Kanagawa


Adossés au dragon, chacun des toits de chaume est serré contre les autres, et chacune des barques est reliée

La vue est imprenable des terrasses sur la mer

– Usume, ne tirez pas ainsi la manche de ma veste, j'ai bien d'autres affaires !

demain Perry dans les campagnes
à coups de canon

Plumes dorées, ailes brisées d'un oiseau furieux
annoncera
la fin

Kanagawa
Le point de vue (Dai no kei)

神奈川

Grand Cahier.496.HŌEIDŌ.002.Nihon Bashi - Hakone-juku.04 {•••}

Kawasaki


Nous sommes arrivés trop tard Le passeur s’éloignait déjà, s'appuyant de toutes ses forces sur un fond d'eau roy

nous attendrons qu'il revienne Patiemment nous atten- drons le bac de la rivière

Rokugô
Sans discuter, nous paierons notre écot, assis sous les pins noirs à la sortie du village

Que vienne l'heure
après les marais là-bas, comme une gerbe de riz

– de trois traits seulement

Oranges
et fraîches nuées

Kawasaki
Le bac de la rivière Rokugô

川崎

Grand Cahier.495.HŌEIDŌ.002.Nihon Bashi - Hakone-juku.03 {•••}

Shinagawa


Du bord de mer à l’abrupt jusqu'à l'horizon, du relais qui verrouille notre Sud, lorsque les quatre voiles rayeront les fadeurs du ciel
sous les lanternes roses des boutiques
hi no de

nous partirons

Tous, inclinez-vous Laissez ! voici que passe
en bleu après les flammes
(shoko detachi)

le Portefaix

Shinagawa
1 - Le lever du soleil
2 - Départ d'un daimyô

品川

Grand Cahier.494.HŌEIDŌ.002.Nihon Bashi - Hakone-juku.02 {•••}

Nihon bashi


C’est une aube charbonneuse… dès les lueurs. Les portes du quartier de chaque côté s'écartent… Échelles, échafaudages improvisés sur les toits… C’est une cloche qui sonne d'un son jaune

Asa no kei

Houppes blanches – légères – qui balancent au vent, gonfaloniers ! Serviteurs à l'échine courbée sur le pont de bois

La route est ouverte On y va !

Quelle pagaille de marchands ! La vie palpite d'un liard dans le fond des paniers

Départ du Pont du Japon - Vue matinale

日本橋

Grand Cahier.493.HŌEIDŌ.002.Nihon Bashi - Hakone-juku.01 {•••}

Gojûsan tsugi


Le monde a disparu, ce monde, il nous est étranger. Nous n'avons plus que les traces d'un gibier, qu'une ombre, le résultat d'un travail effectué dans une sobriété de moyens par trois artistes qui inventèrent, sans y toucher, quelque chose comme la photographie qu'à cette époque nous-même nous inventions

Car chacun de ces relais, chacune de ces étapes est une appréhension. Bouts de vie un instant arrêtés. Un ploc dans l'eau du temps dirait Bashô. Le mouvement de la main qui signe un caractère, kanji, Cang Jie du style d'herbe où le vent souffle

J'ai voulu par une forme se rapprochant les rejoindre. Lui d'abord qui dessine, celui-là qui a vu. L'œil. Et puis les autres, ceux qu'on oublie ; le graveur soucieux d'une fidélité extrême qui reprend comme un sel d'argent les traits ; l'imprimeur qui renverse les encres et nous révèle toute une foison de couleurs, une estampe

Les marques de pluie sur le mur débordant des gouttières. Le forage des insectes dans les linéaments du bois

M'inscrire dans cette histoire d'une pointe cachée

Ajouter une ligne qui doit être plastique, un effet de tension, et vivante, du début à la fin du poème

Et jamais ne jouer le rôle
d'un truchement

Utagawa Kunisada, Toyokuni III
(1786–1865) - Portrait à la mémoire d'Hiroshige

Grand Cahier.549.Cinquante-trois relais.001.HŌEIDŌ.00


保永堂

( Jirôbe – Hyôbe – Hichiryûsai )

Détachement


Aussi vais-je à mon tour considérer les gens que je rencontre (villageois, paysans, secrétaire de mairie, vieux ou vieilles) comme ayant été dessinés à la manière des habitants qui vaquent à leurs occupations, arrêtés dans le paysage que m'offre le monde. Mais à la différence des figurines humaines par trop lointaines d'un tableau, chacun pourra se comporter à sa guise.

Il m’apparaît toutefois que si je cherchais comme l’ordi- naire romancier le fondement de leurs gestes incontrôlés, que j'entrais dans leur psychologie ou que j'enquêtais sur les liens complexes qui les unissent, l'effet serait bien trop vulgaire.

Qu'importe s'ils bougent, il suffit d'imaginer que les person- nages des tableaux, eux aussi, bougent. Remueraient-ils tous ces êtres qu'ils ne pourraient pas quitter le plan. C'est par l’imagination qu'ils en sortent effectivement et qu'ils évoluent dans les quatre dimensions, qu'ils se heurtent à nous et nous causent des ennuis, qu’ils interagissent avec nos intérêts.

Plus nombreux sont les ennuis, plus grandes sont les dif- ficultés à porter alentour un regard esthétique.

Je me contenterai de les apercevoir de loin, avec désintérêt, ceux-là que mes flâneries me font croiser… pour que ne se produisent pas trop facilement, entre eux et moi, l'électricité des passions.

Ils auront beau se démener, ils ne pourront pas me sauter au cou. Devant ce tableau dont j'observe les personnages qui s'agitent en tous sens, il suffira que j'établisse la distance d'un bon mètre ! Je pourrai les regarder sans courir le moindre risque.

En d'autres termes, mon esprit ne sera pas accaparé d’un intérêt particulier, j'analyserai leurs gestes en concentrant uniquement mon attention sur l'aspect artistique. Ainsi je pourrai déterminer avec lucidité ce qui est beau et ce qui ne l'est pas comme l’exige mon tempérament.

Akutagawa Ryûnosuke
芥川龍之介 - 我鬼
(1892 - 1927)

Grand Cahier.584.Akutagawa Ryûnosuke.004.Portrait.00

Dans le fourré (藪の中 - Yabu no naka)

*


Les aveux de Tajômaru


I

… Ils prirent avec moi – je les avais convaincus – la direction de la montagne. Arrivé devant le fourré, j’ai dit au couple que le trésor était là, enterré – qu'ils devaient me suivre :

L'homme aveuglé de convoitise n'hésita pas mais la femme préféra attendre sans descendre de cheval. Sa réaction était compréhensible et de celle justement que j'espérais, tant les broussailles étaient touffues. Aussi je laissai la femme seule et m'enfonçai dans le fourré suivi de l'homme.

Le fourré était constitué de bambous qui s'éclaircissaient après une marche brève pour finir dans un pré entouré de sapins ; lieu idéal pour l'exécution de mon plan !

Je mentis à l'homme, lui désignant sous les sapins où trouver les trésors. Il se précipita. A peine arrivé, je le jetai à terre. Il était armé d'un sabre et paraissait robuste mais il fut pris de court et se retrouva, en un clin d'œil, attaché au pied d'un sapin.
– La corde ?… mais je suis un voleur, j'en ai toujours une attachée à ma hanche …
Pour l'empêcher de crier, j'enfournai dans sa bouche quelques feuilles desséchées de bambou.

Le travail achevé, je m'en retournai m'occuper de la femme ; je prétextai un malaise de son mari, elle s'alarma. Jetant sa coiffure, elle descendit de cheval. Je la pris par la main et l'attirai à son tour dans le fourré mais dès qu'elle vit son mari ligoté, elle poussa un cri et dégaina, vive, un poignard de son vêtement. Cette femme intrépide m'eut blessé au ventre si je ne m'étais promptement écarté. L'attaque était furieuse mais on ne la fait pas au fameux Tajômaru. Passé la surprise, je n'eus aucun mal, si inflexible qu'elle fut, à faire tomber son arme et à l'immobiliser.
Ainsi j'obtins ce que j'avais désiré sans commettre de meurtre… Oui, sans commettre de meurtre. A ce moment, je n'avais pas la moindre raison de tuer cet homme.

Je m'apprêtais à m'enfuir du fourré, laissant la femme en pleurs lorsqu'elle s'accrocha comme une folle à mon bras. Je l'entendis, d'une voix saccadée, me dire qu'elle voulait ma mort ou celle de son mari. Qu'elle ne pouvait supporter sa honte en présence des deux hommes, que la mort est plus supportable. Et ce n'est pas tout, elle rajouta en haletant :
« Je préférerais m'unir à celui qui survivra ».
Aussi je fus pris d'un violent désir de tuer cet homme. Une obscure émotion m'envahit, je frissonnai.
Si vous me croyez cruel, c'est que vous n'avez pas vu le visage de cette femme, c'est que vous n'avez pas vu l'ardeur qui brillait dans ses yeux lorsqu'elle me supplia.
Une seule idée m'absorba dès cet instant, la posséder. Et ne croyez pas qu’un instinct bas et licencieux en fut la cause. Je vous le jure. Si tel avait été le cas, je me serais certainement enfui en la renversant d'un coup de pied. Je n'aurais pas eu à souiller mon sabre de sang. Comme je contemplais la femme ainsi dans la pénombre du fourré, je pris la décision de ne pas quitter cet endroit avant que d'avoir tué son compagnon.

Néanmoins, je ne suis pas un lâche. J'allais dénouer la corde qui le ligotait et le défiai en duel. (Cette corde, vous la trouverez d'ailleurs au pied du sapin, j'ai oublié de la ramasser.) L'homme dégaina aussitôt son large sabre et, sans prononcer un mot, se précipita sur moi. Vous connaissez le résultat. Inutile d'insister. Mon sabre lui perça la poi- trine…
A la vingt-troisième reprise ! A la vingt-troisième reprise ! le fait est admirable, personne jusqu'ici ne m'avait résisté plus de vingt reprises…

Comme il s'effondrait sur le sol, je me retournai vers la femme, le sabre ensanglanté, mais alors quelle ne fut pas ma surprise ! Quoi ?… elle avait disparu ! par où s'était-elle enfuie. Je la cherchai partout, parmi les sapins ; le tapis de feuilles mortes des bambous ne portait pas de traces ; je ne percevais que les râles de l'homme agonisant. Peut-être s'était-elle enfuie dès les premiers coups de sabre au travers du fourré pour chercher des secours. Cette fois-ci, je compris que ma vie était en jeu. J'arrachai le sabre, l'arc et les flèches et regagnai en hâte le chemin de la montagne, la monture de la femme était là qui broutait paisiblement.

Ce qui advint après cela n'a pas d'importance. J'ajouterai seulement qu'avant d'entrer dans la ville, j'ai vendu le sabre.
Voilà mes aveux. Tôt ou tard, je serai pendu, alors finissons-en, condamnez-moi à la peine capitale, dit-il avec arrogance.

Grand Cahier.476-477.Akutagawa Ryûnosuke.002.Dans le fourré.01 {•••}


Confession au temple de Kiyomizu


II

Cet homme en robe de chasse amarante, après m'avoir violée, s'est mis à ricaner sous les yeux de mon époux qui était ligoté.
Il avait beau se débattre, ses contorsions ne faisaient qu'enfoncer plus avant la corde dans sa chair. Oh, comme il a dû m'en vouloir ! Instinctivement j’ai voulu le rejoindre…
De toutes mes forces, j'ai voulu courir mais le brigand ne m'en laissa pas le temps, d'un coup de pied il me fit tomber. J’ai vu à cet instant précis, passer dans les yeux de mon mari, un étrange éclair. Vraiment étrange…
Je tressaille encore maintenant, à chaque fois que je pense à ce regard. Comme il ne pouvait rien me dire, il avait enfermé dans ce bref regard tout ce qu'il ressentait. Et dans ces yeux qui étincelaient, ce n'était ni de la colère ni de la tristesse non, c’était une glaciale lueur de mépris ! Ce regard me frappa plus fortement que le coup de pied du malfaiteur. J'ai poussé un cri, je crois. Et je me suis évanouie.

Je ne sais combien de temps il s'écoula mais quand je repris conscience, l'homme à la robe amarante avait disparu et mon mari était toujours ligoté au pied du sapin.
Je relevai péniblement le haut de mon corps des feuilles mortes et fixai de nouveau ses yeux, ils demeuraient inchangés et luisaient encore d'un mépris glacial mêlé à de la haine.
Honte ? Tristesse ? Fureur ? Comment qualifier ce qui vint m'en- vahir alors ? Je me redressai en titubant, je m'approchai de mon mari et lui dit :

« Me voici tombé dans le plus ignoble des états, il m'est impossible de rester avec toi ! Je n'ai plus qu'à me tuer… Mais il faut que tu meures toi aussi, toi qui as vu ma honte. Je ne te laisserai pas vivre après moi ! »

J'avais dit cela de toutes mes forces mais, lui, sans broncher continuait de me dévisager, rempli de haine. Contenant les battements de mon cœur, je cherchai le sabre de mon mari, je ne pus le trouver dans les broussailles, le voleur avait dû l'emporter. L'arc aussi, et les flèches qui avaient disparues. Mais par chance à mes pieds je heurtai un poignard. Dans l’état où j’étais, je le pris et répétai à mon mari : « Je te prends la vie, je te suivrai juste après. »
À ces mots, il remua les lèvres mais les feuilles mortes du bambou qui encombraient sa bouche m’empêchèrent de l’entendre. À un signe toutefois, j’en compris le sens. Enfermé dans son mépris, il me disait : « Tue-moi ! »
Prise d’une sorte de folie, j'enfonçai violemment le poignard dans sa poitrine au travers de sa robe de chasse bleu clair.
Je dus m'évanouir une fois encore…

Plus tard, revenue à moi-même, je regardai aux alentours. Je vis mon mari toujours ligoté, mort depuis longtemps. Le soleil qui déclinait – entre les branches mêlées des bambous et des sapins, avait posé sur son visage un rai de lumière.
Je refoulai mes larmes et déliai la corde qui retenait son cadavre.

Ce qui se passa ensuite… ce que je suis devenue…
Je n'ai pas la force de le dire. Je n'ai pas réussi à mourir, j'ai tout essayé pourtant… appliquer le couteau sur ma gorge… me jeter dans un étang, loin dans la montagne… Ne suis-je pas toujours en vie ? À quoi bon me vanter. L'infinie miséricorde du Bosatsu aura abandonné la faible femme que je suis ! Moi … qui ai tué mon mari, moi…, violentée par un brigand, que puis-je faire… maintenant ? Moi… moi…

Grand Cahier.478-479.Akutagawa Ryûnosuke.002.Dans le fourré.02 {•••}


Le récit de l'ombre


III

Le Voleur avait atteint son but.
Alors il s'assit à l'endroit de son forfait et voulut consoler ma femme par tous les moyens. J'étais bien sûr bâillonné, dans l'incapacité de lui dire quoi que ce soit, attaché au pied de ce sapin. Malgré tout, de mes yeux, je voulus signifier à ma femme de ne pas l’écouter :
« Tout est faux dans ce qu'il dit ! » Il fallait à tout prix qu'elle comprenne cela, mais elle restait assise sans force sur les feuilles mortes à regarder fixement ses genoux.
L'écoutait-elle, ce voleur ? C'est l'impression qu'elle me fit. C'est ce que je crus. Je me contorsionné dans tous les sens, brûlé de jalousie.
Lui, de son côté faisait le choix de ses mots avec habileté :
« Ton mari ne pourra plus s'entendre avec toi, maintenant que ton corps est souillé, ne vaudrait-il pas mieux que tu le quittes et que tu viennes avec moi ? C'est l'amour que tu m'as inspiré qui m'a fait me livrer à cette audace. »
Oui, ce sont de tels arguments dont il osa se servir !
Elle ? Et bien, elle écoutait ses paroles, comme en extase. Elle releva la tête. Jamais je ne l'avais vu aussi belle. Et que croyiez-vous qu'elle répondit ? … ma femme si belle, au brigand, devant son mari ligoté !
J'erre dans les limbes, et je continue d’être enflammé de colère par ce que j’entendis :
« Emmène-moi où tu voudras. »

(Longtemps l’ombre garda le silence…)
Mais la faute de ma femme fut plus grande encore sinon pourquoi dans cette nuit souffrirais-je autant !

Comme elle s'apprêtait à quitter le fourré, conduite par la main de cet homme, elle devint toute pâle et pointant son doigt vers moi. Elle dit :
« Tue-le ! S'il reste vivant je ne pourrai pas vivre avec toi ! »
A plusieurs reprises, elle cria comme une folle :
« Tue-le ! Tue-le ! »
Ces mots…, ces mots me font tomber au fond d'une nuit infinie. Comment de tels mots purent-ils jamais sortir d'une bouche humaine ! Maudits soient ces mots qui frappèrent mon oreille ! Maudits !
(De l'ombre fusa brusquement un rire moqueur.)
En entendant ces mots « Tue cet homme ! » le voleur lui-même pâlit. En répétant cela, ma femme s'accrochait à son bras, et le voleur, regardant ma femme, ne répondait ni oui, ni non. Et l'instant d'après, il la jeta d'un coup de pied sur les feuilles mortes de bambou.
(Un rire moqueur jaillit de nouveau de l'ombre.)
Le voleur croisant les bras lentement se tourna vers moi :

« Que veux-tu que j'en fasse ?
Je la tue ou je lui laisse la vie sauve ?
Fais-moi un signe de la tête.
Veux-tu que je la tue ? »

Pour ces paroles, j'aurais voulu pardonner au voleur.
(L'ombre s’enfonça dans ses pensées un long moment.)

Alors que j'hésitais, ma femme poussa un cri et s'enfuit vers le fond du fourré. Le voleur se précipita à sa suite sans pouvoir jamais effleurer même sa manche.
Cette scène je la vis dans un rêve.

Après que ma femme se fut enfuie, le voleur revint prendre mon sabre, mon arc et mes flèches et coupa d'un coup la corde qui me ligotait.
Il murmura cette phrase, « cette fois c'est mon tour », avant de s'éclipser hors du fourré.

Tout redevint calme.
(L'ombre pour la troisième fois arrêta de parler.)

Je me dis : quelqu'un pleure ? Je prêtai l'oreille en déliant la corde. Non, ce n'était que moi qui sanglotais.


Au pied du sapin, je soulevai péniblement mon corps épuisé, je vis le poignard que ma femme avait laissé tomber. Je le saisis et l'enfonçais d'un coup dans ma poitrine.

Je ne ressentis pas la moindre douleur. Un grand froid me gagna, le silence alentour devint plus profond. Qu'il était étrange ce silence ! Dans le ciel au-dessus, la montagne alentour, pas un oiseau qui chantait ! Seul au travers des bambous, des sapins, un rayon de soleil errait du soleil déclinant. Tout devint plus pâle, je ne vis plus ni bambous, ni sapins. Étendu sur la terre, enveloppé d'un profond silence. Juste à cet instant, quelqu'un, à pas furtifs, s'approcha de moi. Je voulus tourner la tête. Une obscurité diffuse m'enveloppa. Quelqu'un. Ce quelqu'un d'une main invisible retira doucement le poignard de ma poitrine. Ce fut la fin. Je sombrai dans la nuit pour ne plus revenir.

Akutagawa Ryunosuke
Dans le fourré
(1922)

Grand Cahier.476-481.Akutagawa Ryûnosuke.002.Dans le fourré.03 {•••}
D'après la traduction d' Arimasa Mori (森 有正)

Dans le fourré
– III –
Le récit de l'ombre


Le Voleur avait atteint son but.
Alors il s'assit à l'endroit de son forfait et voulut consoler ma femme par tous les moyens. J'étais bien sûr bâillonné, dans l'incapacité de lui dire quoi que ce soit, attaché au pied de ce sapin. Malgré tout, de mes yeux, je voulus signifier à ma femme de ne pas l’écouter :
« Tout est faux dans ce qu'il dit ! » Il fallait à tout prix qu'elle comprenne cela, mais elle restait assise sans force sur les feuilles mortes à regarder fixement ses genoux.
L'écoutait-elle, ce voleur ? C'est l'impression qu'elle me fit. C'est ce que je crus. Je me contorsionné dans tous les sens, brûlé de jalousie.
Lui, de son côté faisait le choix de ses mots avec habileté :
« Ton mari ne pourra plus s'entendre avec toi, maintenant que ton corps est souillé, ne vaudrait-il pas mieux que tu le quittes et que tu viennes avec moi ? C'est l'amour que tu m'as inspiré qui m'a fait me livrer à cette audace. »
Oui, ce sont de tels arguments dont il osa se servir !
Elle ? Et bien, elle écoutait ses paroles, comme en extase. Elle releva la tête. Jamais je ne l'avais vu aussi belle. Et que croyiez-vous qu'elle répondit ? … ma femme si belle, au brigand, devant son mari ligoté !
J'erre dans les limbes, et je continue d’être enflammé de colère par ce que j’entendis :
« Emmène-moi où tu voudras. »

(Longtemps l’ombre garda le silence…)
Mais la faute de ma femme fut plus grande encore sinon pourquoi dans cette nuit souffrirais-je autant !

Comme elle s'apprêtait à quitter le fourré, conduite par la main de cet homme, elle devint toute pâle et pointant son doigt vers moi. Elle dit :
« Tue-le ! S'il reste vivant je ne pourrai pas vivre avec toi ! »
A plusieurs reprises, elle cria comme une folle :
« Tue-le ! Tue-le ! »
Ces mots…, ces mots me font tomber au fond d'une nuit infinie. Comment de tels mots purent-ils jamais sortir d'une bouche humaine ! Maudits soient ces mots qui frappèrent mon oreille ! Maudits !
(De l'ombre fusa brusquement un rire moqueur.)
En entendant ces mots « Tue cet homme ! » le voleur lui-même pâlit. En répétant cela, ma femme s'accrochait à son bras, et le voleur, regardant ma femme, ne répondait ni oui, ni non. Et l'instant d'après, il la jeta d'un coup de pied sur les feuilles mortes de bambou.
(Un rire moqueur jaillit de nouveau de l'ombre.)
Le voleur croisant les bras lentement se tourna vers moi :

« Que veux-tu que j'en fasse ?
Je la tue ou je lui laisse la vie sauve ?
Fais-moi un signe de la tête.
Veux-tu que je la tue ? »

Pour ces paroles, j'aurais voulu pardonner au voleur.
(L'ombre s’enfonça dans ses pensées un long moment.)

Alors que j'hésitais, ma femme poussa un cri et s'enfuit vers le fond du fourré. Le voleur se précipita à sa suite sans pouvoir jamais effleurer même sa manche.
Cette scène je la vis dans un rêve.

Après que ma femme se fut enfuie, le voleur revint prendre mon sabre, mon arc et mes flèches et coupa d'un coup la corde qui me ligotait.
Il murmura cette phrase, « cette fois c'est mon tour », avant de s'éclipser hors du fourré.

Tout redevint calme.
(L'ombre pour la troisième fois arrêta de parler.)

Je me dis : quelqu'un pleure ? Je prêtai l'oreille en déliant la corde. Non, ce n'était que moi qui sanglotais.


Au pied du sapin, je soulevai péniblement mon corps épuisé, je vis le poignard que ma femme avait laissé tomber. Je le saisis et l'enfonçais d'un coup dans ma poitrine.

Je ne ressentis pas la moindre douleur. Un grand froid me gagna, le silence alentour devint plus profond. Qu'il était étrange ce silence ! Dans le ciel au-dessus, la montagne alentour, pas un oiseau qui chantait ! Seul au travers des bambous, des sapins, un rayon de soleil errait du soleil déclinant. Tout devint plus pâle, je ne vis plus ni bambous, ni sapins. Étendu sur la terre, enveloppé d'un profond silence. Juste à cet instant, quelqu'un, à pas furtifs, s'approcha de moi. Je voulus tourner la tête. Une obscurité diffuse m'enveloppa. Quelqu'un. Ce quelqu'un d'une main invisible retira doucement le poignard de ma poitrine. Ce fut la fin. Je sombrai dans la nuit pour ne plus revenir.

Vladimir Veličković
Paysage
(2007)

Grand Cahier.479-481.Akutagawa Ryûnosuke.002.Dans le fourré.03 (藪の中, Yabu no naka, 1922)
D'après la traduction d'Arimasa Mori (森 有正)

Dans le fourré
– II –
Confession au temple de Kiyomizu


Cet homme en robe de chasse amarante, après m'avoir violée, s'est mis à ricaner sous les yeux de mon époux qui était ligoté.
Il avait beau se débattre, ses contorsions ne faisaient qu'enfoncer plus avant la corde dans sa chair. Oh, comme il a dû m'en vouloir ! Instinctivement j’ai voulu le rejoindre…
De toutes mes forces, j'ai voulu courir mais le brigand ne m'en laissa pas le temps, d'un coup de pied il me fit tomber. J’ai vu à cet instant précis, passer dans les yeux de mon mari, un étrange éclair. Vraiment étrange…
Je tressaille encore maintenant, à chaque fois que je pense à ce regard. Comme il ne pouvait rien me dire, il avait enfermé dans ce bref regard tout ce qu'il ressentait. Et dans ces yeux qui étincelaient, ce n'était ni de la colère ni de la tristesse non, c’était une glaciale lueur de mépris ! Ce regard me frappa plus fortement que le coup de pied du malfaiteur. J'ai poussé un cri, je crois. Et je me suis évanouie.

Je ne sais combien de temps il s'écoula mais quand je repris conscience, l'homme à la robe amarante avait disparu et mon mari était toujours ligoté au pied du sapin.
Je relevai péniblement le haut de mon corps des feuilles mortes et fixai de nouveau ses yeux, ils demeuraient inchangés et luisaient encore d'un mépris glacial mêlé à de la haine.
Honte ? Tristesse ? Fureur ? Comment qualifier ce qui vint m'envahir alors ? Je me redressai en titubant, je m'approchai de mon mari et lui dit :

« Me voici tombé dans le plus ignoble des états, il m'est impossible de rester avec toi ! Je n'ai plus qu'à me tuer… Mais il faut que tu meures toi aussi, toi qui as vu ma honte. Je ne te laisserai pas vivre après moi ! »

J'avais dit cela de toutes mes forces mais, lui, sans broncher continuait de me dévisager, rempli de haine. Contenant les battements de mon cœur, je cherchai le sabre de mon mari, je ne pus le trouver dans les broussailles, le voleur avait dû l'emporter. L'arc aussi, et les flèches qui avaient disparues. Mais par chance à mes pieds je heurtai un poignard. Dans l’état où j’étais, je le pris et répétai à mon mari : « Je te prends la vie, je te suivrai juste après. »
À ces mots, il remua les lèvres mais les feuilles mortes du bambou qui encombraient sa bouche m’empêchèrent de l’entendre. À un signe toutefois, j’en compris le sens. Enfermé dans son mépris, il me disait : « Tue-moi ! »
Prise d’une sorte de folie, j'enfonçai violemment le poignard dans sa poitrine au travers de sa robe de chasse bleu clair.
Je dus m'évanouir une fois encore…

Plus tard, revenue à moi-même, je regardai aux alentours. Je vis mon mari toujours ligoté, mort depuis longtemps. Le soleil qui déclinait – entre les branches mêlées des bambous et des sapins, avait posé sur son visage un rai de lumière.
Je refoulai mes larmes et déliai la corde qui retenait son cadavre.

Ce qui se passa ensuite… ce que je suis devenue…
Je n'ai pas la force de le dire. Je n'ai pas réussi à mourir, j'ai tout essayé pourtant… appliquer le couteau sur ma gorge… me jeter dans un étang, loin dans la montagne… Ne suis-je pas toujours en vie ? À quoi bon me vanter. L'infinie miséricorde du Bosatsu aura abandonné la faible femme que je suis ! Moi … qui ai tué mon mari, moi…, violentée par un brigand, que puis-je faire… maintenant ? Moi… moi…

Utagawa Hiroshige (Ando)
Le pavillon Kiyomizu et l'étang Shinobazu no ike
à Ueno (1856)

Grand Cahier.478-479.Akutagawa Ryûnosuke.002.Dans le fourré.02 (藪の中, Yabu no naka, 1922)
D'après la traduction d'Arimasa Mori (森 有正)

Dans le fourré
– I –
Les aveux de Tajômaru


… Ils prirent avec moi – je les avais convaincus – la direction de la montagne. Arrivé devant le fourré, j'ai dit au couple que le trésor était là, enterré – qu'ils devaient me suivre :

L'homme aveuglé par la convoitise n'hésita pas mais la femme préféra attendre sans descendre de cheval. Sa réaction était compréhensible et de celle justement que j'espérais, tant les broussailles étaient touffues. Aussi je laissai la femme seule et m'enfonçai dans le fourré suivi de l'homme.

Le fourré était constitué de bambous qui s'éclaircissaient après une marche brève pour finir dans un pré entouré de sapins ; lieu idéal pour l'exécution de mon plan !

Je mentis à l'homme, lui désignant sous les sapins où trouver les trésors. Il se précipita. À peine arrivé, je le jetai à terre. Il était armé d'un sabre et paraissait robuste mais il fut pris de court et se retrouva, en un clin d'œil, attaché au pied d'un sapin.
– La corde ?… Mais je suis un voleur, j'en ai toujours une attachée à ma hanche …
Pour l'empêcher de crier, j'enfournai dans sa bouche quel- ques feuilles desséchées de bambou.

Le travail achevé, je m'en retournai m'occuper de la femme ; je prétextai un malaise de son mari, elle s'alarma. Jetant sa coiffure, elle descendit de cheval. Je la pris par la main et l'attirai à son tour dans le fourré mais dès qu'elle vit son mari ligoté, elle poussa un cri et dégaina, vive, un poignard de son vêtement. Cette femme intrépide m'eut blessé au ventre si je ne m'étais promptement écarté. L'attaque était furieuse mais on ne la fait pas au fameux Tajômaru. Passé la surprise, je n'eus aucun mal, si inflexible qu'elle fut, à faire tomber son arme et à l'immobiliser.
Ainsi j'obtins ce que j'avais désiré sans commettre de meur- tre… Oui, sans commettre de meurtre. À ce moment, je n'avais pas la moindre raison de tuer cet homme.

Je m'apprêtais à m'enfuir du fourré, laissant la femme en pleurs lorsqu'elle s'accrocha comme une folle à mon bras. Je l'entendis, d'une voix saccadée, me dire qu'elle voulait ma mort ou celle de son mari. Qu'elle ne pouvait supporter sa honte en présence des deux hommes, que la mort est plus supportable. Et ce n'est pas tout, elle rajouta en haletant :
« Je préférerais m'unir à celui qui survivra. »
Aussi je fus pris d'un violent désir de tuer cet homme. Une obscure émotion m'envahit, je frissonnai.
Si vous me croyez cruel, c'est que vous n'avez pas vu le visa- ge de cette femme, c'est que vous n'avez pas vu l'ardeur qui brillait dans ses yeux lorsqu'elle me supplia.
Une seule idée m'absorba dès cet instant, la posséder. Et ne croyez pas qu’un instinct bas et licencieux en fut la cause. Je vous le jure. Si tel avait été le cas, je me serais certainement enfui en la renversant d'un coup de pied. Je n'aurais pas eu à souiller mon sabre de sang. Comme je contemplais la femme ainsi dans la pénombre du fourré, je pris la décision de ne pas quitter cet endroit avant d'avoir tué son compagnon.

Néanmoins, je ne suis pas un lâche. J'allais dénouer la corde qui le ligotait et le défiai en duel. (Cette corde, vous la trouverez d'ailleurs au pied du sapin, j'ai oublié de la ramasser.) L'homme dégaina aussitôt son large sabre et, sans prononcer un mot, se précipita sur moi. Vous connaissez le résultat. Inutile d'insister. Mon sabre lui perça la poitrine…
À la vingt-troisième reprise ! À la vingt-troisième reprise ! Le fait est admirable, personne jusqu'ici ne m'avait résisté plus de vingt reprises…

Comme il s'effondrait sur le sol, je me retournai vers la femme, le sabre ensanglanté, mais alors quelle ne fut pas ma surprise ! Quoi ?… Elle avait disparu ! Par où s'était-elle enfuie. Je la cherchai partout, parmi les sapins ; le tapis de feuilles mortes des bambous ne portait pas de traces ; je ne percevais que les râles de l'homme agonisant. Peut-être s'était-elle enfuie dès les premiers coups de sabre au travers du fourré pour chercher des secours. Cette fois-ci, je compris que ma vie était en jeu. J'arrachai le sabre, l'arc et les flèches et regagnai en hâte le chemin de la montagne, la monture de la femme était là qui broutait paisiblement.

Ce qui advint après cela n'a pas d'importance. J'ajouterai seulement qu'avant d'entrer dans la ville, j'ai vendu le sabre.
Voilà mes aveux. Tôt ou tard, je serai pendu, alors finissons-en, condamnez-moi à la peine capitale, dit-il avec arrogance. 

Guy Fouré
Appel à la prière
(2017)

Grand Cahier.476-477.Akutagawa Ryûnosuke.002.Dans le fourré.01 (藪の中, Yabu no naka, 1922)
D'après la traduction d'Arimasa Mori (森 有正)

Les papiers de Ginza


S'il vous est arrivé un soir d’hiver de vous promener tard sur l'avenue, votre œil fut attiré j'en suis sûr par ces papiers jetés, j’en compte une vingtaine, de ces papiers sur l'asphalte, qui se retrouvent au même endroit, tous à voltiger au vent
Avez-vous remarquer ? Mais je voudrais attirer votre attention précisément sur les lieux où ces papiers tourbillonnent
C’est toujours entre la gare et la rivière. Il y en a, c’est indé- niable trois du côté gauche et un du côté droit
Et remarquez bien que sans exception – il s'agit d'endroits n'est-ce pas, d’endroits qui se trouvent à proximité d'un carrefour
Ce qui m'incline à penser qu'il n'est pas impossible non, il n'est pas impossible que le phénomène ait un rapport avec l'atmosphère…

Accentuez encore votre attention. Vous pourrez constater qu'il existe en chaque tourbillon, quel qu'il soit, mêlé aux autres un papier de couleur rouge – publicité de cinéma, bout de mouchoir qu'on aura déchiré – petite boîte d'allumettes – vous constaterez, vous allez parmi ces objets d'une extrême diversité, imman-quablement constater la présence de la couleur rouge

Vous vous attendiez j’en suis certain à ce que le vent emporte tout cela d'un même élan. Détrompez-vous. Seul le papier rouge commence à s'élever bien droit, à se mettre à tournoyer et, du léger nuage qu'il soulève à peine perceptible vous parvient une voix
Puis les papiers blancs çà et là, les papiers épars s'éva-nouissent brusquement dans le ciel au-dessus de l'asphalte, ou peut-être ne s'évanouissent-ils pas mais forment-ils un cercle et se mettent-ils à tourbillonner sans discontinuer
Il en va de même lorsque le vent tombe. Toujours le papier de couleur rouge en premier, toujours il cesse de voltiger le papier rouge, en premier

Parvenu à ce point de vos observations, vous avez dû trouver oui, par vous-même trouver ce comportement bien étrange. Il va sans dire que moi aussi, je m'interroge
Il m'est arrivé à deux ou trois reprises de m'arrêter dans la rue pour observer, à travers les reflets d'une large vitrine, la danse incompréhensible des papiers !
Il me semblait qu'à fixer ainsi mon attention, j'allais entrevoir subrepticement des choses que l'œil humain ne voit pas ordi- nairement ; ne voit pas, ne fut-ce que dans un halo vague. Aussi m’enfonçais-je, au prix d'une vision plus turbulente que le vol d'une chauve-souris, dans l'air du soir

Jean Bazaine
Carnet de croquis
(1963)

Grand Cahier.482.Akutagawa Ryûnosuke.001.La magicienne.00

Du journal d'un carquois en galuchat


Cette chaîne de montagnes, au nord de la plus grande des îles du Japon s’appelle Bonju. Son élévation ne dépasse pas trois ou quatre cents mètres, aussi n’apparaît-elle pas

sur les cartes ordinaires.

On dit qu’en des temps où cette région était couverte par les eaux du Pacifique, Yoshitsune et son escorte dans leur fuite éperdue y passèrent ; et que leur bateau se fracassa, au nord d’Ezo, sur les rochers.

N’en reste plus aujourd’hui que des traces imperceptibles, sauf en son milieu, à mi-flanc de la montagne, un précipice de terre rouge d’environ cent mètres carrés.

Cette chaîne s’appelle aussi le Mont du Cheval Chauve.

On dit qu’en regardant la ligne escarpée de ses flancs depuis le village qui se trouve en contrebas, on aperçoit la silhouette d’un cheval. Avec plus de justesse elle évoquerait le profil déformé d’un vieillard !

Mont du Cheval Chauve… célèbre surtout dans la région pour la beauté de son autre versant

Car le village n’est qu’un pauvre hameau d’une dizaine de maisonnées. A sa sortie, en suivant la rivière, après avoir marché huit kilomètres on parvient à une cascade qui jaillit là d’une belle hauteur, estimée à peu près à vingt-cinq ou trente mètres.

Dès la fin de l’été, et durant tout l’automne, les feuilles des arbres se teignent de jaune et de rouge. Un rouge vif. C’est la saison où les lieux s’animent par la présence de citadins venus en excursion des villes environnantes.

On trouvera même au pied de cette cascade, un kiosque et quelques sièges.


L’été se terminait –
il y eut cette année-là –
un mort à la cascade. –
La chute

ne fut pas volontaire, non, plutôt un accident. La victime…

un étudiant de la ville, au teint pâle, qui était venu ramasser des plantes, des espèces rares de fougères qui poussent en abondance à cet endroit, plantes qui attiraient fréquemment les botanistes.

– Vers l’ouest étroitement s’ouvrent trois murailles verticales. L’eau d’un seul côté, l’eau s’écoule à pic en mordant les rochers. Les parois sont toujours mouillées d’éclaboussures. Les fougères y poussent et vibrent à tous les grondements de l’eau. –

L’étudiant avait grimpé le long de la façade.
Un début d’après-midi à la naissance de l’automne, un peu de soleil illuminait encore les hauteurs.

À mi-chemin, la pierraille sur laquelle son pied s’appuyait se détacha mollement. On vit l’étudiant se décoller du grand mur et chuter
s’accrochant un instant à la branche d’un vieil arbre,

la branche
céda. On l’entendit qui s’écraser au fond
du gouffre dans un bruit
formidable.

Quatre ou cinq personnes qui passaient par là assistèrent à la scène mais ce fut la jeune fille de quinze ans qui tenait la buvette au pied de la cascade qui était la mieux placée pour tout voir.


... Il s’abîma profondément dans le gouffre puis on vit son torse rejaillir d’un seul coup à la surface. Il avait les yeux clos, la bouche à peine ouverte. Sa chemise était déchirée mais la sacoche du botaniste était toujours sur ses épaules. Il fut happé brusquement par les fonds.

太宰治
Yann Bagot
« Siehlbaechle, cartographie d’une cascade »
(2018)

Dazai Osamu - 太宰 治 - né en 1909
(1948)


Grand Cahier.550-551.Osamu Dazai.001.Du journal d'un carquois en galuchat.00

l'Harmonie

*


Le langage est un jardin...



Le langage est un jardin
Que la pierre et l'eau composent

Car de chaque mot s'échappe
Insaisissable une

eau claire
Mais chacun d'eux va s'é-
cri r
e

Resserré
sur lui-même
Qui recèle
une pierre

À la manière (à la main) du jardin zen du temple
Myōshin-ji (Kyoto)

Grand Cahier.412.Les jardins sont un langage.038.l'Harmonie.01 {•••}


L'amateur de prunus



Et quand il fait froid
il faut aller voir éclore,
si l'on a de l'amour,
les fleurs de prunus

Il y a bien des méthodes,
sans y aller à
dos de mule comme le
fit Meng Haoran

Ceux qui aiment la montagne emporteront avec eux une tente fermée sur trois côtés et ouverte sur l'avant comme un filet de chasse. Et puis dessous, beaucoup de charbons pour réchauffer l'arack

Ceux qui aiment à façonner leur jardin disposeront plusieurs écrans de papier recouverts d'un toit plat. Et dans les quatre directions, une fenêtre ouvragée qui s'ouvre et qui se ferme, selon l'endroit des fleurs

On suspendra près de l'entrée cette inscription
« Logis pour s'approcher des fleurs »

Parmi celles-ci, un panonceau planté dira
« Fleurs des distances raccourcies »

Grand Cahier.430.Les jardins sont un langage.038.l'Harmonie.02 {•••}


On dit que le bambou...



On dit que le bambou s'écrit depuis les Yin – c’est le texte disparu des légendes Les feuilles du bambou sont pinceau et encre

Il y eut une époque où les signes étaient encore parlant, étaient graphe de corbeaux effrayés, simulation en aile de libellule, serrement des griffes du passereau

Dans le jardin petit comme un grain de moutarde
est caché l'univers

Dongpo dit qu'il ne faut pas ignorer la loi du bambou et met en garde celui qui additionnerait joint à joint, feuille à feuille plutôt que de peindre les rides. Car déjà les turions possèdent les nœuds et le vide et ne font que reprendre en grandissant ce qu'ils possèdent déjà

On dit que la note jaune fut produite pour la première fois par le maître de musique Liung Liun. Du chaume d'un bambou, cueilli à l'ouest de Dahai dans le val de Yeqi, tube taillé de longueur précise et rempli de grains, est issu la mesure initiale des douze sons, la hauteur absolue qui fut à n'en pas douter le fa

Dans son registre généalogique du bambou, Dai Kaishi nous dit qu'il se distingue des autres herbes, des autres arbres
(le matin
on le plante
le soir
on y prend le frais),
qu'il est modeste, fin, ferme, inflexible et qu'il ne craint pas la neige, tous caractères qui font de lui un gentilhomme

Lorsque l'empereur Shun au cours de son voyage mourut de fatigue dans le sud de la Chine, on dit que ses épouses le pleurèrent jusqu'à Xiangjiang, la rivière du Hunan, et que leurs larmes tombèrent sur des bambous, y laissant des taches

Les brins de bambous tachetés de larmes
sont émetteurs de sentiments
dit un poème

Grand Cahier.431.Les jardins sont un langage.038.l'Harmonie.03 {•••}


Paoxi autrefois...




庖犧

Paoxi autrefois gouvernait l'univers. Levant la tête, il observait du ciel les phénomènes. Abaissant son regard, il connaissait de la terre les principes

Sur le pelage des bêtes il notifiait les motifs comment ils s'accordent à l'entour

Il recensait proche les différents corps de son environ- nement les êtres plus subtils les choses des régions éloignées

Alors il élabora les Huit Trigrammes des Mutations et transmis leurs lois aux générations suivantes

神農

Vint le temps où gouverna Shennong. Au moyen de cordelettes à nœud, il réglait les activités. Les métiers se diversifièrent, les arts s'épanouirent

倉頡

Cangjie, le scribe de l'Empereur Jaune remarqua les empreintes laissées au passage par les pattes des oiseaux et dit que l'on pouvait distinguer ainsi les espèces en observant leur aspect

Il inventa écrivit les actes

Qui facilitent l'administration des artisans et le contrôle des multitudes, qui mettent en œuvre depuis la cour royale les décisions manifestées et permettent la propagation des savoirs, la consignation des octrois du prince aux vassaux

C'est en fixant les vertus que l'on obtient le respect


Shuowen Jiezi, postface

Grand Cahier.473.Les jardins sont un langage.038.l'Harmonie.04 {•••}


Cang Jie



La littérature à proprement parler, ça n’est pas très intéressant. Le rythme la rime le vers…

Des bouts du Temps, ils soufflent dans leur corne les deux Roland – mais à quoi bon l’universel quand le monde prend fin, que tout est sabordé

Qu’est-ce donc que cet écartement des rails défini du bureau des méthodes. Enjamber la traverse, décompter les minutes

Écho, tête folle, ne sais-tu que redire ?

Mais les mots qui s'alignent. Caractères, à eux seuls repliés, côte à côte et qui forment une phrase

Cang Jie

Les chinois calligraphient de naturel leurs caractères et cette expression du bout des doigts n'admet pas le repentir, cette vue plongeante, ils l'appellent poésie

Chaque élément d'une phrase dans sa chair temporelle de sens et de sons est un trait du pinceau

Une flèche à tirer vers l'oiseau – Apercevoir sur la neige d'une aile fracassée les trois gouttes de sang

Grand Cahier.474.Les jardins sont un langage.038.l'Harmonie.05 {•••}


Tanière



L'univers
et ses milliards de temps et d’espaces

contenu dans
son maintenant insaisissable

n'est qu'un petit endroit qui s'agite,
un petit endroit neuronale
dans ta cervelle
où dehors et dedans
s'entremêlent : rouille et cendre

Et ce n'est que rarement
que tu fréquentes ces circuits
trop occupé par l'atelier de ton corps,
par la courbe des chemins
qu'il emprunte

Et des rencontres éphémères,
ces autres corps
qui le distraient,
le nourissent
et parfois l'égarent

Mais dis-toi bien qu'un jour
ce petit réduit si

vaste sera ta
tombe

Grand Cahier.765.Les jardins sont un langage.038.l'Harmonie.06 {•••}


Complément au jardin



Li Yu








Li Yu note
Au gré de ses humeurs oisives
Combien le cheminement des soucis est complexe

Ceux-ci n'arrivent
Que sous deux sortes
En vérité

Soit on peut s'y préparer
Soit il est impossible d'y échapper

Sur ces considérations, il décida provisoirement
De faire travailler son pinceau
Remplaçant à son avantage

L'hémérocalle

– Ne lui fit-elle pas oublier, belle un jour

Elle aussi les soucis

Hémérocalle
Yun Shou Ping [恽, yùn, 寿平]
(1633-1690)
Oeuvres de Li Yu (Li Liweng) 1610-1680
(Ed. collective v. 1730)

Grand Cahier.436.Les jardins sont un langage.038.l'Harmonie.07 {•••}

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte