Vulnéraires

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Souffrir non souffrir


Triste nous sommes triste d’expériments, dans l’ordre infini des raisons, l'homme de notre époque est triste, plus triste qu'un Philerme, trop voulenteux à tout aspre martyre

Il n'est femme née femme qui ne soit homme qui ne se dise vouloir être pomme lisse comme jardin violat mais décidée oiseau sans ailes et dans l'attaque oiseau terreux

N’eut-il pas mieux valu traiter d’un autre événement, toute sûreté et paix brisée, que les temps révolus gâter sa chance ?

Il n’est plus bords de Saône d’herbes et de joncs, ni feuilles-cheveux, ni blanches mains-rameaux pour finalement non faire cette saulaie

Edvard Munch
Jeunes filles sur un pont
(Pikene på broen - 1901)



Glossolalie


Savoir dire les choses dans la façon qu’elles ont, avec une voix dans une langue avec les mots qu’elle a, sensibles et sans le soupçon d’un début de folie

Se lier comme lierre au bois, embrasser trop serré le corps si souple et si tendre, las de l'ordre bastonner son nom pour la connaître

Malgré tout fuir et mourir à soi-même à partir du cœur qui est chair et noisette

S'affranchir des gardes alentour, ni vu le verbe rayer enfin le ciel ni connu

S'agripper à l'approche du ton car ce ne sont pas là de faciles gaietés, leurs ou nôtre




Sa langkozé


J’ai posé le pied depuis peu sur le bout d’une terre volcanique ensoleillée à la beauté couleur de cendres

Je me suis créolisé. Mi séy galman niabou ékri bann zistoir, bann kriké

Me fut donné le temps de vous connaître Messieurs Mesdames parlant français. Aussi, je sais mieux qui vous êtes aujourd’hui

Ce ne sont que petits mots, fré doucé (oui que des mots, dieu que des paroles !) et je me tiens

en cet endroit,
fermement sans résister,
au dedans de ma langue

vous écoute sans rien craindre. Désireux de tout savoir, débridée tendue l’oreille – comment sonne la peau de vos tambours sans fé dantèl

Zap, Zapp, Zappa en créole avec harmonica

Hell-Bourg le Piton d'Anchaing
(La Réunion)



Nueil


Nous l’aimons bien, la connaissons cette phrase si longue qui nous vient du tréfonds du plus lointain d’une langue sérieuse issue d’un dix-huitième

A la puissance incomparable, déposée parmi les rêveries comme un lot très féminin de sens, de musiques de Nueil, une prodigieuse rêverie

Et qui reçoit le seul lecteur, assidu, le seul menteur en ces lieux rassis creusés par le silence, énigmatique emblème

Nous l’apprécions dans les reflets perdus des glaces, les figurines de porcelaine, le vent printanier ou le visage sans nom et muet de la servante

Jean-Antoine Watteau
Portrait de Nicolas Vleughels accordant son violon


Faux-semblant



Petite déambule à la faveur ensoleillée des rues

La ville est séparée en deux falaises de craies, la ville immémoriale,

et le cheval qui rue et le cœur qui bat,

ville renversée et dite
et retracée au charbon, marquée des quatre ocelles sur la peau du taureau

Petite est femme en robe rose à col de fleur, che-villes fragiles, regards duplices

Elle joue des vanités dans les miroirs du corridor

Henri de Toulouse Lautrec
Femme se frisant (1891)



Cette femme...


Cette femme est suspendue à son lustre, il ne lui reste plus la moindre solution

Il faudra bien la dépendre lorsque plus rien n’éclairera ses angoisses

Breloques, verroteries, pacotilles – vous qui vous jouez de la lumière, vous êtes
le triomphe d’une pièce bourgeoise

Allons prendre le grand air
des routes qui chuintent, fuyons ces mystères, ô poupées de maïs,
retournons vers les champs verts

Max von Moos
Schlangenzauber (1930)



Elle est vivante ici...


Elle est vivante ici la retombée, sur le seuil de cette porte, le soir venant

Il n'y a plus de refuge que le silence, il n'y a plus de lieu que dans l'oubli

Comme un tapis venu de Tabriz et signé dans le kilim, noué au centre de la soie

Parties d’un médaillon à seize lobes, des formes rondes contrastées de motifs géométriques, des arabesques florales ornent un fond bleu pâle

S’ensuit la rouge vigueur sans le velours des bords

Comme un bruissement de paroles, une pelletée de terre, une musique inattendue

Note absolument fortuite qui déchire, qui détend la dernière corde des jours et qui nous jette dénué de sens au dehors

Tapis de Tabriz



Partie hongroise


Les reflets du miroir sont-ils archéologues ?

Qui nous racontent toujours les péripéties d'un même film – un petit coup de balai – et c’est l'histoire qui recommence. Incessant miroitement – coup de balai – et nous voici sur la route en forêt sous la pluie

« Le camionneur pour la nième fois s'arrête sous de tristes néons. Les pneus crissent. La femme a relevé le col de son imper et dirige ses pas vers la station abandonnée »

Et l'histoire qui recommence. Il pleut. Une femme perdue, sa vie renversée qu'on jette à la fosse et l'inutile gaspillage aux reflets du miroir de la chambre

Il y a dans le mur une vieille armoire où sont rangées les deux pendules rouges, oeils-de-la-nuit sortent du coin, la porte baille, ajoute de l'ombre à son double et des soupçons

Un cri, une poupée dans les refonds, blanc, un corps mort tombé dans l'escalier

Zigzags à la vitre je travaille, je décompte les coups
Horloge, tonnerre, balai !

Paul klee
Bedrohte Stadt Pinz
(1915)



Dernier concert


La route s'encaisse entre deux gros murs sans apprêt, de bossage franc, surhaussés d'un empile-ment de briques
Pas une vue qui dévie, un goulet

On va la suivre puisque dit-on, la musique est au bout

Le portail est ouvert, il ne reste rien d’autre
Qu'une enseigne et ses pommes de flammes
Que le corps d'un bâtiment qui s'absente parmi les châtaigniers du jardin
Que la paille du silence dans les airs

Qu’importe, on va danser tout notre saoul, chasser au loin les amours qui tournent en rond

Paul Cézanne
La carrière de Bibémus
(1895)



De cet amas de verre...


De cet amas de verre et de bouteilles,

de verre
d’un vert bouteille, introuvable aujourd’hui, d’un verre
qui vire au noir,
nacré (sanglante écaille)
d’un monde bu jusqu’à la lie. Enivrante liqueur
d’un monde passager, étiqueté de rêves, consigné, et qu’il faut reprendre, laver, remplir
à nouveau d’un soleil liquide

Mais le verre est coupant. Ne va pas te blesser ni te saigner les mains. Ne prends pas ce tesson, il ne reste plus rien de son éclat d’hier

À aimer autant le désordre, tu risques de souffrir

Dans l’atelier où tu mélanges les couleurs, n’accueille et ne reprends, que les plus banales, litres et formes oubliées, bouteilles ordinaires
dans les tons crème
d’un Morandi
et vois en elles, éclats de verre un jour brisés
comme s’allient, comme se fondent, comme demeurent, inexorablement visibles

– Bec de glace
Oiseau qui se reflète
Copeau insaisissable
Vivante arête
Giorgio Morandi
Natura morta di vasi su un tavolo (1931)
gravure sur cuivre à l'eau forte



À la cave inépuisable


Je bois je l'appelle, eau jaune le jour, arbre aux cigales. Murmure solaire, semis de mots, bouilloire du bleu

Sous les ra et fla de la lumière, les idées sont prises de vertige, la pensée tournoie et se défixe

Écorce noire des pins, oliviers calcinés, que vont-elles chanter les scies de l'invisible ?

Dans l'air exténué de soif où se fanent les fleurs, elles boivent le suc, les sirops mûris de soleil

Cigale
Lyristes plebejus.



Hors clôture


Il n’avait pas encore compris à quoi cela pouvait rimer qu’il refusait déjà.

Son instinct lui disait :

« si précieuse, si désirée soit-elle, il existe autre chose, là-bas toujours possible »

Aussi opposa-t-il un non catégorique à chacune des offres, aux enchères proposées

Il lui avait fallu un temps considérable pour arriver jusqu’à ce lieu, à cet espace – d’une géométrie éblouis-sante où la route s'égare

Il avait tant hésité, tant tergiversé avant de s’engager avant de décider d’arrêter son manège, définitivement

qu’il n’osait plus s’approcher de ces colonnes… Il suf-fisait pourtant d’un seul coup d’aile

Une herbe jeune embaumait sous les pas Un arbre comme ornement d'oubli lui octroyait le dépôt d'ombres

André Derain
L'estaque route tournante (1905)



Une branche


Une branche nouvelle
et plus fine où tenir

chaque jour

ce n'est pas se disperser
mais diviser l'émotion,
la reprendre longuement

et, flexible
comme un bois de coudrier

fouetter l'air

Max Ernst
Loplop (1932)
Max Ernst - Die Lebensfreude (1937)



Troupeau d'astres


Fiévreux demain aura
La même taille
Fine à rejoindre les mains
La même peau
Demain sera comme hier
Mais sur la ligne des prairies
Toujours tu vois le troupeau d'astres
Piétinant la poussière
Et le grand bruit va te bousculer
T'arrachera plus sûrement le cœur
Que ces lèvres cuivrées

Isabelle Tabin-Darbellay
Fourrure d'automne
(2016)



À quoi bon


À quoi bon résister une fois commis l’irréparable.

Il n’est plus d’autre voie, la seule à emprunter,
qu’une voie obligée avec ses conséquences

Pourquoi chercher puisque le temps a basculé
Et s’orienter vers un ailleurs sans consistance

À quoi bon s’entêter, s’opposer à autrui.
Affronter l’incompréhension et leur mutisme

Une fois encore (les mots du silence et du reproche)

Irrévocablement, la porte du train est ouverte sur la nuit. Il y a des reflets dans la vitre dont on a perdu le sens. On ne voit dans le wagon qu’un homme seul près de sa couchette et qui voudrait dormir. Le sas et le soufflet s’ouvre et se referme, la vitre bouge à l'heure et au lieu d'un fracas géant de fer à la mesure de l'infini

Paul Delvaux
Femme à la rose (1936)

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte