Parallèles (L do D. 10)


Depuis longtemps, ces phrases que j’ai pu dire sont sans mémoire – depuis longtemps ces phrases (réécrites sans cesse) n’ont plus de liens avec moi-même

Elles sont
comme des gens à qui je parle, ou qui me parle, mais que j’écoute à peine

– Fasciné par leur physionomie, la fréquence et le rythme des mots qui s’en vont ou qui viennent
en tous sens –

J’ai le souvenir sensible d’une inflexion de voix, d’un geste de la main ; je note avec une précision photographi- que,
une mimique musculaire, l’émotion affichée sur leur visage, une expression faciale qui les éclaire

Mais ce qu’ils ont pu me dire, ne m’en souviens – et que leur ai-je dit déjà de mon côté,
à eux, voulais-je m’adresser vraiment – et eux était-ce à moi qu’ils voulaient s’adresser ?

Car ces phrases me sont devenues
étrangères
et ont suivi leur voie.

Nous vivons,
séparés par l’oubli désormais. Nos chemins
de vie sont parallèles

Henri-Michaux
Meidosem
(1948)

Grand Cahier.634.Alentour de Soares.002.Trois fils.03




Livro do desassossego ldod 10

E assim sou, fútil e sensível, capaz de impulsos violentos e absorventes, maus e bons, nobres e vis, mas nunca de um sentimento que subsista, nunca de uma emoção que continue, e entre para a substância da alma.
Le livre de l'intranquillité ldod 10

Je suis fait ainsi, futile et sensible, capable d'impulsions violentes qui m'ab- sorbent, bonnes et mauvaises, nobles et viles, mais jamais d'un sentiment qui subsiste, jamais d'une émotion qui dure et pénètre la substance de l'âme.

Tudo em mim é a tendência para ser a seguir outra coisa: uma impaciência da alma consigo mesma, como com uma criança inoportuna;
um desassossego sempre crescente e sempre igual.

Tout en moi aspire à être en suivant d'autres voies : une impatience de l'âme envers elle-même, comme avec un enfant importun ;
une intranquillité toujours croissante et toujours égale.

Tudo me interessa e nada me prende. Atendo a tudo sonhando sempre; fixo os mínimos gestos faciais de com quem falo, recolho as entoações mili- métricas dos seus dizeres expressos;
mas ao ouvi-lo, não o escuto, estou pensando noutra coisa, e o que menos colhi da conversa foi a noção do que nela se disse, da minha parte ou da parte de com quem falei.

Tout m'intéresse et rien ne m'arrête. À tout un chacun, je réponds, tout en rêvant ; je note les moindres mouvements faciaux de mon interlocuteur, recueille les intonations millimétrées de ses expres- sions verbales ;
mais l'entendant, point ne l'écoute, je pense à autre chose, et ce que je retiens le moins de la conversation, ce sont les thèmes abordés, venant de ma part ou de la part de celui qui parlait.

Assim, muitas vezes, repito a alguém o que já lhe repeti, pergunto-lhe de novo aquilo a que ele já me respondeu;
mas posso descrever, em quatro palavras fotográficas, o semblante muscu- lar com que ele disse o que me não lembra, ou a inclinação de ouvir com os olhos com que recebeu a narrativa que me não recordava ter-lhe feito.

Ainsi, bien souvent, je répète à quel- qu'un ce que je lui ai déjà dit, je l'interroge de nouveau sur un sujet auquel il a déjà répondu ;
mais je peux décrire, en quatre mots photographiques, les mimiques de son visage lorsqu'il me dit ce dont je ne me souviens plus, ou sa tendance à n'écouter qu'avec les yeux mon discours, lorsque je répète ce que je ne me souvenais pas lui avoir déjà dit.

Sou dois, e ambos têm a distância — irmãos siameses que não estão pegados.


Je suis deux, et l'un et l'autre gardent leur distance — frères siamois que rien ne relie.


Parallèles


Depuis longtemps, ces phrases que j’ai pu dire sont sans mémoire – depuis longtemps ces phrases (réécrites sans cesse) n’ont plus de liens avec moi-même

Elles sont
comme des gens à qui je parle, ou qui me parle, mais que j’écoute à peine

– Fasciné par leur physionomie, la fréquence et le rythme des mots qui s’en vont ou qui viennent
en tous sens –

J’ai le souvenir sensible d’une inflexion de voix, d’un geste de la main ; je note avec une précision photographi- que,
une mimique musculaire, l’émotion affichée sur leur visage, une expression faciale qui les éclaire

Mais ce qu’ils ont pu me dire, ne m’en souviens – et que leur ai-je dit déjà de mon côté,
à eux, voulais-je m’adresser vraiment – et eux était-ce à moi qu’ils voulaient s’adresser ?

Car ces phrases me sont devenues
étrangères
et ont suivi leur voie.

Nous vivons,
séparés par l’oubli désormais. Nos chemins
de vie sont parallèles

Henri-Michaux
Meidosem
(1948)

Grand Cahier.634.Alentour de Soares.002.Trois fils.03

Sublime comptable... (L do D. 4, 5)


Sublime comptable de la ville de Lisbonne
Écrivant les mots de son salut
Claironnant l'aurore qui l'engendre,

Comme au désert
le moine éloigné dans sa solitude,
l'ermite percevant dans les pierres et les grottes la sub- stance d'un Christ

Ces chiffres, ces marques du registre, dont les lignes sont tracées à la règle
Sont bruits du monde eux aussi, monde qui recèle tout un peuple d'exilés qui en font la valeur
– le moine, l'ermite, le navigateur ou le poète –

toutes les portes qui mènent aux Indes et à l'orient de toutes les musiques

Et ces marques banales du néant valent bien les mots rimés qui s'additionnent, et qui s'alignent dans le tissu de ma vie
Henri Michaux
Sans titre
(1950-1970)

Grand Cahier.633.Alentour de Soares.Trois fils.002



Livro do desassossego ldod 4

... e do alto da majestade de todos os sonhos, ajudante de guarda-livros na cidade de Lisboa.

Mas o contraste não me esmaga — liberta‑me; e a ironia que há nele é sangue meu. O que devera humilhar-me é a minha bandeira, que desfraldo; e o riso com que deveria rir de mim, é um clarim com que saúdo e gero uma alvorada em que me faço.

A glória nocturna de ser grande não sendo nada! A majestade sombria de esplendor desconhecido... E sinto, de repente, o sublime do monge no ermo, do eremita no retiro, inteirado da substância do Cristo nas pedras e nas cavernas do afastamento do mundo.
Le livre de l'intranquillité ldod 4

...et de la hauteur de la majesté de tous les songes, aide-comptable de la ville de Lisbonne.

Mais un tel contraste ne m'accable pas — il me libère ; et l'ironie qu'il contient est mon sang. Ce qui devrait m'humilier est l'étendard que je déploie , et le rire avec lequel je devrais rire de moi est un clairon avec lequel je salue et engendre une aubade en laquelle je m'invente.

Être grand sans être rien, gloire nocturne ! Sombre majesté d'une splendeur inconnue...Et soudain j'éprouve le sublime du moine dans son désert, de l'ermite dans sa retraite, découvrant la substance du Christ dans les pierres et les grottes de son éloignement du monde.





Livro do desassossego ldod 5

Tenho diante de mim as duas páginas grandes do livro pesado; ergo da sua inclinação na carteira velha, com os olhos cansados, uma alma mais cansada do que os olhos. Para além do nada que isto representa, o armazém, até à Rua dos Douradores, enfileira as prateleiras regulares, os empregados regulares, a ordem humana e o sossego do vulgar. Na vidraça há o ruído do diverso, e o ruído diverso é vulgar, como o sossego que está ao pé das prateleiras.

Baixo olhos novos sobre as duas páginas brancas, em que os meus números cuidadosos puseram resultados da sociedade. E, com um sorriso que guardo para meu, lembro que a vida, que tem estas páginas com nomes de fazendas e dinheiro, com os seus brancos, e os seus traços à régua e de letra, inclui também os grandes navegadores, os grandes santos, os poetas de todas as eras, todos eles sem escrita, a vasta prole expulsa dos que fazem a valia do mundo.

No próprio registo de um tecido que não sei o que seja se me abrem as portas do Indo e de Samarcanda, e a poesia da Pérsia, que não é de um lugar nem de outro, faz das suas quadras, desrimadas no terceiro verso, um apoio longínquo para o meu desassossego. Mas não me en- gano, escrevo, somo, e a escrita segue, feita normalmente por um empregado deste escritório.
Le livre de l'intranquillité ldod 5

J'ai devant moi les deux grandes pages d'un lourd registre ; je relève de son inclinaison sur le vieux pupitre, avec des yeux fatigués, une âme encore plus fatiguée que mes yeux. Par delà le néant que cela représente, le magasin aligne, jusqu'à la rue des Douradores, ses éta- lages réguliers, ses employés réguliers, l'ordre humain et le calme ordinaire. Il y a un bruit différent derrière les vitrines, et ce bruit différent est ordinaire, comme est ordinaire le calme aux pieds des étals.

Je baisse des yeux neufs sur les deux pages blanches, où mes chiffres appliqués ont inscrit les résultats de l'entreprise. Et avec un sourire que je garde pour moi, me vient à l'esprit que la vie, dont ces pages font partie, avec leurs noms d'affaire et sommes d'argent, avec leurs espaces, lignes et écritures tracées à la règle, inclus aussi les grands navigateurs, les saints hommes et les poètes de toutes les époques, tous sans aucune inscription, vaste descendance expulsée de ceux qui font la valeur du monde.

La couverture elle-même du registre dont j'ignore la nature, m'ouvre les portes de l'Inde et de Samarcande ; et la poésie de la Perse, qui n'est d'aucun pays, fait de ses quatrains, sans rime au troisième vers, un soutien lointain pour mon intran- quillité. Mais sans me tromper, j'écris, j'additionne, et les écritures s'enchainent, tracées normalement par un employé aux écritures.

Sublime comptable...


Sublime comptable de la ville de Lisbonne
Écrivant les mots de son salut
Claironnant l'aurore qui l'engendre,

Comme au désert
le moine éloigné dans sa solitude,
l'ermite percevant dans les pierres et les grottes la sub- stance d'un Christ

Ces chiffres, ces marques du registre, dont les lignes sont tracées à la règle
Sont bruits du monde eux aussi, monde qui recèle tout un peuple d'exilés qui en font la valeur
– le moine, l'ermite, le navigateur ou le poète –

toutes les portes qui mènent aux Indes et à l'orient de toutes les musiques

Et ces marques banales du néant valent bien les mots rimés qui s'additionnent, et qui s'alignent dans le tissu de ma vie

Henri Michaux - Bilbao Salle 306
La vie des signes
(1963)

Grand Cahier.633.Alentour de Soares.002.Trois fils.02

Mélopée des villes... (L do D. 3-1)


Mélopée des villes, des chanteurs de rues

Des automobiles et des trains surgis ici, en mon âme, et là-bas aussi bien — Quelle différence cela fait-il l'en-dedans et l'au-dehors — l'essentielle inexistence en moi et hors de moi des choses

L'univers ne tient-il pas tout entier dans l'étroite lucarne de tes yeux, dans le coquillage océanique de tes oreilles

(pulpe et graine sous la dent, fraîche salive des nuits, fumée du vent qui froue dans les fossés)
Sens-tu

Le rythme d'encre au bout de tes doigts

Le rythme accordé de l'être avec le monde, sans avan- ce ni retrait, s'en allant d'un même pas

Le son d'un triangle parfait

Pedro Alves
Largo do Duque de Cadaval - Rossio
(Lisbonne 2018)



Livro do desassossego LdoD 3

Amo, pelas tardes demoradas de Verão, o sossego da cidade baixa, e sobretudo aquele sossego que o contraste acentua na parte que o dia mergulha em mais bulício. A Rua do Arsenal, a Rua da Alfândega, o prolongamento das ruas tristes que se alastram para leste desde que a da Alfândega cessa, toda a linha separada dos cais quedos tudo isso me conforta de tristeza, se me insiro, por essas tardes, na solidão do seu conjunto. Vivo uma era anterior àquela em que vivo; gozo de sentir-me coevo de Cesário Verde, e tenho em mim, não outros versos como os dele, mas a substância igual à dos versos que foram dele. Por ali arrasto, até haver noite, uma sensação de vida parecida com a dessas ruas. De dia elas são cheias de um bulício que não quer dizer nada; de noite são cheias de uma falta de bulício que não quer dizer nada. Eu de dia sou nulo, e de noite sou eu. Não há diferença entre mim e as ruas para o lado da Alfândega, salvo elas serem ruas e eu ser alma, o que pode ser que nada valha, ante o que é a essência das coisas. Há um destino igual, porque é abstracto, para os homens e para as coisas — uma designação igualmente indiferente na álgebra do mistério.

Mas há mais alguma coisa... Nessas horas lentas e vazias, sobe-me da alma à mente uma tristeza de todo o ser, a amargura de tudo ser ao mesmo tempo uma sensação minha e uma coisa externa, que não está em meu poder alterar. Ah, quantas vezes os meus próprios sonhos se me erguem em coisas, não para me substituirem a realidade, mas para se me confessarem seus pares em eu os não querer, em me surgirem de fora, como o eléctrico que dá a volta na curva extrema da rua, ou a voz do apregoador nocturno, de não sei que coisa, que se destaca, toada árabe, como um repuxo súbito, da monotonia do entardecer!
Le livre de l'intranquillité LdoD 3

J'aime, par les longues soirées d’Été, le calme de la ville basse, et par dessus tout, redoublé par contraste, le calme de ces quartiers qui, le jour plonge dans le plus grand des vacarmes. La rue de l'Arsenal, la rue de l'Alfândega, le prolongement des rues tristes qui s'étirent vers l'est au bout de l'Alfândega, le tranquille alignement des quais, tout cela réconforte ma tristesse, si je m'engage et rejoins par ces soirées leur solitude.Je vis alors dans une ère antérieure à celle où je vis et me réjouis de me sentir le contemporain de Cesàrio Verde, et j'ai en moi, non des vers semblables aux siens, mais la substance même de ceux qu'il fit. Et je traine jusqu'à la nuit, avec une sensation de vie pareille à celle de ces rues. Le jour, elles sont remplies d'un vacarme qui ne veut rien dire ; le jour elles sont remplies d'une absence de vacarme qui ne veut rien dire non plus. Le jour, je suis nul, la nuit je suis moi. Il n'y a pas de différence entre moi et les rues du côté de l'Alfândega, sauf qu'elles sont rues, et que je suis âme. et cette différence peut-être ne vaut rien devant ce qu'est l'essence des choses. Hommes et choses ont un égal destin, car il est abstrait – une désignation également indifférente dans l'algèbre du mystère.

Mais il y a autre chose... Au cours de ces heures lentes et vides, me vient à l'esprit montant de l'âme, une tristesse de tout l'être, l'amertume d'être tout en même temps, une sensation mienne et une chose externe, qu'il n'est pas en mon pouvoir de modifier. Ah, que de fois mes propres rêves se sont-ils ainsi dressés, choses devant moi, non pour se substituer à ma réalité, mais pour m'avouer leur ressemblance avec elle ; et moi, les refusant, de moi ils surgissaient vers le dehors, comme ce tramway qui s'éloigne au bout de la rue, ou la voix nocturne du crieur public annonçant, je ne sais quoi, qui se démarque, mélopée arabe, soudainement jaillie dans la monotonie du crépuscule. 


Grand Cahier.632.Alentour de Soares.002.Trois fils.01

Mélopée des villes...


Mélopée des villes, des chanteurs de rues

Des automobiles et des trains surgis ici, en mon âme, et là-bas aussi bien — Quelle différence cela fait-il l'en-dedans et l'au-dehors — l'essentielle inexistence en moi et hors de moi des choses

L'univers ne tient-il pas tout entier dans l'étroite lucarne de tes yeux, dans le coquillage océanique de tes oreilles

(pulpe et graine sous la dent, fraîche salive des nuits, fumée du vent qui froue dans les fossés)
Sens-tu

Le rythme d'encre au bout de tes doigts

Le rythme accordé de l'être avec le monde, sans avan- ce ni retrait, s'en allant d'un même pas

Le son d'un triangle parfait

Pedro Alves
Largo do Duque de Cadaval - Rossio
(Lisbonne 2018)

Grand Cahier.632.Alentour de Soares.002.Trois fils.01

Échappée


Il sonne à l'orée chavirant, lourd et tardif sur les campa- gnes de clair repos,
le pas

Promesse quand la croisée nous offre son bouquet d'étoiles, aux noiseraies du calme cœur, d'une vêture.

Mais s'il nomme le lieu
qui le dispose à graver son nom quand les pierres fleurissent en mil ardoises,
lui, le décidant qui déplie le jour, abrupt ;
l'Hôte
qui, sur le seuil de la maison, nous reçoit.
Où prend-il sa stature ?
La terre en ce temps baye et le ciel dévide. Chaque pas frayant est un risque.

Aussi ton emblème sera le visage des sentiers. Effort et joie. L'accueil précaire de leurs destins.
Rien jamais ne s'achève, le dieu est bref.
Une échappée –
simple pas de danse, sous le ciel de la terre, –
de l'homme.
Toujours il se retire.
Écoute et regarde. Il faut garder mémoire. Sauras-tu venir à sa rencontre ? Sauras-tu répondre à sa brusquerie ?

Et sur les campagnes sonne le pas. Entre deux ciels d'orage, l'oiseau chiffre les soleils prochains.
Et le cœur patiente. Et le cœur s'atourne.
Au levant d'une force, un monde se rassemble, ouvrir les lèvres à hauteur de source, boire et le corps vivifié, citer les prodiges vus, inventer les nouveaux luxes,
cela sera notre gloire.

Et remercions le temps car nous sauvons notre éternité.

Enfin que selon sa guise le cœur agisse.

Vassily Kandinsky - Paysage avec pluie
(Blaue Reiter - 1912)

Grand Cahier.631.Cahier bleu-vert.001.Ébauches.02

Ex-voto


Acacia des 4 vents, stylets d'oiseaux, jour dans l'ocre et le rouge. Il a fait froid long- temps. À l'extrémité de la hague tournoient les mots, j'étaye

Oui, je sais, précaire est la cassine – j'entends les trilles et les rondes, jusqu'à vouloir tenter le pas, jusqu'à ce coin perdu, jusqu'à la nuit. Le temps, sévère nous est compté.
Côte normande, Cap de la Hague
(1974)

Grand Cahier.630.Cahier bleu-vert.001.Ébauches.04

La maison


de briques
est faite la maison, de vent est fait
le songe en son dedans

le songe
avec le vent s'enfuit
mais la maison perdure Elle insiste
la maison

attendant de nouveau (x) ...
à attendre
après les locataires
jusqu'au tourbillon prochain du vent

seule
la pensée résiste au temps
celle de Qui arrive
et qui s'en va,
seul
dans la métamorphose du moment

Paul Klee
Revolvierenden Haus - Maison tournante
(1921)

Grand Cahier.629.Révolvie.004.D'après.16

On dit que le temps...


J’espérais une ligne qui ne s’arrête pas à droite de la page mais se jette au-delà, franchis- sant d’un bond les marges, léger bloc de souffle poursuivant son trait dans toutes les directions.

En tous sens, des virgules, des boucles, des crochets, des accents, dirait-on, à toute hau- teur, à tout niveau ; déconcertants buissons d'accents. »

Henri Michaux


La lenteur est une puissance redoutable, car elle a la passion de l'immobilité avec laquelle, un jour, elle se confondra
*
Edmond Jabès


Elle traîne, elle nous dépose et s'insinue

la remontée du temps qui bout à la surface des jours à la fleur des eaux –
le blanc précipité égrené de l’horloge,
la mousse des jours devenue liquide
transparente et sans bord...

Qui ne prend selle portera le bât

la ralentie gobe les sons rit dans son poing ou fait la perle à la sortie des courants d’air, la ralentie à un moment ou à un autre
se dissout dans l’origine
et rebondit sur le Néant parfait
du mouvement

L’homme a disparu
toute sensation est absente

Grand Cahier.628.Refonds.001.Solitudes.00

Autopsicografia


O poeta é um fingidor
Finge tão completamente
Que chega a fingir que é dor
A dor que deveras sente.

E os que lêem o que escreve,
Na dor lida sentem bem,
Não as duas que ele teve,
Mas só a que eles não têm.

E assim nas calhas de roda
Gira, a entreter a razão,
Esse comboio de corda
Que se chama coração.


Autopsychographie

Le poète est un feigneur,
Il feint si complètement 
Qu’il finit par feindre, l’être de la douleur,
Douleur qu'il ressent vraiment.

Et ceux qui lisent ce qu’il a pu écrire,
Dans la douleur lue, ressentent aussi bien,
Non les deux qu’il avait éprouvées
Mais une autre, qu’ils n’éprouvent pas.

Et c’est ainsi que dans les rails des roues
Tourne, divertissant la raison,
Ce petit train à ressorts
Qu’on appelle le cœur.


Grand Cahier.627.Alentour de Soares.00

Sisyphe


Un poème n’est jamais rien

– mais la plupart du temps, je roule une pierre, j’ai des soucis, j’ai mes affaires. Des petits riens ; je m’en occupe, sans y penser… ou bien je rêve. Et puis j’écris. Cette chose qui va naître, comment pourrait-elle naître et n’être jamais rien ?

Mais les raisons sont difficiles à démêler, les raisons d’être, les associer à l'autre

Comme il va, comme il passe est un grand mystère

Et cet être cet autre, qui en est l’auteur, est-ce moi est-ce toi, improbable lecteur ? Quand j’écris j’ai toujours en tête un autre qui me lit, et voit mes fautes, là, au lieu-dit à l’insu, m’empêchant d’aller, bien ou mal, où je voudrais…

Et plus tard quand tout est terminé, j’essaie d’oublier mes écrits pour laisser l’autre y revenir, me lire en toute inconnaissance

Mais chaque fois, il y a un rien, un petit rien d’être, un quelque chose qui ne va pas. Il n’est jamais content, jamais !

Je change alors, ajoute un mot, un mot que je regrette un autre. Et recommence… à l’infini

Il faut pourtant qu’arrive un jour – Ai-je échoué ai-je réussi ? où je ne puisse plus jamais, où je ne puisse plus changer quoi que ce soit

Il est en moi, dans tout mon être comme un tatouage indélébile, il est en moi la chair du monde
André Masson
Le mythe de Sysiphe
(1926)

Grand Cahier.626.Révolvie.005.Vauverts.16

Préfère


Tu me dis que le parfait
Jamais… ne se manifeste

Préférer le saint qui pleure
au dieu taiseux, inhumain,
Au monstre d’indifférence.

Disons que décidément
L’absolu n’existe pas

Oui, préfère au monstre d’in-
différence, inhumain, au
dieu taiseux le saint qui pleure

De longtemps je te l’accorde.

Rien n’a plus de vie je crois
Dans ces sortes d’infinis

Jérôme Bosch
La tentation de Saint Antoine
(~1490)

Grand Cahier.625.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.11

Cœur tors


Les pages perdues où je consigne
Ces quelques instants de mon passé
Je les lis parfois et m’interroge
Sur leur poids de sens et de possibles

À quoi ont-elles bien pu servir
A qui serviront-elles encore
Qui était celui qui écrivait

Suis-je moi-même lorsque j’écris
Disparu depuis longtemps plus loin
Absent. Où suis-je en cet instant,
cœur

  tors, brûlé épuisé de lumière
Comme le tournesol dramatique
Comme en haut l’homme distinguant mal
Les aîtres vivant dans la vallée

*

Ainsi je me contemple moi-même
Paysage indistinct très confus
Brouillard dans l’âme – nu accablé

Comme une lettre d’adieu qu’on ferme
Sous l’étouffement des conclusions

Perpétuellement je me réveille
A l’envi de crier à tue-tête
Ressortissant d’un sommeil profond

Allant d’une sensation à l’autre
Comme le cortège des nuages
parsemant de soleils reverdis
l’herbe tâchée d’ombres des prairies
Salvador Dali
Les Efforts stériles
Cenicitas \ Petites cendres
(1927-1928)

Grand Cahier.624.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.10

Il y a


Toujours cette nature – au premier jour
Cet invraisemblable fouillis de nerfs

L’ordre du sauvage qui va nous dire
Qui va nous réfléchir vers le dehors

Il y a oui mais il n’y a personne
Personne à mettre au compte d’il y a

Rien s’avance masqué sans nous connaître
Et derrière le masque il n’y a rien

Rien que la mer, immense et multiforme
Où chaque influx ne rend justice à l’autre

avant de disparaître

Kurt Jackson
L'attrape-lumière
(2002)

Grand Cahier.623.Révolvie.004.D'après.16

Le vieil homme


Lorsque la vie s’arrête, que les collègues sont partis manger, inerte

en face du bureau sur le trottoir, ne reste plus que ce vieil homme, je l’observe par la vitre

lui, l’indifférent – il n’est attentif qu’à l’inexistant – et il ne sait de la justice, que l’injustice

Son regard sans plus rêver se détourne. À jamais bien- tôt il s’écartera des hommes

Ce qu’il fut dans la vie, quelle importance !

Parti et revenu, aucun bâti, aucun oukase qui fut dit, jamais n'a résisté au temps. Les rêves jusqu’au bout
sont épuisés

Je le vois lentement s’éloigner et disparaître

dans un angle absolu,
son devoir de symbole accompli. Se pourrait-il qu’il n’ait jamais vécu ?

Mohammed Kamici
Sans titre
(1942-2003)

Grand Cahier.622.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.09

La malencontre


Chaque fois que j’ai voulu bâtir,
en me servant du matériau de mes rêves,
machinant par habitude

ce beau symbole
qui vise le grand autre

Une béance

chaque fois surgissait
de cette immensité, ouverte plus avant
me bousculait comme un pantin par le travers,
comme une marionnette,
un pauvre bout de chiffon
ballotté par le vent

Je me trouvais à chaque fois
un peu plus désarmé, vacant
au hasard dans les rues,
ne sachant plus quels étendards
haut-hisser
des prochaines batailles
Je n’ai pu retenir

qu’une fleur

À chaque fois une fleur sanglante des marais,
baignée d’une eau de clair de lune.

Marchant avec difficulté,
ignorant aveuglé,
chaque fois m’enfonçant plus avant
dans la boue
et la tourmente des roseaux
Gustave Moreau
Ulysse et les sirènes
(1898)

Grand Cahier.621.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.08

Enfance


À ce moment de notre enfance
Qui monte au ciel des balançoires
Tout est possible,
rien n’est réel
Et si parfois la chute arrive
On se relève on recommence
Ce n’est qu’un jeu un trop de vie
Une douleur sans conséquence

Que signifie en ce moment,
Le mot « dehors »
cette jetée d’exil
Il est alors sans expérience
On le bouscule ? Il recommence
À s’envoler dans la merveille
De tout le jour, dans la lumière
D’un grand soleil chargé d’idées

De tant de vies imaginées
Il rêve encore on voit briller
Tous les possibles dans ses yeux
Afro (Afro Basaldella)
Paysage
(1968)

Grand Cahier.620.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.06

Onze


Un est un et rien d’autre
– est un trait lumineux

Onze est la beauté

Dans le pli de l’un
toute entière
gît

la vérité qui nous échappe

La brume en forme de chaussure, vient heurter mon cœur attristé

Pïet Mondrian
Le Gein, arbres au bord de l’eau - Onze peupliers
(1906)

Grand Cahier.619.Dispersion.007.Envols au jardin.13

Un passant


Je n’oublierai pas votre grande âme

Bel oiseau dont les ailes se plient et se déplient battant le jour le ciel plus bleu

Je n’oublierai pas votre voyage ni votre œil perçant qui trouve la proie !

Votre vertige en fondant vers la terre

Cela c’est le même pour nous Bel oiseau de plumes noires ou blanches

Je vous accompagne et salue votre libre et haut pas- sage

Marc Chagall
L'oiseau bleu
(1968)

Grand Cahier.618.Cahier bleu-vert.001.Ébauches.03

Création


Comment
un premier mouvement pourrait-il exister ?
Rien n’est jamais sorti de rien. Si quelque chose existe et se met en avant, elle-
même ou une autre en son temps, se retire

surface en
mouvement qui se montre et s'efface

Notre langage les désigne, et ne parle que d’elles
– les mots sont mobiles, et cheminent – de l’ombre d’une chose à l’autre

La lumière est Seule,
la lumière est repos dans l’espace et le temps

On sort
une jambe du lit des rêves, le monde entier est déjà là !

Odilon Redon
Quadrige, le char d'Apollon
(1906-1914)

Grand Cahier.617.Dispersion.007.Envols au jardin.12

Choses du temps


Une chose affirme ses aîtres sous le halo d’une lune rousse. Si la pente des nuages est à la pluie, que nous dit‑elle des lendemains, avec l’expérience de son âge, proprement des environs ?

Assise à la fourche trifide du chemin, ayant même part – très spirituelle bien entendu autant que matérielle mais vivant dans le milieu qui lui convient et que, familier nous connaissons

Ou que nous croyons connaître car au bout du compte, au dehors elle nous échappe

Elle dont je tairai le nom – est le morceau d’une matière qui cause en moi une impression

Cette impression se compose des idées – qu’elle est d’une matière – que j’appelle sous cet aspect d’un nom – auquel est associé des buts et des usages

Cette chose n’est pas seule. Non. En elle se reflète, avec elle ou contre elle d’autres choses qui vivent, et la transforment, et lui confèrent une âme, allant ou venant de l’extérieur

Et nous, nous ne voyons que la lumière de tout cela – dans le jour, le petit jour où nous sommes, un parmi les autres constatant le signe et la couleur qu’elle a

Ses taches et ses éraflures – fruit du fouet des herbes du temps et qui forment toutes ensembles, le nombre le plus intime de son être

Auguste Herbin
Chêne-liège
(1913)

Grand Cahier.616.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.04

Lux


Peut-on vraiment se réjouir de l’étroitesse et de la clarté des Lumières ?

Quelle impression joyeuse peut-on ressentir devant ce vaste paysage policé ?

Vie sans ombre des dieux anciens se reposant de leur mystère

– Ce moment de délire, cet excès de mesure –

Être clavecin sensible
qui se pense seul au monde
persuadé que passe en lui
l’harmonie de l’univers
Louis Michel van Loo
Portrait de Denis Diderot
(1767)

Grand Cahier.615.Alentour de Soares.001.Collages.13

Porque eu
sou do tamanho do
que vejo


J’ai la dimension de mon regard,
dit Caeiro

Ce que je vois
est l’étendue de la lumière
À la taille de ma rétine
et dans l’esprit
Son reflet dans mentis dit
l’être à sa manière
Du fond du puits des émotions
jusqu’aux étoiles

si froides,
éternelles,
et si hautaines –
le pouvoir du pli
est sans limites
est regard
qui relie les choses disparates,
ouvrant le mouvement
Simon Hantaï
Mariale m.a.3
(1960)

Grand Cahier.614.Alentour de Soares.001.Collages.12

Nous


Perclus de familier
tourné vers l’inconnu
nous ne sommes

à l’intersection
de la raison rien d’autre

que la conscience d’un insecte
sur le tronc d’arbre de la vie,
un nom gravé en minuscule

dans la poussière
du nécessaire,

les yeux rivés
sur les vitres colorées d’une cellule
au-dedans de ses grilles

Odilon Redon
Sur le fond de nos nuits
(1890)

Grand Cahier.613.Alentour de Soares.001.Collages.11

Extérieur


Le sommeil qui naît des bruits de la pluie s’enfonce De tout le poids de sa monotonie grisâtre Dans le lit de la rue dans l’obscur

J’essaie de me tenir éveillé, debout contre la vitre

Mais cette chute effilochée d’une eau m’entraîne Vers les fonds où plus rien n’existe où il n’est plus rien à éprouver Ni les pensées ni les joies communes Ni les fortes distinc- tions qu’apporte

l’en-dehors au cœur. Et que reste-t-il de l’être alors ?

face à la tristesse de la pluie extérieure Les lointains disparus aux vallées encaissées Le frais et le rose multiple des montagnes

Rue pavé sous la pluie
Au bout de la rue
(4 mars 1930)

Grand Cahier.612.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.03

Cendres


Gisant là quelqu’un
sur le socle inerte
d’une casemate
aux murs blancs

froide est la Provence
février revient
sans air, sans l’odeur
des lavandes

Quelqu’un lèvre blanche
la bouche entr‘ouverte
n’a plus rien à dire
et se tait

Quelqu’un s’est éteint
laissant épuisé
son seul et unique
vêtement
Ferdinand Hodler
Valentine Godé-Darel mourante
(1915)

Grand Cahier.611.Dispersion.001.Baumes et regrets.15

Une bruine de soleil


Une bruine de soleil soudain traversant les nuages expose la ville indubitable la ville où je vis au grand jour

Bien des indécisions de mon passé remontent à la surface. Une chose est certaine pourtant, celle que l’on voit depuis le pont qui enjambe une eau toujours nouvelle

Cette ville où je suis et qui m’est inconnue

– étranger sans mémoire, ne sachant pas comment il a pu parvenir jusqu’ici –

Car s’ignorer soi-même c’est vivre, s’affairer est le lieu du penser. La seule pensée le seul souci pour la plupart. Mais cette bruine d’un seul coup lustrale c’est notre motion

Notre monade la plus intime et la plus extrême, terre ouverte tout autant que fermée. Le cri remonté du fond de l’âme
Pascal Brachet
Ciel de Paris I
(2018)

Grand Cahier.610.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.02

Je me dis que jamais...


Je me dis que jamais je ne pourrai partir d’ici, je me dis que je ne partirai pas avant d’avoir fini, je partirai toujours trop tôt, je me dis j’écris

Il me faudrait l’éternité…

Je n’aime pas les plaisirs répétés jusqu’à l’ennui, les fai- blesses glorieuses qui se perdent dans l’oubli. Et je déteste trop la mort pour aller amonceler les cadavres du pouvoir

La liberté seule m’agrée, la liberté loin des platitudes et des banalités de l’humain

Le réconfort de la foi ne vaut pas le prix de ses fan- tômes. Et que dire des abstractions de la raison qui nous gâche un si beau voyage

Si loin de nous, si loin de nous que tout cela

Faisons table rase, décapons le vernis des bontés, la nécrose des sidérations sociales. L’art seul nous libère.

Une phrase bien construite…

Michel Maurice
Les exils - suite 7
(2009-2010)

Grand Cahier.609.Alentour de Soares.003.Quelques intranquillités.01

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte