Les filets du temps

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Il y a des choses qui ont des ailes...


Il y a des choses qui ont des ailes, natu-rellement, et qui sont de ce monde. Des amours légères, des mots choisis, des arbres, etc.

Je précise – non point des arbres mais des choses qui ont des ailes et qui sont dans des arbres, et en ces lieux s’apprêtent...

Partir d'un tronc noueux et aller, aller
Jusqu'au brusque arrachement des ailes, jusqu’à l'envol des plumes bleues

Car toujours ils en laissent

Pierre Alechinsky, avec un poème de Yves Bonnefoy
rue Descartes à Paris



Au plus proche


Surprenant, inquiétant
le sentiment qui veut comprendre

J’écris puis me relis, me vois
exigeant lecteur d'une accointance parfaite entre un son et une image, avec l’échappement consécutif du sens, étrange et scandaleux

Il en existe un autre toujours caché sous le premier.
Mais à quoi bon ? Il est bien caché et on l'ignore. S'il se révèle, il est trop clair.
L'un des deux doit disparaître qui va gâcher l'affaire

Je veux dire – rien qui ne se vive, qui ne se peigne en beau désordre, une ligne première… et puis
les autres

Raccourcir les distances, rapprocher l’éloigné depuis longtemps. Reprendre son cadavre, rajeunir les années chaque fois plus nombreuses,
sans rimes ni raison, vivre au for des mots,
écrire et décompter sur les doigts de la main, replacer parmi ceux d'aujourd'hui, sans le point qui termine

Ernest Pignon-Ernest - Épidémies, Naples
(1988-1995)



Le tracé de l'oreille et de la main


Un premier corbeau s’envole. Il est blanc de calcite et la nuit des entrailles est encerclée du feu des lampes. Les mèches fument. Les cavités sont carbonées de graisse

Rêves sous un crâne, homme du rêve, tu guides la bouffonnerie des troupeaux célestes, le quadrille des petits chevaux sauvages. Tu fais danser la spirale bosselée des trois aurochs. Les lignes blanches à têtes mouchetées convergent vers le même point, une foisonnante ramure de cerfs

C’est le premier surgeon des nerfs. Une poussée de l’âme comme dendrites

Grotte de Lascaux. Mégalocéros (v. -18 000)



Le désordre des verbes


L'herbe est grasse, l'herbe est longue du pré qui résiste à la faux, les secondes qui durent, les vivantes

La fleur de lys au toucher de velours, la fleur au hasard parsemée. Sa douceur sa couleur jaune d'or. Une goutte de lait

Sur l’étendue des cheveux d'herbes, sur le pré d’autrefois qui se penche toujours – les enfants aux longues jambes des hauts déboulent avec leurs rires

Comme un article machinal avec ses pattes d'angle, comme un lustre fameux d'insecte, une à une à l’envers des gravités, il égrène les tiges

Tic, un rouage s'enclenche. Tac, une herbe s'en échappe

J'ai fauché les herbes du chemin, je les acucherai avant que ne vienne au vent l’idée de s’en mêler

Le chemin qui monte dans les hautes herbes
Auguste Renoir (1876-1877)



Sieste


Dormir dans les pannes du temps, quand l'heure indique après les plats, obstinément le chiffre quinze –

Rêver, ne serait-ce qu’un moment, après la becquée de quelques restes, à l'été du livre ou de l'enfance –

Voir, comme est le vin dans le verre

la rouge rondeur du soleil inaccessible, et le soir annoncé, langueurs et fleurs épanouies, dans la chaleur accumulée –

Saules, penchez-vous sur le bord que je songe et repose. Dans ce puits d'eau froide au regard de lune, je ne vois que moi-même –

Flambants miroirs ! De draps, de nappes, frais tendus les ciels sont apprêtés –

Dans la maison des hommes, on attend depuis toujours celui qui va chanter –

Pierre Bonnard - Femme dans un paysage
dit aussi La Sieste au jardin (1914)



Conjugaison


Je ne sais plus vraiment quel est mon nom, j’ai dû l’oublier ; si je le savais, je me dis que peut-être je l'écrirais

Tu ne sais pas ce que tu écris, ni ce que tu es, encore moins d'où tu viens ; ce sont là des choses que tu ignores ; tu n'écris pas tout ce que tu sais

Il ne sait pas quels sont les chemins qu’il dut empruntés pour venir jusqu’ici ; dans quels buissons il faut chercher, s'il le savait…

Nous ne savons pas le devenir de nos écrits, encore moins ce que nous y mettons, quelle partie de nous‑même ; nous n’écrivons que la langue d’un pays

Vous ne savez pas quand vous arriverez, et même arriverez-vous ; les yeux, vous les fermez pour que cela n'arrive en aucun cas ; vous y croyez ?

Ils ne veulent rien d’autre que croire, ne veulent rien savoir ; jamais ils n'écriraient, au grand jamais ; d’aucuns pour eux s'y employèrent ; au bout du compte existent-ils ?

Une œuvre inachevé de Loulou
le 22 octobre 2016 à 21h36



Dans les pas d'Alexandre


Je me hâte, je me précipite à la ligne. Je ne veux qu'une chose, elle est là, juste au bout

J'ai compté sur mes doigts, j'ai compté douze fois

Me dirais-je pour autant, poète ou précis comptable de ma langue, mon épicerie, épicier dans sa blouse, un crayon à l'oreille

Je note la commande. Il me faudrait une motion de cristaux verts, ce qu'il en reste ayant passé

Passe-poème,
rêve profond des nuits, poisson de zinc, ciel folié

Paul_Klee
Engel noch weiblich (1939)



Entrevu


J'ai refait le chemin me voilà désœuvré. Je me suis aperçu qu’il manquait une pièce un moment. Poche percée, pièce perdue, un peu d'or. Vraiment presque rien.

Cela valait-il la peine d’y retourner, de remettre ses pas dans ses pas, de reprendre le chemin à l'envers, attentionné, tête songeuse, en haut en bas regardant ?

J’ai découvert nombre de passages ignorés la fois d'avant. Je me suis aperçu qu’il existait bien des traverses. Qui sont peu fréquentés, que la broussaille envahit. Que je n'ai pas suivis. Que je n’ai pas voulu suivre, occupé de mon or

Je me disais : plus de temps, il faudra revenir, peut-être un jour qui sait, ou que j'en dise …Et maintenant que je l'ai retrouvée ?

Vassily Kandinsky
Étude pour Composition VII (1913)



Baïkal


Notre barque s'avançait en silence sous la transparence des nuages, une loupe d'eau bleue enchâssée entre les côtes escarpées, une extraordinaire eau bleue glissait limpide contre notre barque

Pour quelle raison s’avance-t-elle ainsi, frôlée des branches torturées des sapins

Tout est calme. Rien ne nous presse. Nous laissons venir ce qui vient sans rien troubler des vies si proches sur les berges

Un chevreuil grignote les surgeons d'un bouleau
Des loutres lustrées voient de leurs grands yeux étonnés le morceau de bois dérivant
Le vent miaule
Et nous respirons en ramant dans la clarté des eaux du lac

Le rocher au chamane sur l’île d’Olkhon
Lac Baikal



Voix rompues


Voix rompues, langues étranglées percluse de mémoire, linges épinglés aux ficelles du vent

Langues et voix en allées, flottantes desséchées, qui vous empreigniez de troubles révoltes, de tant d'histoires emportées

Feux ressortis du plus lointain,
Jaillis de l'unique frappe d'un silex, éclats de feu perdu en des temps improbables

Nous voulions à notre tour parcourir les chemins déterrés mais la plupart des chemins d'autrefois sont coupés, leurs traces effacées défigurés de trop d'éboulis, d'arbres morts, d'arbres abattus. Peu de chemins sont encore praticables

Nous voulions découvrir de la terre les stigmates, les anciens tremblements. Mais comment recomposer cela quand tout s'effondre et vient à disparaître sous la pesanteur des jours et le poids énorme des travaux

Victor Hugo
Taches voilures - (1860-1870)



Apud nos


L'heure est grise à la fontaine

L'eau
Va circuler dans les canaux de pierre, de chapes d'or et d'armoiries.

Elle a vu passer de rouges camails au temps des féeries. Son eau calme reflète le front des églises

Ce sont douze bornes qui l’encerclent et la protègent. L'arcane parfait d'un trèfle soutient sa base

L'eau
Va s'écouler des quatre mascarons aux cheveux des saisons

D'abord vers l'est les fleurs, l'été des épis, un automne frugivore. Puis la tête renfrognée d'un vieillard

Entre les pilastres, on peut lire (gravée) ce vers latin, énigmatique et lapidaire : « Nativos silices linquere nympha dolens »

Que la morsure du temps s’attaque à cette œuvre si elle veut, Veguère une figuiero, un cop, dins moun camin

František Kupka
Les touches de piano, le lac (1909)



Dernières messageries


Rouge c'est un colis, l'adresse est au grenier du soir. Le timbre et le cachet lui disent des rivages
…les huppes du vent qui s'en vont, des rêves qui tournoient, des lieux remplis de voix, des chuchotements, des bribes lointaines…
lui disent la mer, emplie de naufrages, la mer sans cesse réinventant le ciel sur sa hanche

Grimpé sur l'escabeau, le soleil a penché sa tête, sa tête ronde à la lucarne. Les jouets s'abîment, les plus beaux

Que veut-il voir ? Que les ombres s'allongent ?

…les eaux lancinantes des tours, des roues de bois, les douces caresses d'objets, les peluches, des fantaisies d'assemblages aux endroits de la ville…

Pierre Alechinsky
Série Odessa Mama 3,5,7 (1994)



Imitazione (Leopardi)


Lungi dal proprio ramo,
Povera foglia frale,
Dove vai tu ? Dal faggio
Là dov'io nacqui, mi divise il vento.
Esso, ornando, a volo
Dal bosco alla campagna,
Dalla valle mi porta alla montagna.
Seco perpetuamente
Vo pellegrina, e tutto l'altro ignoro.
Vo dove ogni altra cosa,
Dove naturalmente
Va la foglia di rosa,
E la foglia d'alloro.

Et je redis,

Si loin de la branche originelle,
Pauvre feuille fragile,
Où t'en vas-tu ? – Le vent m'a séparée
Du fayard où je naquis.
Je m'en vais, il m'emporte
Et me tourmente, je m'envole
Du bois vers les campagnes,
De la vallée vers les montagnes
Perpétuellement secouée.
Je vais, je voyage ignorée du prochain,
Je vais où vont toutes les choses,
Où naturellement vont
Aussi bien la feuille de la rose
Que la feuille du laurier.

Mario Merz
Foglia (1952)



Tracer son chiffre...


Tracer son chiffre
sur les parois de la caverne

ne rime à rien
car dans dix mille ans, y aura-t-il encore quelqu’un pour lire et pour comprendre ?

J'écris sans rime dans la nuit, indifférent et sans souci, c'est ma raison, je n'y peux rien.

Je ne fais que vivre
et d’un écrit

trace mon chiffre un peu
sur la paroi

Cy Twombly
Couronnement de Sésostris - VI (2000)



On ne peut pas dire...


On ne peut pas dire en ces lieux
qu'elle soit

précisément ... situable,
affirmativement ... vivante,
intimement ... liée,

qu'une part très personnelle
lui soit … attribuée,

non,
bien que ces arbres,

chêne ou châtaignier,
le buisson de mûres
et la boue du chemin

lui soient, en un souffle de vent
… restitués

René Magritte - La voix du sang (1960)

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte