Syllabes


Voici le point important : PARTI PRIS DES CHOSES égale COMPTE TENU DES MOTS.
Certains textes auront plus de PPC à l'alliage, d'autres plus de CTM... Peu importe. Il faut qu'il y ait en tout cas de l'un et de l'autre.Sinon, rien de fait.


... Donner à jouir à l'esprit humain.
Non pas seulement donné à voir, donné à jouir au sens de la vue (de la vue de l'esprit), non ! donné à jouir à ce sens qui se place dans l'arrière-gorge : à égale distance de la bouche (de la langue) et des oreilles. Et qui est le sens de la formulation, du Verbe.
Ce qui sort de là a plus d'autorité que tout au monde : de là sortent la Loi et les Prophètes. Ce sens qui jouit plus encore quand on lit que quand on écoute (mais aussi quand on écoute), quand on récite (ou déclame), quand-on-pense-et-qu'on-l'écrit.
Le regard-de-telle-sorte-qu'on-le-parle


Francis Ponge - Sidi-Madani
My creativ method (1947-1948)


Jean Fautrier (1944)




Nous ne savons penser...


Nous ne savons penser qu'avec des bouts de langue, à chacun de leurs termes, rongés par l'ombre et par l'oubli

Haies de papyrus accrochées dans les eaux troubles – faisceaux de tiges abritant tout un monde sauvage – triangles dénoués en thyrse de jeunesse

Mainte fois battues, Jadis, sur la table mouillée, lamelles croisées que blanchit le soleil, vous receviez des hommes affairés la marque pour les siècles

Le halo d'une faible lanterne sur la rampe du fleuve s'avance. Ce n'est qu'une petite barque égyptienne, silencieuse dans la nuit, extrêmement étroite et fragile. Tous les mots qui précèdent ont sombré, lentilles d'eau qui s'écartent, insaisissables, fuyantes sans fin


Jean Fautrier-Composition



Sans cesse


Que te disent l'os et l'écaille de la tortue piquetés par le feu, Prince, quelle est cette voix qui s’éveille par le travers des signes, aussi neuve que le jour renaissant à chaque fois de ses cendres ?

Le sens aux multiples visages, le même sens, qu'il s'accorde alors, tels ces chiffres sur le socle gravé d'une statue de la déesse dans les grottes d'améthyste

Aujourd'hui que rien failli ne peut plus rien retenir, le temps échappe à toute prise. Qu'est-ce donc là qui bat l'heure à n'en plus finir ? Comment pourrais-tu résister ?

Tiens ta langue, compte les syllabes, tu dois en ajuster précisément le rythme

Un homme peut bien mettre de l'ordre dans ses papiers : d'abord qu'il paye ses quittances ! vider les tiroirs, balayer devant sa porte. Il peut écrire un dernier mot avec de l'encre

Il aura préparé son départ. Les rails, la gare, là-bas la neige

Jean Fautrier
L'encrier (de Jean Paulhan)
1948



Il se mit à chanter


À chaque fois que je m'approche, à chaque fois que je m'accoude
C’est le même plaisir immédiat, c’est la même douleur qui s’éveille
Accroché à l'écho d'une voix entendue dès l'enfance, une voix que je rêve, que j'entends, jeune et qui chante légère, ressentie le long du corps ensommeillé
À chaque fois, à chaque phrase déchiffrée, à chaque feuille agrafée de grand format sur le mur de crépi d'une chambre

C'était l'été, je ne me souviens plus des mots, j'en ai même oublié l'émotion. Elle est pourtant vivace, habillée de jachère, incompréhensible, elle venait de
L'oiseau le feurre
L'arme

Et depuis ce jour j'ai tâché de reproduire, dans les temps qui m'étaient impartis, les conditions de sa venue

Jean Fautrier - Trois têtes (1954)



Pister


Combien de chemins seulement sont invisibles. Inaperçus, combien perdus malgré cela

Je peux suivre une trace obstinément
sans me tromper jusqu'à des berges de sable,
contourner le rocher rouge,
cueillir un coquillage, une tige d'eau verte.

Selon l'humeur,
poursuivre s'ils traversent
ou renoncer.

Je peux me retirer vers des lieux
aimant l'ombre où le silence repose,
fouler la mâche des feuillages,
débusquer de leur tanière de vieux soleils

Beaucoup de chemins où je vais sont invisibles. Aimés, tant désirés malgré cela

Jean Fautrier - Tourbes (1959)



Celui qui s'en va, celui qui reste


De celui qui s'en va que dirai-je ?
S'il est parti, c'est pour trouver,
une chose ou l'autre, légère et dorée
à la manière d'un insecte,
une pince au cœur qui l'aura bousculé

C'est pour prendre le chemin roulant
de ses rêves. Il ira jusqu’au bout
malgré la douleur qui le taraude, il s’y rendra
quand bien même il boiterait.
Longue, incertaine est la route sous les talons

Mais pour celui qui reste s'impose,
la lutte et le maintien
avec l'arrière-plan des souvenirs assumés.
Le rabat du dedans,
le labeur qui macère

Et cet homme penché, attentionné
au rythme de la phrase,
de sa fenêtre où scintillent des lampes, aura toujours
entre des murs chargés de bleus, signes du soir
comme un goût de miel sur la langue

Jean Fautrier
Tête d'otage (1944)



Recours au vent


Après que nous aurons jeté soudain l'hiver au feu les derniers fagots, pierre a gelé – griffes de glace, chandelle au nez, il ne restera que le froid qui heurte la porte par deux fois à hérisser la peau. Le sang se fige dans les veines. Recours au vent

Après que nous aurons l'été ratissé les champs plutôt jusqu'à midi les foins, en nage et fatigué, il ne restera que le soleil qui brûle et qui consume à laisser – de désespoir – tomber par deux fois le râteau. Plus une goutte de salive. Recours au vent

Jean Fautrier (1949)



Chasseur en ce temps-là


Chaque matin, j'allais poser de frais délié, attentif à ce qui viendrait s'inscrire, blanches sur les pages de l'aube (grive jocasse ou merle noir parmi les vignes) appâtés par jeux de conséquences et miroirs, mes pièges, mes lacs garnis de gluau, mes rets ; j'allais mais, sans la ruse ça n’allait pas suffire, sans le brisement du silence, car j'imite et fascine d'un souffle au travers du corps, les tromperies d'un appeau ; la besace pleine, j’aurais voulu contenir le chant ! ce mot très haut perché, difficile à surprendre, j’aurais, mais ça n'était jamais ça – ça n'était que duvets dépenaillés, plumes cassées, chair sanglante, chairs tremblantes et chaudes, et à jamais la source ne pourrait l’épuiser. Irrassasié, déçu, le cœur insatisfait, j'allais, c'est sûr, de nouveau me lever tôt, à recommencer la chimère


Jean Fautrier (1926)



Entre vaud et valais


De soigneuses plantations de petites oranges vertes et de fermes abricots, tout leur être à n'être pas encore,  vives enserrés dans la chaleur

J'ai soif et ne peux boire
qu'une eau de chaude réglisse au fil des routes poussiéreuses, je marche vers la plus extrême des fatigues

Franc-bord, alpes bernoises, suivant le cours d'une calme rivière, j'avise une grotte – je paye mon écot, à l'entrée poinçonne le ticket, j'admire

Une fontaine figée, j'évite une méduse de craie, j'enjambe instable une rambarde
Touche l'eau
Plat poisson nu sans yeux sous les spots

Paul Klee - Magie des poissons (1925)



Si elles n'existaient pas...


Si elles n’existaient pas, il faudrait les inventer. Nous n'avons apporter qu'une substance mauvaise au moulin. Nous ne croyons plus comme autrefois les reconnaître en un regard, passé le seuil des larmes délicieuses. Nous voudrions, après avoir bien réfléchi et ressenti le poids de tout ce temps de silence et de solitude, trouver au bord des mots des choses très légères – des ombres qui filent sur la route, des fumées d'herbes près du talus, des bruits tranquilles, des grappes de fleurs minuscules et sucrées. Comme une voix qui vibre et qui s'apaise et qui s'accorde avec elles

(Nos pensées sont tristes et le songe est amer au cœur qui nous renverse)


Jean Fautrier - Bouquet (1928)



Illipé


Pendant la saison des commencements
Des pâles fleurs des corolles, ses yeux
Sont éblouis de soleil. Du réel
Il ne distingue, ou du rêve ou du rien
Il est pressé d'arriver à lui-même
Il suffit d'un souffle léger de vent
Pour qu'il s'anime. Il ne veut pas le perdre
Le trésor, au poing serré de son être
Il va trop vite et parle obscurément

Cet arbre aux fruits n'est qu'ignorance
A la source des larmes qu'il apprenne

Jean Fautrier, L'arbre vert (1942)



J'aurai beau faucher les prés...


J'aurai beau faucher les prés
Cueillir les pommes au pommier
Vertes, rien n'y fera
Le mur va s'écrouler

Ceci pour dire que la terre était belle
Mais qui donc nous retient ?
C’est merveille quand un œil va s’ouvrir
Il y a dieu dit-on, vieille idée
Le paysage s’ouvre et se repose
Mais je préfère ici rassembler quelques pierres
Pour peu de temps

Jean Fautrier, Les arbres (1943)



Veille


Vienne la nuit dans sa froideur de reine, s'élargissent les murs

Une aile inverse frappe l'air, la lampe s'allume, blanche dans le bleu des tombes, des sommations infinies d'étoiles

Mais c’est bien elle, qui nous regarde à la fenêtre, nous retient dans l'ordre, et nous oriente

Vers ce point de suspension, lieu que nous aimons d'une géométrie austère

Il n'y a que peu de choses

Une chaise de paille brune, des vêtements d'hiver, le lit, une couverture en chaude laine, l'oreiller de fleurs de cachemire, un livre

Qui fut ouvert ou fut jeté

Soulage (1959)



Oublieuse


Elle est proche parfois si familière, parfois lointaine éva-nouie de forme,

mais de beautés. Nous ne saurons ni ne pourrons jamais la suivre. Elle est toute oublieuse, elle est de ses avis

Laissons-la poursuivre son chemin, n’effrayons pas le silence, écoutons plutôt ce que nous disent les choses – Ne sont-elles pas d’une même innocence ?

Plus soluble qu’un morceau de sucre dans le café de la pensée. Avec des reflets gris argentés autour, anneaux accro-chés l'un à l'autre comme rond de fumée

Quand nous disons, dans la foulée du nombre dans une rêverie sauvage, quand nous disons

vraiment selon de nos humeurs la pente, de nos couleurs affectives le penchant, avec l’expérience qui convient à notre âge,

que pourrions-nous espérer d’une rencontre au détour des allées ? si différente – elle qui fut, à jamais restée dans son indifférence

Jean Fautrier (1939)



Retour en terre


L'heure est triste, en vérité. Il en est ainsi depuis toujours quand l'heure avance. N’être pas là, ne pas y être, n’être pas né serait bien mieux – en dernière extrémité

Mais depuis peu, je regarde et je sais, avec une roue dans le cœur qui commence à tourner, le lieu maintenant où nous sommes

Avant qu’elle ne revienne, il en faudra des cent, des mille et des mille à tourner autour de l'astre, tourner autour de ce point de lumière si paisible dans la nuit

Avant que l'herbe ne repousse, l'infime regain des mots qu’on a perdus, qu’on a oublié depuis longtemps, l'héliotrope des mots qui ressortent des êtres

C’est ainsi que j'ai vécu, progressant parcourant cette disposition, depuis toujours dans l'obsession que j’en avais, sans aucune haine en vérité, lentement, jusqu’à ce qu’il soit l’heure

Pierre Alechinsky, Niveau d'eau I V XII IV (2013/2014)



Peut-être un verre...


Peut-être un verre, une chaleur de rhum, la déception d'un souvenir toujours dysharmonique, peut-être suffit-il que la radio diffuse une musique

Le sable se creuse. Le sable s'anime d'un crabe, issu de nulle part une bête pour le moins curieuse, une chose articulée, et qui va de travers

Peut-être venait-il du lac, peut-être s'éveillait-il à l'existence comme sèmes de l'eau, si calme si bleu qui, en d'autres circonstances eut déroulé une si naturelle gravitation


Jean Fautrier, Composition (1958)



L'inutile


Écrit-on une chose une seule une fois

Le peu de choses qui nous tient à cœur, peut-être une motion perçue, autrefois entrevue sur un chemin des écoliers, qui va prendre une vie, et pour des années nous laisser désemparé sur le bord, affublé à chercher le nom. On affabule

Dès les premiers coups de vent le chapeau s'envole. Ces brindilles qu'on amasse ont-elles un sens ?

On dérange, on bouscule en vain, l'immensité réduite à rien, on se déplace. L'heure a passé. Il se fait tard. On est gagné par la fatigue, on étouffe à regret un dernier bâillement

« Allez petit, à quoi ça sert de se frotter les paupières ». On s'endort, il est temps


Jean Fautrier,
L'Homme qui est malheureux,
1947



Depuis Lascaux


Marquée des fers des manganèses des couleurs premières, quand l’esprit réchampit de l’ombre – car vraisemblablement il entend quelque chose – à bout de bras à pousser sa barque vers les abords du Signe

Tracées bien plus tard, dénotées quant à elles – les pattes d’oiseau dans la neige, écailles et coches divines sur les os – relèvent‑elles de l’invisible, d’un fonds de musique sur la mâche des jours ?

Grande est la matière, obscure est la prescience qu'il en a, l'homme grimpé depuis l'Indéchiffrable sur les parois des grottes du réel

Dès l’aube, un geste sans cesse à reprendre, un geste toujours à définir


Maurice Thaon, 
Reproduction Lascaux 
1941-1942



Sur la page


Qu'il soit prorogé dans le lit de l'air ou non, le chant de l'alouette est hors d'atteinte. C'est un souffle qui cligne là-haut

Penchés sur la feuille sans visage, disant les mots d’une voix blanche

Prenez, allez jusqu'à la ruine. Le piège est à placer dans les gorges du loup. Ses mâchoires vont se fermer

Sur ceux qui saignent, et ceux qui hurlent, ceux qui s'avancent en silence des roseaux et offrent prise aux vieux désirs

Aux ombres plus anciennes, les glissantes lumières du palus des morts, les hommes de chiffons

Penchés sur la feuille sans miroir, gageant leurs mots à fond perdu

Librement inspiré des Petits traités de Pascal Quignard

Antoni Tàpies; Creu i R (1975)



Ça va aller où la poésie ?


Ça va aller où la poésie ? Enfin quoi ! les araignées trottinent. C'est une nuit d'été qui se termine, qui se termine… Ma jambe glisse hors du lit

- Frais qu'il fait, ma belle, dors ! parmi les draps blancs, les draps bien chaud fourrés de rêves

J'ai la colline à gravir ; quelques arpents de terre où se perdre, malgré les cartes dépliées, les signes judicieux (laies, sentiers, layons aléatoires, points géodésiques, et la croix, et le cercle, et trois points d'une ruine .·. / PF / SP / CT / C / limites) sur projection conique
Conforme de Lambert

Mais j'y suis, je n'ai pas de regrets. Oui, ça va, rien n'est pareil !

Goudron velouté de givre. Un lapin va traverser la route. L'aube violette fuit craintive. En obliquant vers Soleil-Bœuf, on foule tassée la cendre

Ici, proche du ciel, d'un coup de couteau, libre enfin !





Au fond des lacs bleus


Au fond des lacs bleus du Groenland, une algue se nourrissait du fer de la poussière d'étoiles filantes

Et le temps passa. Le soleil de ce côté-ci reprit ses chemins défournés de lumière. On parla de nouveau. Il y avait eu l'immense durée du désert

Qui pouvait savoir ce que serait le dernier, du seul vent chanteur qui épouse la pierre au hameau abandonné, de quelle charge ?

Il fut léger, raya justement le ciel

Articles les plus consultés


à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte