Parallèles (L do D. 10)


Depuis longtemps, ces phrases que j’ai pu dire sont sans mémoire – depuis longtemps ces phrases (réécrites sans cesse) n’ont plus de liens avec moi-même

Pareilles
à des gens à qui je parle, ou qui me parle, mais que j’écoute à peine

Fasciné par leur physionomie, la fréquence et le rythme de leur mots – qu’ils s’en viennent ou qu’ils s’en aillent

j’ai le souvenir sensible d’une inflexion de voix, d’un geste de la main ; je note
avec une précision photographique
une mimique musculaire, l’émotion affichée sur leur vi- sage, une expression faciale qui les éclaire

Mais ce qu’elles ont pu me dire, de l’essentiel,
je n’ai rien pu gardé
– et que leur ai-je dit déjà de mon côté,
voulais-je m’adresser vraiment à elles
– était-ce bien à moi qu’elles étaient s’adresser ?

Ces phrases
elles me sont devenues étrangères
et ont suivi leur voie.

Nous vivons,
séparés par l’oubli désormais. Nos chemins
de vie sont parallèles

Henri-Michaux
Meidosem
(1948)

Grand Cahier.634.Alentour de Soares.002.Trois fils.03




Livro do desassossego ldod 10

E assim sou, fútil e sensível, capaz de impulsos violentos e absorventes, maus e bons, nobres e vis, mas nunca de um sentimento que subsista, nunca de uma emoção que continue, e entre para a substância da alma.
Le livre de l'intranquillité ldod 10

Je suis fait ainsi, futile et sensible, capable d'impulsions violentes qui m'ab- sorbent, bonnes et mauvaises, nobles et viles, mais jamais d'un sentiment qui subsiste, jamais d'une émotion qui dure et pénètre la substance de l'âme.

Tudo em mim é a tendência para ser a seguir outra coisa: uma impaciência da alma consigo mesma, como com uma criança inoportuna;
um desassossego sempre crescente e sempre igual.

Tout en moi aspire à être en suivant d'autres voies : une impatience de l'âme envers elle-même, comme avec un enfant importun ;
une intranquillité toujours croissante et toujours égale.

Tudo me interessa e nada me prende. Atendo a tudo sonhando sempre; fixo os mínimos gestos faciais de com quem falo, recolho as entoações mili- métricas dos seus dizeres expressos;
mas ao ouvi-lo, não o escuto, estou pensando noutra coisa, e o que menos colhi da conversa foi a noção do que nela se disse, da minha parte ou da parte de com quem falei.

Tout m'intéresse et rien ne m'arrête. À tout un chacun, je réponds, tout en rêvant ; je note les moindres mouvements faciaux de mon interlocuteur, recueille les intonations millimétrées de ses expres- sions verbales ;
mais l'entendant, point ne l'écoute, je pense à autre chose, et ce que je retiens le moins de la conversation, ce sont les thèmes abordés, venant de ma part ou de la part de celui qui parlait.

Assim, muitas vezes, repito a alguém o que já lhe repeti, pergunto-lhe de novo aquilo a que ele já me respondeu;
mas posso descrever, em quatro palavras fotográficas, o semblante muscu- lar com que ele disse o que me não lembra, ou a inclinação de ouvir com os olhos com que recebeu a narrativa que me não recordava ter-lhe feito.

Ainsi, bien souvent, je répète à quel- qu'un ce que je lui ai déjà dit, je l'interroge de nouveau sur un sujet auquel il a déjà répondu ;
mais je peux décrire, en quatre mots photographiques, les mimiques de son visage lorsqu'il me dit ce dont je ne me souviens plus, ou sa tendance à n'écouter qu'avec les yeux mon discours, lorsque je répète ce que je ne me souvenais pas lui avoir déjà dit.

Sou dois, e ambos têm a distância — irmãos siameses que não estão pegados.


Je suis deux, et l'un et l'autre gardent leur distance — frères siamois que rien ne relie.


Sublime comptable... (L do D. 4, 5)


Sublime comptable de la ville de Lisbonne
Écrivant les mots de son salut
Claironnant l'aurore qui l'engendre,

Comme au désert
le moine éloigné dans sa solitude,
l'ermite percevant dans les pierres et les grottes la sub- stance d'un Christ

Ces chiffres, ces marques du registre, dont les lignes sont tracées à la règle
Sont bruits du monde eux aussi, monde qui recèle tout un peuple d'exilés qui en font la valeur
– le moine, l'ermite, le navigateur ou le poète –

toutes les portes qui mènent aux Indes et à l'orient de toutes les musiques

Et ces marques banales du néant valent bien les mots rimés qui s'additionnent, et qui s'alignent dans le tissu de ma vie
Henri Michaux
Sans titre
(1950-1970)

Grand Cahier.633.Alentour de Soares.041.Trois fils.002



Livro do desassossego ldod 4

... e do alto da majestade de todos os sonhos, ajudante de guarda-livros na cidade de Lisboa.

Mas o contraste não me esmaga — liberta‑me; e a ironia que há nele é sangue meu. O que devera humilhar-me é a minha bandeira, que desfraldo; e o riso com que deveria rir de mim, é um clarim com que saúdo e gero uma alvorada em que me faço.

A glória nocturna de ser grande não sendo nada! A majestade sombria de esplendor desconhecido... E sinto, de repente, o sublime do monge no ermo, do eremita no retiro, inteirado da substância do Cristo nas pedras e nas cavernas do afastamento do mundo.
Le livre de l'intranquillité ldod 4

...et de la hauteur de la majesté de tous les songes, aide-comptable de la ville de Lisbonne.

Mais un tel contraste ne m'accable pas — il me libère ; et l'ironie qu'il contient est mon sang. Ce qui devrait m'humilier est l'étendard que je déploie , et le rire avec lequel je devrais rire de moi est un clairon avec lequel je salue et engendre une aubade en laquelle je m'invente.

Être grand sans être rien, gloire nocturne ! Sombre majesté d'une splendeur inconnue...Et soudain j'éprouve le sublime du moine dans son désert, de l'ermite dans sa retraite, découvrant la substance du Christ dans les pierres et les grottes de son éloignement du monde.





Livro do desassossego ldod 5

Tenho diante de mim as duas páginas grandes do livro pesado; ergo da sua inclinação na carteira velha, com os olhos cansados, uma alma mais cansada do que os olhos. Para além do nada que isto representa, o armazém, até à Rua dos Douradores, enfileira as prateleiras regulares, os empregados regulares, a ordem humana e o sossego do vulgar. Na vidraça há o ruído do diverso, e o ruído diverso é vulgar, como o sossego que está ao pé das prateleiras.

Baixo olhos novos sobre as duas páginas brancas, em que os meus números cuidadosos puseram resultados da sociedade. E, com um sorriso que guardo para meu, lembro que a vida, que tem estas páginas com nomes de fazendas e dinheiro, com os seus brancos, e os seus traços à régua e de letra, inclui também os grandes navegadores, os grandes santos, os poetas de todas as eras, todos eles sem escrita, a vasta prole expulsa dos que fazem a valia do mundo.

No próprio registo de um tecido que não sei o que seja se me abrem as portas do Indo e de Samarcanda, e a poesia da Pérsia, que não é de um lugar nem de outro, faz das suas quadras, desrimadas no terceiro verso, um apoio longínquo para o meu desassossego. Mas não me en- gano, escrevo, somo, e a escrita segue, feita normalmente por um empregado deste escritório.
Le livre de l'intranquillité ldod 5

J'ai devant moi les deux grandes pages d'un lourd registre ; je relève de son inclinaison sur le vieux pupitre, avec des yeux fatigués, une âme encore plus fatiguée que mes yeux. Par delà le néant que cela représente, le magasin aligne, jusqu'à la rue des Douradores, ses éta- lages réguliers, ses employés réguliers, l'ordre humain et le calme ordinaire. Il y a un bruit différent derrière les vitrines, et ce bruit différent est ordinaire, comme est ordinaire le calme aux pieds des étals.

Je baisse des yeux neufs sur les deux pages blanches, où mes chiffres appliqués ont inscrit les résultats de l'entreprise. Et avec un sourire que je garde pour moi, me vient à l'esprit que la vie, dont ces pages font partie, avec leurs noms d'affaire et sommes d'argent, avec leurs espaces, lignes et écritures tracées à la règle, inclus aussi les grands navigateurs, les saints hommes et les poètes de toutes les époques, tous sans aucune inscription, vaste descendance expulsée de ceux qui font la valeur du monde.

La couverture elle-même du registre dont j'ignore la nature, m'ouvre les portes de l'Inde et de Samarcande ; et la poésie de la Perse, qui n'est d'aucun pays, fait de ses quatrains, sans rime au troisième vers, un soutien lointain pour mon intran- quillité. Mais sans me tromper, j'écris, j'additionne, et les écritures s'enchainent, tracées normalement par un employé aux écritures.

Mélopée des villes... (L do D. 3-1)


Mélopée des villes, des chanteurs de rues

Des automobiles et des trains surgis ici, en mon âme, et là-bas aussi bien — Quelle différence cela fait-il l'en-dedans et l'au-dehors — l'essentielle inexistence en moi et hors de moi des choses

L'univers ne tient-il pas tout entier dans l'étroite lucarne de tes yeux, dans le coquillage océanique de tes oreilles

(pulpe et graine sous la dent, fraîche salive des nuits, fumée du vent qui froue dans les fossés)
Sens-tu

Le rythme d'encre au bout de tes doigts

Le rythme accordé de l'être avec le monde, sans avan- ce ni retrait, s'en allant d'un même pas

Le son d'un triangle parfait

Pedro Alves
Largo do Duque de Cadaval - Rossio
(Lisbonne 2018)

Grand Cahier.632.Alentour de Soares.041.Trois fils.01



Livro do desassossego LdoD 3

Amo, pelas tardes demoradas de Verão, o sossego da cidade baixa, e sobretudo aquele sossego que o contraste acentua na parte que o dia mergulha em mais bulício. A Rua do Arsenal, a Rua da Alfândega, o prolongamento das ruas tristes que se alastram para leste desde que a da Alfândega cessa, toda a linha separada dos cais quedos tudo isso me conforta de tristeza, se me insiro, por essas tardes, na solidão do seu conjunto. Vivo uma era anterior àquela em que vivo; gozo de sentir-me coevo de Cesário Verde, e tenho em mim, não outros versos como os dele, mas a substância igual à dos versos que foram dele. Por ali arrasto, até haver noite, uma sensação de vida parecida com a dessas ruas. De dia elas são cheias de um bulício que não quer dizer nada; de noite são cheias de uma falta de bulício que não quer dizer nada. Eu de dia sou nulo, e de noite sou eu. Não há diferença entre mim e as ruas para o lado da Alfândega, salvo elas serem ruas e eu ser alma, o que pode ser que nada valha, ante o que é a essência das coisas. Há um destino igual, porque é abstracto, para os homens e para as coisas — uma designação igualmente indiferente na álgebra do mistério.

Mas há mais alguma coisa... Nessas horas lentas e vazias, sobe-me da alma à mente uma tristeza de todo o ser, a amargura de tudo ser ao mesmo tempo uma sensação minha e uma coisa externa, que não está em meu poder alterar. Ah, quantas vezes os meus próprios sonhos se me erguem em coisas, não para me substituirem a realidade, mas para se me confessarem seus pares em eu os não querer, em me surgirem de fora, como o eléctrico que dá a volta na curva extrema da rua, ou a voz do apregoador nocturno, de não sei que coisa, que se destaca, toada árabe, como um repuxo súbito, da monotonia do entardecer!
Le livre de l'intranquillité LdoD 3

J'aime, par les longues soirées d’Été, le calme de la ville basse, et par dessus tout, redoublé par contraste, le calme de ces quartiers qui, le jour plonge dans le plus grand des vacarmes. La rue de l'Arsenal, la rue de l'Alfândega, le prolongement des rues tristes qui s'étirent vers l'est au bout de l'Alfândega, le tranquille alignement des quais, tout cela réconforte ma tristesse, si je m'engage et rejoins par ces soirées leur solitude.Je vis alors dans une ère antérieure à celle où je vis et me réjouis de me sentir le contemporain de Cesàrio Verde, et j'ai en moi, non des vers semblables aux siens, mais la substance même de ceux qu'il fit. Et je traine jusqu'à la nuit, avec une sensation de vie pareille à celle de ces rues. Le jour, elles sont remplies d'un vacarme qui ne veut rien dire ; le jour elles sont remplies d'une absence de vacarme qui ne veut rien dire non plus. Le jour, je suis nul, la nuit je suis moi. Il n'y a pas de différence entre moi et les rues du côté de l'Alfândega, sauf qu'elles sont rues, et que je suis âme. et cette différence peut-être ne vaut rien devant ce qu'est l'essence des choses. Hommes et choses ont un égal destin, car il est abstrait – une désignation également indifférente dans l'algèbre du mystère.

Mais il y a autre chose... Au cours de ces heures lentes et vides, me vient à l'esprit montant de l'âme, une tristesse de tout l'être, l'amertume d'être tout en même temps, une sensation mienne et une chose externe, qu'il n'est pas en mon pouvoir de modifier. Ah, que de fois mes propres rêves se sont-ils ainsi dressés, choses devant moi, non pour se substituer à ma réalité, mais pour m'avouer leur ressemblance avec elle ; et moi, les refusant, de moi ils surgissaient vers le dehors, comme ce tramway qui s'éloigne au bout de la rue, ou la voix nocturne du crieur public annonçant, je ne sais quoi, qui se démarque, mélopée arabe, soudainement jaillie dans la monotonie du crépuscule. 

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte