Ébauches

*

Voies rompues



Quand le soleil eut brisé la vitre...
Comme un souvenir ancien, comme une idée du pre- mier jour, lente une eau grise et froide, une eau de neige envahit le chemin

– La mer a monté jusque-là, route mouillée

Les mâts balancés, la voile ronde, flaques et talus font un paysage. Le ciel est de glace, batelier muet. Il fait un froid certain. La boue colle au talon, il faut un effort à chaque pas

Le soleil en ressac éclabousse la route

De jeunes ormeaux sans tête sans bras s'alignent, s'en vont droits se perdre jusqu’à cette cassure. La terre est morte à l'horizon, la terre

Aux abords d'un chemin venteux, s’effondre ; s'ouvre la plaine, l'étendue de la ville avec son poids de pierres

On entend, cela vient se briser, le bruit des ateliers, d'un garage aux portes rouges – le travail du fer, bruits des jardins ouvriers, pépiements, draps qui claquent. Rien

La route basse et droite continue vers le centre probable. C'est un après-midi calme qui se perd et la ville imperceptiblement s'étire

Jacques Villon
Paysage aux environs de la Brunié
(1959)

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Échappée



Il sonne à l'orée chavirant, lourd et tardif sur les campa- gnes de clair repos,
le pas

Promesse quand la croisée nous offre son bouquet d'étoiles, aux noiseraies du calme cœur, d'une vêture.

Mais s'il nomme le lieu
qui le dispose à graver son nom quand les pierres fleurissent en mil ardoises,
lui, le décidant qui déplie le jour, abrupt ;
l'Hôte
qui, sur le seuil de la maison, nous reçoit.
Où prend-il sa stature ?
La terre en ce temps baye et le ciel dévide. Chaque pas frayant est un risque.

Aussi ton emblème sera le visage des sentiers. Effort et joie. L'accueil précaire de leurs destins.
Rien jamais ne s'achève, le dieu est bref.
Une échappée –
simple pas de danse, sous le ciel de la terre, –
de l'homme.
Toujours il se retire.
Écoute et regarde. Il faut garder mémoire. Sauras-tu venir à sa rencontre ? Sauras-tu répondre à sa brusquerie ?

Et sur les campagnes sonne le pas. Entre deux ciels d'orage, l'oiseau chiffre les soleils prochains.
Et le cœur patiente. Et le cœur s'atourne.
Au levant d'une force, un monde se rassemble, ouvrir les lèvres à hauteur de source, boire et le corps vivifié, citer les prodiges vus, inventer les nouveaux luxes,
cela sera notre gloire.

Et remercions le temps car nous sauvons notre éternité.

Enfin que selon sa guise le cœur agisse.

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Les vitres



Avec la vigueur
soudaine d’un coup de poing
vous dispensez
– vitres au cœur ensoleillé
– vitres délivrées printanières,
assaillies de beauté

tout un jeu de fusées jaunes qui s’enfuient

Si ce jardin liquide est un souci de fleurs,
voyez notre allégresse !

Sous le couvert du mauvais temps
– vitres des jours terreux,
vous vous fanez
rongées par l’ombre lourde des claveaux
et des sales nervures

– Vitres disparues,
voûtes du ciel au regard de travers,
aussi brûlées d’amertume
qu’un vin noir
répandu

Grand Cahier.015.Cahier bleu-vert.012.Ébauches.03 {•••}


Phosphores



Vais-je manquer encore cette moitié de moi-même ?

Les reflets du miroir sont endormis Le jour est absent la nuit infinie. Je m’éveille, bien avant que l’aurore ne soit levée, je me lève

J'aime le brusque saut du lit titubant les yeux frottés mi-clos, me préparer
(d'autres moi-même préférant un robuste café)
un thé léger un nuage de lait m'asseoir à la table de travail allumer l'écran

Signifier quelque chose, illuminer c’est sûr mais pour combien de temps ?

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une Feuille,

c'est-à-dire, poser là une image, la situer en un sens re- hausser le degré divaguer dans l'entre-deux des rêves et l'afficher

dans sa lumière, son pixel, avec le mot et l’oubli du point qui s'imposent

Grand Cahier.020.Cahier bleu-vert.012.Ébauches.04 {•••}


Ressemblances



ou bien Ce sont des pains d'abeilles bourdonnantes
ou bien des guêpes corsetées, tailladées dans le jour, chaque fois plus serrées

Insecte au goût de miel au venin de soleil

Une pêche existe-t-elle ?

une autre une autre encore réellement, de chacune d'elles nous est donnée l'idée, unique l'idée, issue d’elles née d’elles Et vérité pour toutes

Néanmoins existent-t-elles ?

Si je veux savoir indécis étonné
si… je… irrésistiblement traverser une eau claire
si venant d'un parfum doré le soir

il fallait distinguer mi-ombre mi-jour l'alberge mouchetée d’une pêche de plein-vent

Quoi de plus facile qu'une idée

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Sur l'écaille des rives...



Sur l'écaille des rives, toutes les administrations du bien-être surchargent l'ancienne coque et le poids cintre et romps les portées à l'endroit précis d'enchâssement des nouveaux métaux et verres précieux

On peut découvrir sur le dos des tortues des coraux de vieux roses blanchissant leur squelette

On peut voir aussi parfois une orque franchir la passe d’un bond à l’endroit précis où se dorent au soleil veaux de mer et ballons-sirène

Au-dessus des toits briquetés de rouge à l’endroit précis où sont logées les statues de plâtre, déchets des rebords des fenêtres, copeaux charbonneux stridulant de chaleur, la ronde effarante des martinets raye l’acier des cieux

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Sur le pont Bir Hakeim



La digue pour que rien ne tourne ni ne croule
Dans l’axe une colonie de fleurs sans parfum
Corolles alanguies pailletées d’un or vert

Le gouffre des eaux noircies hurle sous le pont
L'écume crépite jetée des bouches d’ombre
Des ciels volent en éclats s’en vont percuter
Du bout des doigts le reflet changeant des verrières

Filet d’eau pleurant doucement près de la rampe
Minerais en fusion et ciguës aquatiques,
Toxines blanches pour le ventre des poissons

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Garnisons de l'aube



La vitre est froide ce matin,
reblanchie d'un peu de buée.

Des copeaux s’entassent dans un coin,
des paquets d’ombre

Toutes nos affaires
au sol sont en désordre.

Un pan entier du jour a jeté sur la table
ses cahiers gauchis de lumière

Ce sont des battements contre la vitre,
coups de bec ou bien coup d’ailes.

Le pied vacille. Tu t’avances
tu es seul à compter les carreaux de grès

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Convives



On a redistribué les bancs,
recherché des lieux de fraîcheur à la ronde, prolongé la table au mieux
– on s’est tourné vers le dehors

La nappe flotte dans les airs, les miettes se dispersent, c’est un déhanchement d’idées qui dansent
– la nappe claque dans le vent, la nappe éblouissante

L'été brûle à midi dans les cours de cuisine

On a laqué les murs d’un coq, d’un rouge photophore, ciré les murs

L’arrière-cour a blanchi
de tout son poids de graviers

Des guêpes boivent, avides au sang des plats. Chacun discute avec force, animé par cette bousculade

– A la fin du repas quelqu’un
s’emporte. Il va crier.

Serré trop fort, un verre se brise.
Morceaux dans le creux
d’une main

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Arc-en-ciel



Il y eût tout d’abord

Les ressacs et la mer, un souffle une respiration d’écume un ultime souvenir avant que les commencements ne se découvrent les libres étendues de la plage

Le bruit d’une aile

Peu à peu s’éleva sans qu’il y paraisse une force légère parmi les lambeaux du vent – qui ne dit ne sait pas vraiment, balbutiante une visée vers des lointains un

Arc-en-ciel

Situé clairement dans sa rigueur et sa beauté car pour tous il manifeste une portée commune, et n’en demeure pas moins à jamais inatteignable

Flèche en terre

Ne ressort-il pas de ces significations échafaudées, preuves sédimentées du cœur impressible, qu’il faille revenir au fait déclencheur et réitérer

Puis le puits

Au bout du compte et le goût rassis dans l’âme, le jour qui se creuse. Il y a tant de temps passé tant d’énergies rassemblées dans les grands espacements du vide

Où la lune se mire

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Ce soir est un soir...



Ce soir est un soir comme beaucoup d'autres soirs
Quelques voix incertaines, surgies de vieux livres
ne changent rien à l'affaire, l'étude me fatigue

La pluie s’est mise à tomber.
Sous le puits de la lucarne je m'endors, il pleut.
La vitre est un clavecin qui pleure

Une violente rafale survient qui m'emporte,
une saute de vent, un grain.
Je vais où vont les rails qui vont dessous la mer

J'attends le jour, il viendra
quand l'aube du poème moi-même dansera
sur l'extrême jetée où se rassemblent les dauphins

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Sisyphe



Un poème n’est jamais rien

– mais la plupart du temps, je roule une pierre, j’ai des soucis, j’ai mes affaires. Des petits riens ; je m’en occupe, sans y penser… ou bien je rêve. Et puis j’écris. Cette chose qui va naître, comment pourrait-elle naître et n’être jamais rien ?

Mais les raisons sont difficiles à démêler, les raisons d’être, les associer à l'autre

Comme il va, comme il passe est un grand mystère

Et cet être cet autre, qui en est l’auteur, est-ce moi est-ce toi, improbable lecteur ? Quand j’écris j’ai toujours en tête un autre qui me lit, et voit mes fautes, là, au lieu-dit à l’insu, m’empêchant d’aller, bien ou mal, où je voudrais…

Et plus tard quand tout est terminé, j’essaie d’oublier mes écrits pour laisser l’autre y revenir, me lire en toute inconnaissance

Mais chaque fois, il y a un rien, un petit rien d’être, un quelque chose qui ne va pas. Il n’est jamais content, jamais !

Je change alors, ajoute un mot, un mot que je regrette un autre. Et recommence… à l’infini

Il faut pourtant qu’arrive un jour – Ai-je échoué ai-je réussi ? où je ne puisse plus jamais, où je ne puisse plus changer quoi que ce soit

Il est en moi, dans tout mon être comme un tatouage indélébile, il est en moi la chair du monde

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Ce n'est pas une chambre...



Ce n'est pas une chambre c'est un cube de bleu que la nuit recreuse

c'est, depuis le point du jour un lieu sonore remplit de voix qui chuchotent,

ce sont des bribes lointaines des rêves qui tournoient sous le soleil,

une coupe de fruits trop mûrs posée sur le rebord de la fenêtre,

des champs labourés là-bas rayés qui s'étendent vert contre brun par-dessus la ligne des toits, des champs de feu bataillant jusqu’au bout de l'horizon, des champs nus et vastes – plus engrossés

que la mer, la mer et ses routes puissantes, la mer sans cesse réinventant le ciel sur sa hanche

Michel Carrade
Terrier de clarté
(1963)

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte