rouge est la signature dans le métal

Machine à vivre
aux yeux de tous. Machinerie de théâtre
pour se mettre en scène, beau navire
de l'âme.

Contre les parois de glace des vannes ouvrent les feux à la cantonade. Étages sur pilotis où le spectacle se déroule

La maison est un décor de verre... de verre et de bronze. La maison est rubis de neige où fleurit l'arbre

31, rue Saint-Guillaume (Paris 7ème)
Architecte Pierre Chareau (1928)

Grand Cahier.121.Révolvie.002.Maisons de verre.01

Athanor


La montagne s'identifie au four
Avec ses bains-marie
Ses charbons et ses cendres
La maison en est la partie supérieure
La chambre et le couvercle de verre
Le vaisseau de l’alambic forme un nid
Où dragon et sa femme vivent
Le feu se résout dans l'humide
Mais la lune s'imprègne du soleil
Leur fils tourne au blanc et au rouge
Le serpent aussi devient rouge. A l'origine
Feu, faible ou fort selon la volonté
Il habite une caverne
Les Indes Orientales se colorent vif-argent

Athanor
Laboratoire alchimique
XVIIème siècle

Grand Cahier.120.Révolvie.003.L'univers de la chauffe.06

La fabrique du jardin


J’allais roue libre ce jour-là
sous la ramée ornamentales des charmes, emporté par la douceur du mail Depuis

la vue là-haut de la pagode
jusqu’à la septième perspective,
je déboulais

Tout était souffrance et mourait tout reprenait vie j’écoutais les rythmes et les sons, les mélodies

au passage des ombres, sous une peuplée d'insectes En bas dans le creuset, en haut vers les étages, les ors

les sangs qui s’accrochaient, le fer de la roue qui piétinait, le sang qui battait

contre les tempes
débordante la terre
devant moi La fourrure des eaux sous le capuchon des larmes s'étendait

à perte de vue Tout serait
à reconstruire
Ces formes ces êtres

au plus près, alentour dans la spirale maintenant chaque fois plus serrée seul désormais : tout

à reconstruire
à ressortir de l'obscure
gravité charnelle

Christy Lee Rogers
Muses - photographies aquatiques (2018)

Grand Cahier.119.Révolvie.004.D'après.06

Est-il aux alentours...


Est-il, aux alentours d'un transparent gazon des prés, plus parfait miroir, plus argenté qu'une eau fraîche, une source inconnue sans rien ni chants d'oiseaux qui troublent, ni feuilles tombées des arbres qui l'ombragent,

Est-il un lieu plus propice au repos...

N'éprouvez-vous pas devant tout ce silence – comme une inquiétude ?
Souvenez-vous d'elle,

Elle qui s'est retirée, le front rougi – quelle honte, quelle honte – solitaire
vers quelques fonderies

De son corps desséché, les os et les rochers, bois obscurs qui résonnaient, rendez sa voix qui ne peut que redire, qui jamais ne se peut détacher

Shoichi HASEGAWA
Verger
(1973)

Grand Cahier.118.Refonds.006.Verger des eaux.01

Toujours l'homme


Là-haut, un air glacial dégringolait des astres
Tout le temps la mer ressassait la même phrase
Tourné vers l’effroyable hostilité des pierres
L’homme accroupi près du feu fabriquait son arme

Démuni, il sait qu’il devra bientôt se battre
Peu importe le prix, la chose ou le motif,
Ce n’est rien d’autre qu’un minuscule combat !
Fait qui jamais ne s’inscrira sur une table

Umberto Boccioni
Stati d'animoI - Quelli che vanno (1911)

Grand Cahier.117.Dispersions.006.Bifurcations.08

À la dame de turquoise


Selon le vœu et la formule, mettez près de la source des chiffons aux branches.

Que l’eau claire emporte ces fleurs offertes, ces feuilles qui s’enroulent en guirlande au fil du courant.

Passez le petit pont de bois, penchez-vous, et par le milieu de la rambarde faites briller vos pièces d’or.

Ou plutôt non, préférez quelques menues monnaies sans valeur comme autant de lettres indéchiffrables.

Pensez fortement une chose, une seule avec force, elle aura peut-être pour vous, dans la suitée des jours, un sens

Shoichi HASEGAWA
Au cours de la vie (1973)

Grand Cahier.116.Refonds.006.Verger des eaux.04

Zocalo


J’y rêverai peut-être en mourant…
Qui ne peut que se perdre en un temps
improbable

J’ai le désir, ne serait-ce qu’un moment,
d’un climat plus salubre,
d’une place quadrillée de soleil
où les hommes tiendraient debout dans le silence,

aiguilles immobiles
résolvant l’équation des heures

Je voudrais sur ce banc de fer forgé,
aller m’asseoir
pour lire à l’ombre un livre, l’ombre puissante
des verts âhuacuahuitls 

De la terrasse surélevée d’un café de jade, porter
mes regards vers les ruelles
à petits pavés ronds sans voitures ;
vers les fleurs orange qui percent du feuillage
des flamboyants,
couleurs des bougainvillées,  jacarandas,
acacias où jouent les écureuils ;
vers les bouquets de ballons de polyester
de rose et d’argent

Je voudrais en faire le tour,
m’en aller discourir avec lenteur, reconnaître
chaque point cardinal sous le ciel bleu,
et pour finir m’approcher
de cet espace interdit ou presque – si n’étaient
les enfants, là à trouver le passage –
colonne musicale décorée,
kiosque désert légèrement décentré
qui s’anime

lorsque la nuit met en scène le son
inventeur de demain





Grand Cahier.115.Refonds.001.Solitudes.10

Au caliduc


L’hiver s’avançait très loin dans la saison, l’hiver bousculait la campagne avec rudesse, plus rien d’autre n’existait que l’hiver, plus rien d’autre que la neige

La pièce était déserte en son milieu. Un poêle de faïence chuintait, bleue dans un angle comme une écharde plantée

Il suffisait au locataire de ces lieux de monter les deux ou trois marches que nul panneau n’interdisait – de se retirer du froid pour trouver dans cette zone une loge à ne pas vivre

Le nombre des hommes depuis longtemps s’amenuisait, piétinant la cendre sans rien voir. S’ils s’apprêtaient à disparaître, ce ne pouvait être que par ce goulet malgré la masse incom-mensurable de leurs biens, les yeux salis de suie, le dos courbé

L’un d’eux parfois tombait sur le côté, dans le coin le plus sombre. Il commençait à creuser dans le sillon, à dessiner sans comprendre des formes imprécises, des pentagrammes, une sorte d’alphabet composé de cercles et de croix, laissant glisser lentement une fine poussière entre ses doigts

Winterthurer Kachelöfen

Grand Cahier.114.Cahier bleu-vert.007.Parages.16

Kauma


Vous vous épanouissez
dans la lumière
de la jeunesse,
violettes ce matin

Lierre de frais ramage,
cœur vrillé d’ombres, le lierre
des heures se déroule.
Je tiens tout entier
dans le silence des heures

Large
comme un contre-exemple,
la terrasse fardée de soleil
est le prétexte à ouvrir
quatre prunelles de vin noir
au jour

Que la parole y soit féconde,
l’exclamation d’une voix d’homme

Verger d’avril.
On a posé l’échelle
contre le cerisier.
Les cerises sont rouges. Elles
tacheront les mains.
Tout au fond du ciel,
un été brûlant s’annonce

Shoichi HASEGAWA
Rapsodie
(1980)


Grand Cahier.113.Refonds.006.Verger des eaux.02

Les approches


Il y a beaucoup trop de blanc
De cris d’ivoire en haut des toits
Comment pourrais-je regarder ?

Je ferme l’œil au blanc qui hurle.

Que puis-je espérer des fumées 
Des suies du foyer qui s’élèvent
L’air est une étoffe d’eau grise

Le dernier coin de bleu s’efface
Un froid intense s’est blotti
Au carré neutre du clocher –

Roux de gueule

Les aboiements furieux d’un chien
De mur en mur se répercutent

Chassant les passants
Paul Klee
L'homme approximatif
de Tristan Tzara (1931)

Grand Cahier.112.Révolvie.003.L'univers de la chauffe.12

Le peintre


Nombreux sont les chemins permettant d’accéder à ces lieux, ces grandes places découvertes – places désertes entourées de porches crottés – surdimensionnés à l’endroit des chevaux, depuis les venelles abruptes avec la rivière en contre-bas jusqu’aux escaliers de bois taillés dans la glaise du coteau

Il avait suivi le décor des anciennes ruelles. Il s'était approprié, numérateur de ses forces, une bâtisse dont l'usage s'est perdu, un vaste pavillon aux abords

d'un jardin de clarté –
remuements de vies infimes,
âmes et souffles dans les hauteurs,
chamboulements de boiseries sonores,

et dans l’ouverture, un avancement de docks, une carène qui se détache, coquille de sable évoquant les cornes de la mer

Il appréciait (il désirait) depuis longtemps, il avait lucide choisi l'excès, l'exubérance, il invitait et déclarait que tous les travaux sont de lumière, que notre effort est une haleine de lumière

Il ne savait faire autrement que – trouver, et voulait le montrer, le tenir dans l’évidence, comme une flamme native

Une réduction eidétique
du chien rouge,
une laque
Plus rien en lui qui ne relève
d'une folie. Il avait gardé
le corps nettement tracé,
brillamment détaché du fond,
les membres bien élancés.
Et la tête était posée là,
à plat
qui vous regarde

Toutes les têtes sont mortelles qui bouillonnent d’un sang noir. Étoupes de cordages qui ressortent et masques de goudron sur la toile. Il avait voulu que le matériau soit brut, la force aveugle, terrassée. Le genou tombant dans la poussière, nécessaire comme une blessure

Exposé au mieux,
le jazz cryptogamique,
le fluide vert
Comment l'homme devient
le jardin du verbe,
une écume libre, une parole
lorsque la mer se retire
et laisse longues s’étirer les algues

Par la fenêtre solitaire on pouvait voir les crêtes endor- mies, le coq de feu du soir qui brillait sur la Perrine

Michel Maurice
De nos frères blessés
(2017)

Grand Cahier.111.Cahier bleu-vert.005.Le horzain.11

Chien rouge


Chien qui se mord, fauve qui grogne, folie tournante que le poil d'une idée raidit, touffes de pensées que la rage reborde

Je plains ta vie restreinte à son grillage de rosiers

Chien mordre
Chien d'avril perdu
Chien réel dans sa fiente
Chien qui happe et qui se blesse, chien
Sans issue

Ton maître dit qu'il t'aime, qu'il te laisse croupir là pour ton bien. D'ailleurs cela suffit n'est-ce pas, où irais‑tu courir, vers quels espaces libres de la cour ?

Tourne, ton maître te nourrit, tourne, ton maître t’apaise, d’un peu de sa parole, des lippées de ses franches. Il t'aime, dit-il. Il t'aime...

Franz Marc
Der rote Hund (1911)

Grand Cahier.110.Refonds.003.Ighizan.00

Il court...


Il court –
il court au travers des champs
d’herbes mauvaises,
remués de vents et de soleils d'après‑midi –
hurlements de cristal, rayures
dans toute l'étendue
du bleu

Ighizan souffre,
Ighizan pleure au pied de l'arbre.
Sa fuite est improbable,
vers où pourrait-il fuir ?
Il pleure.
Les cercles du ciel
doucement s'engrènent

– Passe la tête et vois
le très grand vide,
animent les astres,
détache une pomme Ighizan.
Aussi longtemps qu'il le faudra, ouvre
une blancheur.
Géomètre puisque tu sais,
aux environs du cœur, donne-nous
l'exacte mesure

Camille Flammarion
D'après la gravure de L'atmosphère, météorologie populaire
(1888)

Grand Cahier.109.Refonds.003.Ighizan.02

Ighizan en ces lieux...


Ighizan en ces lieux songe.
Il pose un genou,
son corps se délasse,
au point noué d'un tapis de Tunis.

Une musique tourne, fait la roue,
s'y mêle une tristesse et le désir
qui va, qui s'agrandit.
Sa tête d'aube libère
une envolée de merles blancs

Dans le grenier, parmi
les feuillets de pluie, les feuillets
de soleil, roi vêtu d’encre et de papier
chaque jour, Ighizan resonge.

Nul ne sait jusqu'où il s'en ira,
nul ne sait s'il franchira.
Grossi de menaces,
tout le ciel se prépare.
Un fin cheveu noir borne sa tombe

Encre de Victor Hugo
Voilures (1862)

Grand Cahier.108.Refonds.003.Ighizan.03

Turzhunell

Zao Wou-Ki
Danse de la neige
(1955)

L'hiver s'élargit dans la grisaille. Cette frilosité palpitante de plumes, blanches comme fragile rubanée blanc grisé de collier noir, de ses griffes marque l'indéchiffrable carré de l'ardoise ;

L'ergot qui gratte traces la raye elle s'ébroue.

L'hiver est calme, et rien n'arrêtera jamais la pluie soyeuse et monotone, ni la lucarne ouverte au dernier cran.

Le jardin, je le dis dépeigné, ce matin triste, est-il triste ? à du mal à composer avec un jeu de folles amourettes et de longues fétuques, le jardin est envahi, le pont craque et glisse, on ne pourra bientôt plus passer.

L'oiseau, 
de tous nos consanguins 
le plus ardent à vivre...
*
Saint-John Perse

L'épervier


Mario Prassinos
Tapisserie de l'atelier Suzanne Goubely (Aubusson)
d'après le carton « Cherchez l'oiseau »
(1956)

L'épervier, que lui importe, n'est pas un homme.

Il chasse, il chasse l'oiseau, il se mange. Battent ses ailes, battent rapides ses ailes arrondies.

Assipiter nissus, zagaie dans les planches du vent, gris-bleu sombre délavé de fauve.

Tu es chez toi, je te décris : sourcil blanc étroit ou absent, rouge orangé sur les joues et les flancs. Ta femelle est grande, tes petits sont grands, de liserés roussâtres dessus, barrés de bruns plus larges dessous. Tu aimes les pins, les lieux secs, et la résine pour ton nid.

Étincelle au soleil, alternant, ailes à demi-repliées, les séries de coups dans l'air et, œil scrutateur, les longs vols planés.

Pourquoi craindrais-tu l'homme, tu vas dans ses jardins, furtif, toujours aux aguets, tu t'y avances.

Si l'on te voit, c'est la panique,
Épervier !

L'oiseau, 
de tous nos consanguins 
le plus ardent à vivre...
*
Saint-John Perse

Psyché sous les houles


La feuille.
Celle de l'aspen, aussi feuille et suc de l'érable
Celle qui se joue, qui est flamme – ici redite
En tous lieux mille fois
Dans les prairies d'eau et le vert fuseau des peupliers
La petite miroitante qui se retrousse

Au vent, la page
Au lieu-dit perdu de la page
Les mots nombreux sont oubliés, sont repris
Seront imprimés
A peine en pointillés, dans les marges
Et la transparence d'esprit

Le coup d'aile, le battement
Ailes qui battaient, qui tant de fois ont battu l'air
Noires, le signe inlassablement répété
Parmi les jours et les nuits
La chair du rythme l’humus du temps

Le grain, le trésor amassé, le silo de paillettes
Foison du grain de blé
Par quoi cela commença-t-il ?
Géminé, lettre à mordre, si dur sous la dent
Que l'homme, que l'homme à la dent dur
Cailloux de soleil

L'encre !

Tosa Mitsuoki
Érable d'automne aux laisses de poèmes
(entre 1654 et 1681)

Grand Cahier.105.Cahier bleu-vert.004.Scories.10

Articles les plus consultés


à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte