Le lai du Chèvrefeuille


Assez me plait et bien le veux du lai qu'on nomme Chèvrefeuille vous dire la vérité.
Comment et de quelle substance il est fait, d'aucuns me l'ont conté et dit. Je l'ai trouvé dans l'écrit de Tristan et de la Reine, de leurs amours qui furent tellement parfaites, dont ils eurent à souffrir maintes fois, et dont ils moururent, ensemble en un seul jour.

Le roi Marc était fort courroucé contre son neveu Tristan, le roi Marc était furieux. Il le chassa de ses terres pour l’audace qu’il avait eu d’aimer la Reine.
Tristan retourna dans son pays natal, en Galles du Sud. Il y demeura une année entière sans pouvoir revenir.


Mort et destruction l’envahirent alors, ne vous en étonnez point car, pour qui aime en toute loyauté, grande est sa douleur, et son souci de n’avoir pu réaliser ses volontés.
Tristan était souffrant et trop soucieux, aussi s'enfuit-il de son pays pour la Cornouaille. Il s’en alla tout droit où la Reine demeure.
Il se cache dans la forêt, ne veut pas être vu. Il n'en sort qu'à la vêprée lorsqu'il est temps de s'abriter. Là, des paysans, de pauvres gens lui offrent le gîte pour la nuit.


Recueil de lais bretons
Paris, fin du XIIIe siècle
Parchemin, 92 f

Il demande qu'on l'entretienne, qu'on lui donne du roi des nouvelles. Les paysans qui en ont lui disent que sont au ban tous les barons. Ils doivent se rendre à Tintagel, le roi veut y tenir sa cour, ils seront tous là-bas à la Pentecôte. Il y aura beaucoup de joies et de déduits.
Et la Reine y sera. Tristan l'apprend et s'en réjouit, elle ne pourra s'y rendre qu'il ne la voit.

Le jour où le roi se mit en marche, Tristan retourna dans les bois, sur le chemin par lequel il savait que devait passer son escorte.
Il trancha en son milieu un bâton de noisetier. Il en fit une tablette. Quand il l'eut bien préparée, il y grava son nom de son couteau.
Si la Reine en cela très attentive, aperçoit le signal bien connu, (il était arrivé autrefois qu'ainsi elle l'avait aperçu) elle saura qu'il s'agit de son ami…


Voici de l'écrit l'essentiel qu'il lui faisait savoir et dire.

Depuis longtemps il était en ces lieux à l'attendre et à guetter sa venue, à épier et à se demander comment il pourrait la voir car il ne pouvait plus vivre sans elle.
De tous les deux il n'était pas autrement que du chèvrefeuille qui se fixe au bois de noisetier : Quand il l'enlace et prend le fût en entier, ils peuvent bien ensemble durer mais si l'on veut les séparer, le noisetier a tôt fait de mourir et le chèvrefeuille ne lui survit.
« Belle amie, ainsi de nous, ni vous sans moi, ni moi sans vous ».


La Reine va chevauchant et regarde alentour. Elle voit l'emblème, le distingue, en reconnaît une à une les lettres.
Aux chevaliers qui l'accompagnent et cheminent à ses côtés, elle ordonne de s'arrêter : Elle veut descendre se reposer. Ils obéissent aussitôt.
Elle s'éloigne de ses gens, appelle son page Brenguein qui toujours eut bon fer.
Du chemin s'éloigne un peu. Dedans le bois va retrouver celui qu'elle aime plus que toute vie. C'est une joie immense entre eux dès qu'il se voit.
Elle lui parle tout à loisir, et lui dit son plaisir de le revoir, puis elle lui indique comment du roi obtenir le pardon, que celui-ci regrette amèrement de l'avoir exilé, qu'il ne s'est agi que de calomnies.
Elle ne peut s'attarder plus longtemps et laisse-là son ami. Mais quand vient le temps de se quitter, ils se mettent à pleurer.

Tristan repartit en Galles et attendit que son oncle le rappelât.


Pour la joie qu'il avait eu de revoir son amie, pour le mot qu'il lui avait écrit, comme l'avait dit la Reine, pour que de leurs paroles, on se souvienne, Tristan qui bien savait jouer de la harpe en a fait un nouveau lai ;
Assez brièvement le nommerai :
Les anglais l’appellent Gotelef, les Français le nom-ment Chèvrefeuille.
Toute la vérité vous ai dit du lai que j'ai conté ici.

Grand Cahier.294 & 295.Marie de France.001 Lai du Chevrefoil

Autres alouettes


Elles surgissent
du fond des champs dorés,
les alouettes qui grisollent,

tirelire, tirelire !

Elles croisent dans l’air
leurs sœurs qui redescendent,
formant une croix se rejoignant 

J'en conclus, montant ou descendant,
qu’elles continueront de ce côté-ci
d’agir avec vigueur

Le printemps nous endort,
les chats dédaignent les souris

L’homme est oublieux de ses dettes,
il ne se soucie plus du lieu de l'âme
et sa raison s'égare

Seules les fleurs jaunes du colza
nous réveillent
et le chant des alouettes

Paul Klee
La Machine à gazouiller – Die Zwitscher-Maschine
(1922)

Grand Cahier.492.Révolvie.033.D'après, contraste.21

Les alouettes

Vincent van Gogh
Champ de blé avec des alouettes
(1887)

Elles n'ont pas de répit
dans leur chant les alouettes
Je ne les crois pas satisfaites du fond
des champs dorés

(Que savez-vous alauda d'arvensis ?)

elles ne le seront
dans leur pépiement
qu'après avoir épuisé
cette pâle journée de printemps,
qu’après avoir poussé devant,
leurs trilles et vocalises

– alou, aloe, gauloise qui grisolle – 

à s'élever à l'infini
dans l'espace et le temps,
elles vont certainement y mourir
– monter dans les hauteurs extrêmes,
se laisser emporter par les nuages flottants,
perdre leur forme

et ne survivre dans le ciel –
que par leur chant


L'oiseau,
de tous nos consanguins
le plus ardent à vivre...
*
Saint-John Perse

Grand Cahier.488.Refonds.005.Vols.04

La pensée dérive...


La pensée dérive seule en ces terres, jusqu'à l'extrème

Si le pied droit glisse sur le bord glisse d'une pierre anguleuse qui tangue le pied gauche rétablit l'équilibre et stabilise

Je n'ai pas eu mal, je me retrouve assis par bonheur sur un mètre carré de roche mais j'ai perdu la boite de peinture que je portais en bandoulière. Je me relève et je vois le lointain comme un seau d'eau renversé

Une cime. Elle est couverte d'ombres lourdes, couverte de verdures, des cryptomères sans doute, cyprès ou roses fleurs de cerisiers sauvages étagés – vagues traînées incolores plongées dans un épais brouillard

Je n’ai pas eu mal, je me relève et c'est pour voir, juste en face, au plus près qui se détache un mont chauve. On dirait qu'il va s'effondrer. Le flanc à nu me semble avoir été tranché d'un coup de hache. Il plonge à pic au fond de la vallée

Cet arbre sur le sommet, ce ne peut être qu'un pin rouge. Le ciel se découpe avec netteté entre les branches. J’avance jusqu'au bout des cent mètres où le chemin se perd mais cette cape rouge qui remue, y parviendrai-je en montant ?

Le chemin est difficile qui fait un angle aigu. Je contour- ne un rocher, je parviens à passer

J'aperçois sur le coteau des fleurs de colza. Le chemin s'aplanit maintenant. A droite il y a un taillis, à gauche les champs de colza qui restent en vue

De temps à autre je piétine des dents-de-lion, des gerbes de feuilles en dents de scie qui poussent à profusion avec une perle jaune en leur centre. Fasciné par le colza, je m'en veux d'avoir piétiné les dents-de-lion. Je me retourne et ce sont toujours des perles jaunes qui rayonnent au cœur des feuilles en dents de scie

Quelle insouciance ! Je continue de réfléchir

Kano Eitoku
Mont Fuji et cryptomères, époque de Momoyama
(1568-1603)

Grand Cahier.491.Révolvie.033.D'après contraste.05

Discordia concors


Par ses offices, Arcimboldo le maniéré, Grand Maître des Artifices à la cour des Habsbourg,
Gardien des Wunderkammern où rivalisent l'insolite et le baroque
Mais peintre jardinier de visages énigmatiques

Arcimboldo créant, assis
au coeur paradoxal, universel et fragmenté
d'un empire, l'assemblage contradictoire et composite de ces masques

Arcimboldo vit-il surgir un homme en un masque de fruits dans l'été quinze cent soixante treize, ou bien
hiver premier, le peignit-il se dispersant,
dernier fragment suggestif du corps décomposé, hom- me que la matière a dévoré ?

Giuseppe Arcimboldo
Portrait de l'empereur, Rudolf II en Vertumne
(1590-1591)

Grand Cahier.303.Dispersions.022.Minutes et figures.08

Une couleur et des signes

I

Si je regarde à la fenêtre ce tableau,
dans ce vallonnement des collines, je vois, comme une empreinte laissée dans l’air de la nuit
Douce et mystérieuse une couleur

Pour un instant
arrêtons-nous, laissons
des eaux benthiques remonter ces fines bulles
de circonstances
Que de cette surface féerique surgisse
une couleur un ton

Essentielle couleur de celles qui s'approchent – qui le plus va s’approcher de l’aventure. Va – il va se produire
quelque chose, c’est
certain
Une couleur visiblement qui se révèle

Une musique, un air,
une langue rose au bord de la villa

Tic et tac de l'horloge sonnent doucement, depuis le soleil jusqu’à la lune verte,
répétés omniprésents

Un chiffrier
une couleur à l’horizon
qui symbolise une pureté

Paul Klee
Villa R
(1919)

Grand Cahier.395.Révolvie.034.Le horzain.06

Une couleur et des signes

II

Le climat devient parfois tendu
parfois tragique,
c’est le reflet d'une inquiétude,
une jonchée de signes
au pied de la lanterne,
un tapis ravaudé de croix,
blanc,
le regard retourné
souriant de l’infirmière

Une couleur véritable
de celles
que l’on dit métaphysiques.
C’est une chose alors
que de saisir ce qui revient c’est une chose
que de comprendre,
une autre s'arrêter enfin

Paul Klee
Ohne Titel, Letztes Stilleben
(1940)

Grand Cahier.395.Révolvie.034.Le horzain.07

Aux jardins de Loire


Ainsi l’ordonna Louis en 1688,
Loisible est « de planter, cultiver et eslever toutes sortes de simples et plantes nécessaires à la pharmacie »

Le même encore en 1726,
Nous, Louis, disons par ordonnance « aux capitaines des navires, marchands ou militaires, allant aux Isles de rapporter - comme il fut fait du Magnolia Grandiflore et du Camélia Japonais - toutes plantes médicinales qu'ils décou- vriront en leurs voyages aux longs cours, d'en prendre soin pendant la traversée et de les remettre aux apothicaires »

Ces végétaux seront ensuite testés, rafraîchis aux jardins des plantes d'Angers, de Nantes et de Paris

En ces lieux herborisant, ils serviront, à l'instruction de leurs élèves

Et les Maîtres, dans le cliquetis des éprouvettes et le bouillonnement des cornues, fabriqueront la Grande Thé- riaque et la « Confectio de Hyacintho » à base d'opium et d’hyacinthe bien sûr, mais aussi de morceaux de vipères, d'yeux d'écrevisses et de feuilles de dictame de Crète

Tous ces électuaires et remèdes iront en retour garnir les coffres de marine confiés aux chirurgiens embarqués sur les vaisseaux de commerce ou de guerre

Anna Filimonova
Jardin potager et église de Villandry
(2015)

Grand Cahier.285.Révolvie.Le horzain.12

Éclipse


Je me souviens d’une pluie fine
interminable un jour,
le ciel était dans les tons gris, c'était un jour d'éclipse, le ciel transparaissait
rendant le fond plus triste encore,
une idée me vint que peut-être…

Une autre fois, le cœur me manque pour le dire

J'ai descendu la rue. Là, j'ai suivi le cours du rail. J'ai bousculé le monde et cependant rien ne m'en reste

Le soleil ne brille
qu'à sa moitié. Il est 16 heures 30 exactement. Une femme, le corps que l'âge a déformé, traverse le pont. Auprès de l'écluse, un pêcheur accoudé à la rambarde pêche avec indifférence. L'écume hurle par‑ dessous

Je porte mon effort. Arriverais-je comme il faut,
à temps, juste à temps, au point de
conjonction, qu'y a-t-il donc à voir ? Je m’en inquiète

L'œil me fera mal ces quelques jours. Un brin d'herbe, un excès de vent suffisent

Victor Hugo
Paysage
(1860-1870)

Grand Cahier.332.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.14

Buisson de beauté


Faut-il que le rouge et le pourpre – envahissent leurs joues, que leur parfum se perde au mont Calvaire, – sur les marches d'un temple aztèque

Faut-il que leur tête penche plus bas que terre

Honte, chagrin, tristesse / sont le lot des fuchsias dont les fleurs naissent / d'une goutte de sang tombé

Mrs Popple n'a jamais craint le froid, non plus qu'Alice Hoffman qui s'habille d'un rien, robe rose et blanche corolle, encore moins qu'Army Nurse (elle, c'est grand calice carmin et bleu col violet) ou simple Barbara

Mais doivent-elles s'exhiber ainsi par tous
les temps, les formes

ont-elles un psychisme caché ?
Comme le tronc ligneux et décentré (sombre où tout est mort-vivant) d'un prunier sauvage, comme la gueule carni- vore à double pendentif et les traits tourmentés des ra- meaux sur le blanc cassé de la page

Egon Schiele
Fuchsienzweige - Branches de fuchsia
(1910)

Grand Cahier.432.Révolvie.034.Le horzain.11

Douceur d'Andromède


Porte rêvée, lointaine, forteresse du rêve. Lieu de mar- bre sur les sables. Le ciel est lumineux, la mer bleu-vert
Regarde, Moqattam !
Comme une fuite de voiliers et de palmes
La ville s'est figée, le spectacle au balcon se déroule. Yeux des kiosques, yeux des belvédères, médaillons, cou- poles, minarets : l'imaginaire
Tapis se défait

Se délite au sol. Une brisée d'os et de membres, chairs blêmes, hypnotiques, démentielles
Harnaché de cuir rouge et de précieux camées, le che- val se cabre, le cavalier
Fixe l'indescriptible et attaque
La mort s'est fichée dans le fond

de la gorge Tombe

Qu'un jeu de formes infatigables, éternellement se tien- ne au-devant de la scène, luise noire une cuirasse et battue la retournée, l'ombre trifide aux ailes d'acanthes vers le néant

Regard ni ne hait, ni ne doute. Colombe du regard, pen- sif et résolu

Vittore Carpaccio
Saint Georges et le dragon
(1502-1507)
Venezia, Chiesa di San Giorgio degli Schiavoni

Grand Cahier.Révolvie.319.Le horzain.09

Panny Marie před Týnem


Les flèches pavoisées de
Staromĕstské namesti
Brûlent de leurs flammes noires
Les ors de Marie la Vierge
Ou les armes de Jan Hus

Seize cent vingt, les Jésuites
Après la Montagne Blanche
Viennent au Clementinum
Ils vont réformer la ville
A jamais grandie baroque

Non, je n’oublie pas les jours
Trépassés quand meurt une âme
Dans Josefov, quand le juif
Est rejeté de ses portes
Quelle honte Treblinka

Belle est mon amie la slave
Que je rencontrai sur Most
Les touristes sont nombreux...
Vltava ou Moldau ?
« Ik zag Cecilia komen »

Kostel Matky Boží před Týnem
(Staré Město), Praha

Grand Cahier.576.Présences haptiques.Agencements

L'humour


L'humour nettoie les champs de l'esprit, dissous au chalumeau les connexions qui, passagères, l'insinuent et le figent, qui virulentes, risquent de s’incruster dans sa pulpe mentale, et la durcifier
Disait Aimé Césaire

L’humour dément l’habituation, secoue le noyau tenace des souvenirs, la machine raisonnante –
Qui dit que le libre-arbitre n’existe pas est un menteur !

Toutes ces synapses, ces capteurs qui nous jouent la solution, tout le réseau de cette interface moteur, cette proprioception, est subvertible

Dissous par tes chants maldorors – à violents coups de barres de fer sur les crânes, grand chaman littéraire – les sédimentations de l’univers à l’intérieur des univers

Salvador Dali
Les cygnes se reflétant en éléphants
(1937)

Grand Cahier.144.Révolvie.033.D'après, contraste.10

Acrobate


Il y a la fenêtre
ouverte de mes yeux et puis
une corde vibrante
à mon oreille

Il n’y a pas d’autres chemins
vers ce que j’aime
– pour monter ou descendre,
il n’est pas d’autre échelle –

Garde mémoire,
le temps s’approche il est vivant,
si les étoiles sont lointaines
et nous oublient

Le monde est coupé en deux
d’un côté les titans et de l’autre les dieux

la vie et les mortels se tiennent
depuis toujours dans l’entre-deux des rêves – à la lisière
de la mémoire et de l’oubli

sur une ligne acrobatique et fragile

Fernand Léger
Les deux acrobates (1942)

Grand Cahier.049.Intérieurs Extérieur Voix.Demeures 23

Bernoise en 13


Je me souviens de cet endroit précisément, après les marches de l'été les jours, d'un enjambement à vous couper le souffle
en U ou en V,
de ces flèches éteintes jetées plusieurs fois retournées, parfaitement lacées – une attache une rivière
qui forme une boucle un nœud qui se referme alentour – ils ont pour eux sur cet éperon Zytglogge
(ont-ils dit de l'horloge et) les habitations de la Nydegg, le palais
et trois ponts aux trois angles qui surplombent
une eau de glace, une eau précipitée proprement lisse, une langue d'eau froide issue de la montagne

Le vert domine c'est la couleur des pierres, le temps domine dans ses ors, doublement mesuré, assis au centre de la ville. Les rails du tramway vont de fontaines en fontaines jusqu'à la fosse de l'ours

Je me souviens d’avoir vu le lion des Zähringen, un sol- dat bariolé qui se tient sur son style. Le coureur, le tireur, le banneret

Je me souviens d’avoir pris relative l'oblique en m'en- fonçant sous les arcades. Blanche avancée des toits, cisaille à même la rudesse des climats

« Le soleil est intense il transperce aujourd'hui »

Je me souviens avoir fait cette remarque et cherché en dehors des saisons une fraîcheur, les produits obtenus d'un carré de jardin

De ce lieu je dirais qu'il reflète les vertus de l'ordre et du repos, le temps méditatif.

Calés contre la haute jambe du pont, certains hommes du pays jonglent sur l'échiquier, d'autres, nageurs lassés, en bas sous l'écume verte se laissent porter par le flot large

Albert Anker
Gerechtigkeitsgasse in Berne
(1880-90)

Grand Cahier.070.Révolvie.034.Le horzain.10

Une aile se recolore


Son charme un peu vert, les dix-sept ans d'une Back- fishe, Berlin – ses façades blanches, ses balcons dorés, si jolie si claire si pimpante, la frivolité et ses promesses : dixit Jules Huret
C'était…

Aujourd'hui la ville en deux le mur de graffitis après ravage et repoussée tête folle ; une ruine commémore. Anarchiques, de nouveaux buildings prolifèrent comme surgeons. Le grand cercle d'une passerelle métallique tourne jusqu'au délire. Pilotis sur jachère. La neige fondue, boueuse

Demain,
Ce que sera Potsdamer Platz, taillée au couteau brun de la finance et du divertissement, jeux laser et néons clinquants sur grillage aluminium. L'ordre au carré d'un empilement de fenêtres büros

Après déménagement, on ira voir (l'éclairage nocturne y sera féerique) une rétrospective Fritz Lang avec projection des fers et des ruines Metropolis au Stella-Musical-Theater

Berlin
Potsdamer platz
52° 30′ 34″ nord, 13° 22′ 33″ est

Grand Cahier.315.Révolvie.032.L'univers de la chauffe.13

Passée la clôture


Il avait descendu, sans vraiment s’en rendre compte, jusqu’au rideau de verdure, au pied d’eau

Il avait atteint la limite extrême du bois, longé un che- min ocre et pierreux. On pouvait croire après ça que le ciel irait mieux, qu’il allait s’éclaircir

Le champ sur le coteau formait un angle, une géomé- trie parfaite, un alignement de blés coupés d’une même hauteur

Le champ s’agrandissait, tapis dru d'un jaune éclatant qui s'étendait jusqu'en bas, se noyait dans les flaches d’ombre du couchant

Les herbes nouvellement levées embaumaient

sous les pas. Il atteignit, perdue dans la tristesse des brousses, et des eaux stagnantes, par-delà la virginité des terres recluses, une hutte noircie de fougères

Il traversa l’étroite passerelle, la coulée de béton, s’ap- puyant à la rambarde métallique, enjambant le silence

Nicolas de Stael
Sicile - vue d'Agrigente
(1954)

Grand Cahier.018.Cahier bleu-vert.014.Perditions.14

Fingebat


Allons à l’essentiel.
Allons à cette substance de vérité qui traverse l’éphémère

Il disait que tout est là, indécidable, entre la plume suspendue et le livre, dans le silence des paroles – le savoir surpris dans les signes – dans le regard tourné vers cette fuite des lumières

Ce que conter veut dire, c'est de poser dans la lumière une stupeur

Les caissons représentés qui sont ceux de l'école réelle, l’alcôve et l'autel (l'alcôve d'or, sanguine sur le mur et l'ombre d'un christ à bannière) se tiennent substantivement dirais-je, dans la même clarté
Noir sagittaire ou miracle inaperçu. Ils se font face, sont prêts de disparaître, plus écoutant que regardant, l'un et l'autre dans son geste
Sur l'étagère, une collection de bibelots, de livres, une sta- tuette de femme, qui valent autant que le nombre des années

Il y a dans le pays de sa pensée une île, un concentré de mémoire pour les siècles à venir

Les portes enfin sont ouvertes. Le rideau se lève sur des instruments de mesure, des instruments de pesées : temps et cuivres. Une sphère armillaire tourne au-dessus, l'encre s’accu- mule sur les tréteaux – Ce lettorin prodigieusement vide, garni de cuir et clouté de laiton est la roue des lectures

Sabliers jetés, les livres de musique, la populaire et la divine
La fenêtre du savoir répond à la fenêtre du jour annonciateur, coffre lumineux rempli des pointes effilées des ombres
C'est l'évidence si le petit chien frisé d'hermine regarde aussi

Vittore Carpaccio
La vision de Saint Augustin
(1502-1507)
Venezia, Chiesa di San Giorgio degli Schiavoni

Grand Cahier.388.Révolvie.034.Le horzain.08

Pathos


Entonner, les poumons sertis
dans les griffes d'un ciel
qui n'est plus que ceinture grise,
trop serrée courbant trop
la taille du territoire / faire
naître / éveiller malgré ce poids,
le chant pour une danse,
soit le poème ;

tel, nous voulons,
songeant méditant pour venir
aux approches / aimer
comme le soc d'une charrue
aime les lèvres du sillon,
la graine et les corbeaux
qui suivent,
immanquablement ;

tel, nous nous laisserons
jusqu'au tard,
jusqu'à la nuit de tout le jour
qui accompagne ta démarche
depuis l'inoubliable souffrance
qui te fit,
être

Grand Cahier.082.Cahier bleu-vert.013.Passages.09

Haut parage


Certaines marches nous conduisent
lorsque la é besogneuse du jour
sort d'une fournée

ses pains oblongs goûtés de miel,

certains longs ennuis,
jusqu'à des champs voulus par le pays
jonchés de herses et de pièges

Renard,
l'hiver dorait ses laines sur ton dos
Il ne sert à rien

la patte brisée de mordre au buisson de mûres,

mais qui sait
ce que peut réparer le temps - de glapir
ta haine

alors que, pour toi,
vont se fermer à l'avenir
les sentiers de soie


Olivia Rolde
Un jour immense
(2015-2016)

Grand Cahier.235.Refonds.001.D'une motion.05

Tu es, printemps d'or...


Tu es, printemps d'or
Vêtu d'éclats, de glace et d'eau,
Mon souvenir.
Tu es printemps, grandi de belle humeur
Au vert village

de Normandie
Comment pourrais-je t’oublier ?

Le jour s'étonne en suivant le ruisseau
C'est un endroit désert. Les champs
Sont barbés d'orge,
Ils sont monde et perle, ils sont beaux
Le givre est dans la pierre

J'entends le clocher carré qui tinte

Sous le ciel dégagé, là-haut,
Une frayeur tourne sans cesse –
Le temps vivifié, a blanchi et s'illumine
Un merle éperdument va siffler
Des bois rougis

André Lemaitre
Paysage normand
(1975)

Grand Cahier.040.Révolvie.030.Les effets de l'aube.13

Théâtre d'hiver


Même la rampe est débordée : inondés, les étages, le carton de la roche est éventré

Soleil projecteur dans la grisaille, zébrures d'éclair. De la fureur sur le fond de la toile

Les barques de fortune ont chaviré, sont emportées d'un plan à l'autre. Noyées irrémédiables, les têtes enfon- cées, tous les toits recouverts

À quelle planche de salut s'accrochent-ils, à quelle hure ? Chaque anfractuosité loge un serpent ou / le tronc d'un arbre dont les branches sont gelées

Peut-on sauver encore un peu de vie, – rattraper la main d'un enfant. – Peut-être y a-t-il dans cette paroi de glace

un refuge. – À quoi sert-il de lutter contre le courant, – de jeter une prière inutile – vers la face déchaînée de ces ciels ?

Mais la ruse bien close d'une coque de noix, dure amande et féconde, poussière ou pollen, au fond, c'est bien plus tard

… Quand l’eau se fut rassise, aussitôt que l'idée …

Nicolas Poussin
L'hiver ou le Déluge
Les saisons (1660-1664)

Grand Cahier.384.Les saisons.004

L'automne


C'est un pays de causse (hanté d'une richesse) dispersé de vents et d'acacias, aux hameaux perchés
inexpugnables
que recouvre la mousse envahie des liserons

Une roche calcaire sous des ciels chargés, lourds qui annoncent l'orage qui ne vient pas, l'orage qui ne vient jamais

Pourtant la récolte sera bonne, l'echad – un premier raisin porté au bout d'une branche – plus glorieux qu'un gibier
Grenades –
figues de miel et de grains, pommes bleues
cueillies près de la source

L'échelle s'adosse à l'étoffe du pommier, l'échelle s'incline un peu trop, la jeune fille monte à l'échelle et tend le bras

Nicolas Poussin
L'automne ou la grappe de Canaan
Les saisons (1660-1664)

Grand Cahier.383.Les saisons.003

Articles les plus consultés


à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte