Cette idole...


Écoute les mots qu’elle (te dit
et) prononce

à ton oreille, « la fille à
lèvre d’orange »

Il y a tant de choses dites,
aussi compare :

Le fruit à pulpe, on l’aperçoit
comme une orange

dit la lèvre pulpeuse
et pareille à ce fruit

donc aussi et au sens étendu,
dit la lèvre

sa couleur est or
ange

Ni rose ni rouge
elle est bizarre et sensuelle –

bien étrange est (dite) cette fille
en trois mots

et connotée douze fois Ah,
la bonne phrase !

Amedeo Modigliani
Jeanne Hébuterne
(1919)

Grand Cahier.143.Révolvie.033.D'après contraste.09

Les indicateurs


Après les temps refroidis de ces lieux de tristesse
les jours reviennent

Tels ces couples d'oiseaux –
tourterelles qui boivent
aux urnes fréquentées de marbre et de jaspe

Car les mots en leur for entretiennent
eux aussi et le mort et le vif

Ils indiquent
un chemin au milieu des possibles.

J'ai conquis auprès d’eux ma façon

Lien tissé et retissé à l'envers et à l'endroit,
au motif d'une étoffe précieuse
Antique dessin renaissant de ses cendres

Poussant de loin en loin, hors des broderies d’usage,
de nombreux fils

Pablo Picasso
Les deux tourterelles dédoublées
(1949)

Grand Cahier.140.Révolvie.033.D'après, contraste.08

Je me suis levé trop tard


Le jour dans ses étoffes d'eau n'avait aucun courage. Le réveil sonna. Je me suis levé. J'ai pris le filet à provisions et je suis sorti

Il pleuvait. Des gouttes lourdes, éparses. Un camion passa sur la route brillante, camion chargé de troncs d'arbres (il y a là-bas des forêts humides au sol moussu), camion qui se dirigea vers le port où les troncs seraient embarqués

J'achetais le journal, le pain, le lait et je rentrai. La pluie se fit plus dense. Le soleil sans suite tirait ses rideaux

Encore un jour sans rien, un jour parmi les autres. Et dans ton hégire, à chaque pas, tu trébuches sur ton ombre
ou son absence

Où est-elle,
et suave l’idée même ?
Quelqu’un te saisit par le col, te montre un phénomène – une couleuvre future – mais tout est flanqué par terre

Il suffit pour aujourd’hui
d’une chose souvenir incertain remembrance d’après

Claude Évrard
dscn6623
(2023)

Grand Cahier.127.Révolvie.033.D'après, contraste.07

La fabrique du jardin


J’allais roue libre ce jour-là
sous la ramée ornamentale des charmes, emporté par la douceur du mail Depuis

la vue là-haut de la pagode
jusqu’à la septième perspective,
je déboulais

Tout était souffrance et mourait tendrement tout repre- nait vie j’écoutais les rythmes et les sons, les mélodies

au passage des ombres, sous une peuplée d'insectes En bas dans le creuset, en haut vers les étages, les

ors les sangs qui s’accrochaient, le fer de la roue qui piétinait, le sang qui battait

contre les tempes J'écoutais
débordante la terre
devant moi comme il disait La fourrure des eaux sous le capuchon des larmes

s'étendait à perte de vue Tout serait
à reconstruire
Ces formes ces êtres

au plus près, alentour dans la spirale maintenant cha- que fois plus serrée seul désormais : tout

à reconstruire
à ressortir de l'obscure
gravité charnelle

Christy Lee Rogers
Muses - photographies aquatiques
(2018)

Grand Cahier.119.Révolvie.033.D'après, contraste.06

Insatisfaction


Les vingt premières années de ma vie m’ont fait comprendre que le monde en valait la peine. Les cinq années suivantes, lumières et ténèbres devinrent les deux faces d'un même réel. Là où naît la lumière, l’ombre se brise. J'aborde aujourd’hui la trentaine, voici ce que je pense

« Plus profonde est la joie et plus profonde est la mélancolie, plus grand est le plaisir et plus grande est la souffrance

Qui veut les séparer ne tiendra pas le coup, qui veut s'en débarrasser fera vaciller le monde

L'argent est important mais, si vous accumulez les choses importantes, elles vous poursuivront dans votre sommeil

L'amour vous rend heureux mais, si vous augmentez le bonheur de l'amour, vous aurez la nostalgie du passé où vous n'aimiez pas encore

L'homme d’État qui emporte et enthousiasme des millions d'hommes, soutient sur son dos l'énorme poids du monde

Vous regrettez d'avoir oublié l'exquis repas auquel on vous avait convié. Mais ce festin, le goûter sur le bout du doigt ne vous aurez pas rassasié. Et vous auriez eu des relents à le dévorer jusqu’à n’en plus pouvoir »

Liang Kai
Un immortel à l'encre éclaboussée 潑墨
(Début du XIIIème siècle)

Grand Cahier.490.Révolvie.033.D'après, contraste.04

Le mont Tchong-nân


J'habite depuis peu le mont Tchong-nân

Au milieu du chemin de ma vie la vérité devint manifeste

J’ai fait bâtir une demeure tardive près des montagnes du Midi. On reconnaît l’esprit du lieu dans les détours du chemin qui serpente. Une joie m’envahit devant la beauté du paysage

Je veux m’y rendre seul

Je remonte jusqu’à la source le cours d’eau qui s’ame- nuise pour contempler la naissance des nuages

Voyez comme ils varient les semeurs de forêts ! Nos plaisanteries n’ont pas, à vrai dire, le souci du temps

Mais le tableau qui se cache dans cette facture se dé- voile peu à peu

Et dans les poussières d’une dépouille de cigale je dé- couvre tout ce qui flotte et qui flâne 

Je veux, passé l’âge, appréhender dans le même ins- tant le dehors et le dedans des choses

Vue de Si-Ngan-Fou
Chine, 19ème siècle

Grand Cahier.586.Révolvie.033.D'après, contraste.03

En asclépiades majeurs


Tu ne quaesieris (scire nefas) quem mihi, quem tibi
Finem di dederint, Leuconoe, nec Babylonios
Temptaris numeros. Vt melius quidquid erit pati,
Seu pluris hiemes seu tribuit Iuppiter ultimam,
Quae nunc oppositis debilitat pumicibus mare
Tyrrhenum. Sapias, uina liques et spatio breui
Spem longam reseces. Dum loquimur, fugerit inuida
Aetas : carpe diem, quam minimum credula postero.

Horace, Odes, I, XI

Ne cherche pas à savoir (c’est sacrilège de le savoir) à quelle fin toi et moi nous sommes voués par les dieux

Fuis les horoscopes babyloniens, Leuconoé

Il vaut mieux supporter ta destinée comme elle vient, que plusieurs hivers t’accorde encore, Jupiter magnanime ou que soit le dernier, cet hiver qui se brise sur les rochers de la mer tyrrhénienne

Vis sagement, filtre ton vin, mesure tes plus longues espérances à la brièveté de la vie

Pendant que nous parlons, le temps déjà s’enfuit, jaloux

Cueille le jour

Crois le moins possible aux lendemains

Philippe de Champaigne
(1602-1674)
Vanité

Grand Cahier.593.Révolvie.032.D'après, contraste.02

Les Lusiades


Ainsi nous ouvrîmes ces mers

Que nulle génération n'avait ouvertes avant nous, voyant les îles nouvelles et les cieux nouveaux qu'avait découverts Henri le généreux

Laissant à main gauche les monts et les bourgs de Mauritanie, terre où jadis régna Antée

Car à main droite une autre terre, nous n'avons pas la certitude mais de son existence la présomption

***

« Assi fomos abrindo aqueles mares.
Que geração algùa não abriu,
As novas llhas vendo e os novos ares
Que o generoso Henrique descobriu ;
De Mauritânia os montes e lugares,
Terra que Anteu num tempo possuiu
Deixando à mão esquerda, que à direita
Não há certeza doutra, mas suspeita. »

Luís Vaz de Camões, Os Lusiades – Canto V Estrofe 4

Azulejo, scène des Lusiades
Palais de Buçaco, Mealhada
(1832)

Grand Cahier.166.Révolvie.033.D'après, contraste.01

L'univers de la chauffe

*


Chaussée



C’est un froissement continuel
sur la chaussée le soir

Dards, dardelles,
garrot des phares, dansez, tournez,
envolez-vous rondes javelles

Allez-vous-en courir en ville

Les rues illuminées sont effrayantes
– étroites bouillonnant
d’orages de flammes de tungstène

Plus rien ne vit
plus rien ne meurt, ici tout brûle
On ne respire

Un chapelet de vitres éclate
sous l'affaissement de la nuit

André Masson
Orage dans la nuit
(1963)

Grand Cahier.014.Révolvie.032.Maison de verre.01 {•••}


En ce temps-là



En ce temps-là le matin
Je venais près des machines
Douces dentées roues câlines
Travaillant fer ou sapin
Tôt levé à mon labeur
Étourdi par tant d'ardeurs
De bielles de bruits de graisse

Mais aujourd'hui c'est le chiffre
Si je vais dans l'atelier
D'un bonjour à l'ouvrier
Qui pour l'oubli de ses affres
Sifflote mon cœur à moi
Peut souffrir aussi du poids
Ce temps-là des amours mortes.

Grand Cahier.298.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.05 {•••}


Athanor



La montagne s'identifie au four
Avec ses bains-marie
Ses charbons et ses cendres
La maison en est la partie supérieure
La chambre et le couvercle de verre
Le vaisseau de l’alambic forme un nid
Où dragon et sa femme vivent
Le feu se résout dans l'humide
Mais la lune s'imprègne du soleil
Leur fils tourne au blanc et au rouge
Le serpent aussi devient rouge. A l'origine
Feu, faible ou fort selon la volonté
Il habite une caverne
Les Indes Orientales se colorent vif-argent

Grand Cahier.120.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.06 {•••}


À notre époque,



quel risque y a-t-il pour l'ouvrier à marcher sur une poutre ? L'œil clos, le front couvert de cendre,

   ne voyant
     rien des fumées rousses
       qui lentement s'échappent

au-dessous de lui,
ignorant tout du danger
des cuves d'huile,
des bains irisés d'acides verts

Il avance loin du sol jonché de pailles.
On lui crie après d'en bas, on l’invective à coup d’ordres impératifs, de prétendus conseils de prudence

Qu'importe !
Il avance,
il s'obstine,
il veut attein-
dre le toit chauffé de tôle que perce une triste lucarne de poussière et de feu

Grand Cahier.075.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.07 {•••}


Dans l'univers de la chauffe,



l'homme en bleu connaît bien l'odeur du fioul. Ces traces brunes lui font penser aux longues lanières de varech qui recouvrent la plage.

Pour entrer dans le local,
on doit appuyer fortement sur la barre
d'une porte métallique.

La peinture est usée. Les murs de parpaings sont nus, on respire un air sec. Aucun meuble aucun outil rien ne doit être abandonné dans le voisinage du feu.
Une force commande
ici

tout l'immeuble.
Chaque jour, l'homme revient et s'inquiète
du niveau de l'aiguille.

L'hiver est refoulé, la neige a fondu.
Il surveille

Grand Cahier.NNN.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.NN {•••}


, De la ligne



La ville aujourd'hui c'est un calcul incessant

aux registres du bordier
, tous les actes à pointer
, le chiffre
, c'est un mat écrasement
sous des pattes pelotées

Et surtout le souci d'une montre

J'avance donc,
comme toi, comme lui,
passe le pont

Sur la rive,
les administrations du bien-être surchargent

l'ancienne coque
, et le poids cintre et rompt les portées

à l'endroit précis d'enchâssement
des nouveaux métaux et verres précieux

Grand Cahier.225.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.09 {•••}


Architecte



C'était mardi dimanche il y a longtemps, par une journée d'hiver gélive et en dépit du col relevé de ma veste,

l'écharde au cœur, j'allais de rue en rue, la ville un peu brouillée, la tête ailleurs

D'épais blocs de bétons bouchent un ciel de pluies, de vents, se dressent droits. Quel décor !

Je marchais sur une place immense, il n'y avait rien à rencontrer, le temps ici n'existe plus. Je demandais :

« De quelle étoffe est-il donc fait,
l'architecte qui l’a conçue,
où est sa peau, dans quel placard
oubliée desséchée rongée
tête à poussière, corps saigné !? »

On peut marcher sur une place immense…

mais battre le ban, porter son nom, se vêtir propre-ment, faire en sorte qu’un être soit visible aux yeux de tous, mettre une chose en évidence

Décide-t-on une ville ?
Où est la formule, quel est l'affect ? Le ciel nécessaire ressemble-t-il à celui-ci ? Vous savez, lourd, bas, minéral

Je ne vis rien de plus que des choses banales, répé- titives sur cette place épuisée, aux édicules improbables

Je voulus établir le décompte de ces grains minuscules. Je battis des ailes – à n’en pouvoir mais
rien n'y fit, pauvre volaille !

Grand Cahier.194.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.10 {•••}


Forge



Tu rentres saoul plus grand qu'un soir de banlieue. La bouteille du ciel crache sa lie sur la ville.

Quel mauvais foie !
Au dégoût des lèvres on voit que se prépare un orage.
Tête bouillie dans soupe d'usines.

Ton squelette se souvient du fracas des presses, le cambouis sous le pied, la cadence dans les bras.

Les carreaux du travail tombent. Tu pousses le verrou. Le soleil se coince dans l'étau.

Des vitres fulgurent du béron de la nuit.
C'est une jaunisse de chambres à l'odeur de chaud où d'horribles ménages s'égorgent

Grand Cahier.228.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.11 {•••}


Une aile se recolore



Son charme un peu vert, les dix-sept ans d'une Backfishe, Berlin – ses façades blanches, ses balcons dorés, si jolie si claire si pimpante, la frivolité et ses promesses : dixit Jules Huret
C'était…

Aujourd'hui la ville en deux le mur de graffitis après ravage et repoussée tête folle ; une ruine commémore. Anarchiques, de nouveaux buildings prolifèrent comme surgeons. Le grand cercle d'une passerelle métallique tourne jusqu'au délire. Pilotis sur jachère. La neige fondue, boueuse

Demain,
Ce que sera Potsdamer Platz, taillée au couteau brun de la finance et du divertissement, jeux laser et néons clinquants sur grillage aluminium. L'ordre au carré d'un empilement de fenêtres büros

Après déménagement, on ira voir (l'éclairage nocturne y sera féerique) une rétrospective Fritz Lang avec projection des fers et des ruines Metropolis au Stella-Musical-Theater

Grand Cahier.315.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.13 {•••}


Éclipse



Je me souviens d’une pluie fine
interminable un jour,
le ciel était dans les tons gris, c'était un jour d'éclipse, le ciel transparaissait
rendant le fond plus triste encore,
une idée me vint que peut-être…

Une autre fois, le cœur me manque pour le dire

J'ai descendu la rue. De moi-même j'ai suivi le cours du rail. J'ai bousculé le monde et pourtant rien ne m'en reste

Le soleil ne brille
qu'à sa moitié. Il est 16 heures 30 exactement. Une femme, le corps que l'âge a déformé, traverse le pont. Auprès de l'écluse, un pêcheur accoudé à la rambarde pêche avec indifférence. L'écume hurle par‑ dessous

Je porte mon effort. Arriverais-je comme il le faut,
juste à temps, au point de
conjonction, qu'y a-t-il donc à voir ? Je m’en inquiète
L'œil me fera mal ces quelques jours. Un brin d'herbe, un excès de vent suffisent

Grand Cahier.332.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.14 {•••}


La nuit approche



Sur la base du rapport de police, on dit
qu’il roulait trop vite. À tombeau ouvert !

Camion perdu dans les lacets… des virages trop serrés, des routes de montagne… Il s’est laissé emporter, la citerne aura versé dans l'ornière. L'eau est noire et se mêle à la boue

Il aura suffi que se mettent à rougir les crêtes d'Orcières
pour que surgisse d'en bas, du creux du val
– fuyant une douleur, le triste oiseau du soir

Le village est désert, décimé par les suies, façonné par l'azote. Les ombres se dispersent, courent, traversent les ruelles. Fantomatiques, elles s'effilochent et s'évaporent

C'est à cette heure un millier d'aîtres qui s'éteint,
et fait silence
Dès lors il faudra se hâter. Donner son congé. Suivre la sente verte

Grand Cahier.130.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.15 {•••}


Terres gastes



Fument les cheminées d’une raffinerie, lointaine dans les flammes, les brûlots naphténiques rendent la nuit partout quadrillée d’aromates

Un vent froid venu des plaines du nord tombe sur le camp. Une femme est sortie de sa roulotte, et réclame obsé- quieusement ses gages

D’un même mouvement, les deux ouvriers qui travail- laient tout-à-l’heure aux fours de reformage vont se garer de chaque côté de la voie.

Ils se mettent alors à chorégraphier un ballet de gestes identiques avant de s’enfermer sans mot dire

dans leur case. Chacun prend ses quartiers,
y pose sa lanterne. Lentement, les feux de l’usine s’a- menuisent...

Au-delà du grillage, au devant de leur maître, on entend les aboiements des chiens, vagabonds dans les crosses de terre.

Grand Cahier.557.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.16 {•••}


Certains disent...



Certains disent mais qu’importe,

en résumé…
Jésus est mort, clouté, pendu ou non au bois patibulaire

Le Christ en croix, une invention tardive, une incom- préhension latine née des traductions du grec

Hélène en son palais Sessorien ne fit que disperser les quelques fragments du vrai corps aux quatre points car- dinaux

Jésus est mort trahi vendu
– soufflé à tous les vents –
Fol-en-Christ, un fait divers parmi tant d’autres. Ensei- gné, trop vite oublié

Le pape « et super hanc petram » a pris la place. Empereur des barbares instituant les supplices, sanctifiant les reliques

Qu’il ait été pendu à la traverse ou bien « affigere » à une croix, les principes de l’empire aussitôt épuisés, le Christ envahit Rome

Grand Cahier.489.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.17 {•••}


Affins



L'été a chuté par la fenêtre
a décliné de désespoir
la fenêtre grande ouverte
tout est épuisé
tout a été consommé
au fond du puits,
rien
ne reste plus
qu’une eau salie nue
écalée sous les talons du sel

Il n’y a plus rien à pardonner,
plus rien à oublier,
que reste-t-il à partager ?

Ne veux-tu pas pleurer,
ne veux-tu pas chanter

le soir rougit par la fenêtre
Quelque chose pourrait-il
s’annoncer encore ici

un ailleurs existe-t-il ?
Allons-nous-en ma sœur,

recouvrons la liberté,
et qu’une musique à chacun
accorde sa mesure

Grand Cahier.056.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.18 {•••}


Tableau noir



Pars, n’hésite pas, va, sur tout demande et prends ! Avec douceur. Par le jeu des alliances
tu sais depuis longtemps, la part qui te revient

Ne crains pas que du sang coule, c'est vivier d'avenirs, verse ton sang – qu’il se mêle au pollen des routes

Égrène les cailloux comme un chapelet de prières adressées à chacun des lieux que tu cherches

Abîme tes couleurs
sur le fond sédimenté du tableau noir, traverse les eaux troubles, dénombre les atomes, accorde-les aux rythmes de ta phrase
Regarde,

comme ils composent
– et s’éclaircissent,
ou se rassemblent
– et s’agglutinent,
dans le phosphore
de ta mémoire

Ne t’inquiète pas
si tu ignores où cela mène, où commence le jeu. Ne chante pas si tu n’as devant toi qu’une souche
d’arbres morts,
car derrière elle est quelqu’un qui fait mal

sinon, explicite et transmets.
Ample est la nuit qui s’équilibre au jour

Grand Cahier.080.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.19 {•••}


Rappel d'enfer



à quoi pouvaient-ils bien servir / ces piliers jetés / d’un jour à l’autre sur le sol / ce mur noirci / restes d’une vora- cité / d’un égar/ment des hommes,

Infimes mouvements cycliques, particules – du vide, re- lâchant leurs virions dans la graisse des jours

« Mais quand donc finiront-elles ces guerres : inutiles, gagnées ou perdues »

interroge un passant fatigué aux cheveux blancs

On y meurt encore aujourd’hui
dans le râle des gorges
dans l’étreinte des ronces

Des orages insensés grondent sous le ciel immonde Le pré est piqueté de fer et de gravats S’ouvre silencieux vers une nuit sans étoiles

Nul ne propose
le vent donne ses ordres – l’herbe est légion

Grand Cahier.138.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.20 {•••}


Vue de Loire



Loin du trouble des eaux,
la rabouilleuse à contrecœur,
allait en plein soleil
– j’essayais de raccommoder
Orphée et Eurydice,

Passez gabares
Passez – piétons piétonnes –
il y aura toujours
au fil du rail, un flot plus fort
dessous le pont Wilson

As-tu jamais chanté,
héron craintif,
au pied des bancs de sable
L’époque est trop bruyante pour toi,
et les heures

en vain s’égrènent
sous les coups du tonnerre

Entre ses becs,
le pont se déboîte
où la ronde s’engouffre

Mosaique d'une maison gallo-romaine
Saint-Romain-en-Gal
(Vienne, an 0)

Grand Cahier.636.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.21 {•••}

Vue de Loire


Loin du trouble des eaux,
la rabouilleuse à contrecœur,
allait en plein soleil
– j’essayais de raccommoder
Orphée et Eurydice,

Passez gabares
Passez – piétons piétonnes –
il y aura toujours
au fil du rail, un flot plus fort
dessous le pont Wilson

As-tu jamais chanté,
héron craintif,
au pied des bancs de sable
L’époque est trop bruyante pour toi,
et les heures

en vain s’égrènent
sous les coups du tonnerre

Entre ses becs,
le pont se déboîte
où la ronde s’engouffre

Mosaique d'une maison gallo-romaine
Saint-Romain-en-Gal
(Vienne, an 0)

Grand Cahier.636.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.21

Rappel d'enfer


à quoi pouvaient-ils bien servir / ces piliers jetés / d’un jour à l’autre sur le sol / ce mur noirci / restes d’une vora- cité / d’un égar/ment des hommes,

Infimes mouvements cycliques, particules – du vide, re- lâchant leurs virions dans la graisse des jours

« Mais quand donc finiront-elles ces guerres : inutiles, gagnées ou perdues »

interroge un passant fatigué aux cheveux blancs

On y meurt encore aujourd’hui
dans le râle des gorges
dans l’étreinte des ronces

Des orages insensés grondent sous le ciel immonde Le pré est piqueté de fer et de gravats S’ouvre silencieux vers une nuit sans étoiles

Nul ne propose
le vent donne ses ordres – l’herbe est légion

Victoria Tremel
Abstraction II
(2019)

Grand Cahier.138.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.20

Tableau noir


Pars, n’hésite pas, va, sur tout demande et prends ! Avec douceur. Par le jeu des alliances
tu sais depuis longtemps, la part qui te revient

Ne crains pas que du sang coule, c'est vivier d'avenirs, verse ton sang – qu’il se mêle au pollen des routes

Égrène les cailloux comme un chapelet de prières adressées à chacun des lieux que tu cherches

Abîme tes couleurs
sur le fond sédimenté du tableau noir, traverse les eaux troubles, dénombre les atomes, accorde-les aux rythmes de ta phrase
Regarde,

comme ils composent
– et s’éclaircissent,
ou se rassemblent
– et s’agglutinent,
dans le phosphore
de ta mémoire

Ne t’inquiète pas
si tu ignores où cela mène, où commence le jeu. Ne chante pas si tu n’as devant toi qu’une souche
d’arbres morts,
car derrière elle est quelqu’un qui fait mal

sinon, explicite et transmets.
Ample est la nuit qui s’équilibre au jour

Yves Tanguy
La couche sensible
(1933)

Grand Cahier.080.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.19

Affins


L'été a chuté par la fenêtre
a décliné de désespoir
la fenêtre grande ouverte
tout est épuisé
tout a été consommé
au fond du puits,
rien
ne reste plus
qu’une eau salie nue
écalée sous les talons du sel

Il n’y a plus rien à pardonner,
plus rien à oublier,
que reste-t-il à partager ?

Ne veux-tu pas pleurer,
ne veux-tu pas chanter

le soir rougit par la fenêtre
Quelque chose pourrait-il
s’annoncer encore ici

un ailleurs existe-t-il ?
Allons-nous-en ma sœur,

recouvrons la liberté,
et qu’une musique à chacun
accorde sa mesure

Loïc Le Groumellec
Mégalithes
(2004)

Grand Cahier.056.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.18

Certains disent...


Certains disent mais qu’importe,

en résumé…
Jésus est mort, clouté, pendu ou non au bois patibulaire

Le Christ en croix, une invention tardive, une incom- préhension latine née des traductions du grec

Hélène en son palais Sessorien ne fit que disperser les quelques fragments du vrai corps aux quatre points car- dinaux

Jésus est mort trahi vendu
– soufflé à tous les vents –
Fol-en-Christ, un fait divers parmi tant d’autres. Ensei- gné, trop vite oublié

Le pape « et super hanc petram » a pris la place. Empereur des barbares instituant les supplices, sanctifiant les reliques

Qu’il ait été pendu à la traverse ou bien « affigere » à une croix, les principes de l’empire aussitôt épuisés, le Christ envahit Rome

Albert Gleizes
Crucifixion, étude
(1927-1929)

Grand Cahier.489.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.17

Terres gastes


Fument les cheminées d’une raffinerie, lointaine dans les flammes, les brûlots naphténiques rendent la nuit partout quadrillée d’aromates

Un vent froid venu des plaines du nord tombe sur le camp. Une femme est sortie de sa roulotte, et réclame obsé- quieusement ses gages

D’un même mouvement, les deux ouvriers qui travail- laient tout-à-l’heure aux fours de reformage vont se garer de chaque côté de la voie.

Ils se mettent alors à chorégraphier un ballet de gestes identiques avant de s’enfermer sans mot dire

dans leur case. Chacun prend ses quartiers,
y pose sa lanterne. Lentement, les feux de l’usine s’a- menuisent...

Au-delà du grillage, au devant de leur maître, on entend les aboiements des chiens, vagabonds dans les crosses de terre.

Gustave Buchet
La raffinerie
(1961)


Grand Cahier.557.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.16

La nuit approche


Sur la base du rapport de police, on dit
qu’il roulait trop vite. À tombeau ouvert !

Camion perdu dans les lacets… des virages trop serrés, des routes de montagne… Il s’est laissé emporter, la citerne aura versé dans l'ornière. L'eau est noire et se mêle à la boue

Il aura suffi que se mettent à rougir les crêtes d'Orcières
pour que surgisse d'en bas, du creux du val
– fuyant une douleur, le triste oiseau du soir

Le village est désert, décimé par les suies, façonné par l'azote. Les ombres se dispersent, courent, traversent les ruelles. Fantomatiques, elles s'effilochent et s'évaporent

C'est à cette heure un millier d'aîtres qui s'éteint,
et fait silence
Dès lors il faudra se hâter. Donner son congé. Suivre la sente verte

Chaïm Soutine
Vue de Cagnes
(1924-1925)

Grand Cahier.130.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.15

Aux approches


Il y a beaucoup trop de blanc
De cris d’ivoire en haut des toits
Comment pourrais-je regarder ?

Je ferme l’œil au blanc qui hurle.

Que puis-je espérer des fumées
Des suies du foyer qui s’élèvent
L’air est une étoffe d’eau grise

Le dernier coin de bleu s’efface
Un froid intense s’est blotti
Au carré neutre du clocher –

Roux de gueule chassant qui passe

Les aboiements furieux d’un chien
De mur en mur se répercutent
Vont se perdre dans les lointains

Paul Klee
« L'homme approximatif » de Tristan Tzara
(1931)

Grand Cahier.112.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.12

Forge


Tu rentres saoul plus grand qu'un soir de banlieue. La bouteille du ciel crache sa lie sur la ville.

Quel mauvais foie !
Au dégoût des lèvres on voit que se prépare un orage.
Tête bouillie dans soupe d'usines.

Ton squelette se souvient du fracas des presses, le cambouis sous le pied, la cadence dans les bras.

Les carreaux du travail tombent. Tu pousses le verrou. Le soleil se coince dans l'étau.

Des vitres fulgurent du béron de la nuit.
C'est une jaunisse de chambres à l'odeur de chaud où d'horribles ménages s'égorgent

Gilles Cueille
L'art et l'usine
(2013)

Grand Cahier.228.Refonds.032.Contre-feux.11

Architecte


C'était mardi dimanche il y a longtemps, par une journée d'hiver gélive et en dépit du col relevé de ma veste,

l'écharde au cœur, j'allais de rue en rue, la ville un peu brouillée, la tête ailleurs

D'épais blocs de bétons bouchent un ciel de pluies, de vents, se dressent droits. Quel décor !

Je marchais sur une place immense, il n'y avait rien à rencontrer, le temps ici n'existe plus. Je demandais :

« De quelle étoffe est-il donc fait,
l'architecte qui l’a conçue,
où est sa peau, dans quel placard
oubliée desséchée rongée
tête à poussière, corps saigné !? »

On peut marcher sur une place immense…

mais battre le ban, porter son nom, se vêtir propre-ment, faire en sorte qu’un être soit visible aux yeux de tous, mettre une chose en évidence

Décide-t-on une ville ?
Où est la formule, quel est l'affect ? Le ciel nécessaire ressemble-t-il à celui-ci ? Vous savez, lourd, bas, minéral

Je ne vis rien de plus que des choses banales, répé- titives sur cette place épuisée, aux édicules improbables

Je voulus établir le décompte de ces grains minuscules. Je battis des ailes – à n’en pouvoir mais
rien n'y fit, pauvre volaille !

Lyonel Feininger
Das hobe Haus
(1908)

Grand Cahier.194.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.10

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte