Naissance


au plus près de la source
– rien ne se dit
il n’est pas de mots
le tout est plein
à satiété, repu

L’avant naître est indicible

et la séparation
– l’immense cri
ne dit rien non plus
ne peut rien dire
ni la présentation,

Simple vis-à-vis d’amour

mais la vue, le désir
– l’éloignement
vers le grand espace,
ils lui viendront
d’un paisible visage

Jeu de l’appel et du nom

d’un guide bienveillant,
– jeu scintillant
d’étoiles, au regard
de l’autre qui
découvre la merveille

des choses non voilées
nommées dans la lumière
Jean-Joseph Crotti
Naissance
(~1926)

Grand Cahier.663.Intérieurs Extérieur Voix.045.Corps et visages.24

Visages


Tous les vivants ont un visage
et ce visage leur fait mal

Chaque visage est nu de peau
ce qui le touche est à l’intime

Dehors les atomes infimes
Là, près du coeur effleurant la

chair, la vibration qui s’étend

Tous les visages sont des signes,
d’autres visages les perçoivent

traçant des lettres sur le monde
disant les mots dedans le monde

Les vivants, dis-tu et les plantes...
Toutes les plantes ont un visage

une frondaison de lumière

Voix mouvante sous le sabot
des juments du vent qui hennissent

gavées du suc de leurs racines
et qui les fixent au fond de l’être
René Magritte
Arbre
(1959)

Grand Cahier.662.Intérieurs, Extérieur, Voix.045.Corps et visages.23

Le tout


Petit enfant ne voit pas, car il est encore

dans la vue,
dans le tout de la vue
puis la sidération s’éloigne, prend forme le désir et sa réponse,
le tout s’émiette,
l’objet paraît

Les yeux convergent, la main appréhende – les yeux, la main – la proie qui alimente

dès lors le tout n’est que vestige

Avec le temps lui viennent les mots, ceux de la souf- france et de la joie, il s’instruit auprès des œuvres prend ce qu’il voit, ce qu’il découvre
d’un regard neuf

il vole, ingurgite il oublie,
papillons morts

Peu à peu en lui-même
le tout se réinvente –

les mots gonflent dans sa gorge et donnent sens au lait de son esprit
Salvador Dali
Paysage aux papillons
(1956)

Grand Cahier.661.Intérieurs Extérieur Voix.001.D'un autre lisard.22

La veilleuse


Il n’est pas de réalité

(qui nous soit présentable)
sans un rendu de langue

Le réel est inatteignable

Les choses s’habillent de mots
qui se retroussent
      / et nous sidèrent
Nous nous taisons afin d’en jouir

Si nous savons qu’il faut
mordre au lait de la mère
le sens qu’elle nous donne
n’est pas le tout du monde

La langue est là qui veille
auprès de l’endormi
Georges de la Tour
La Madeleine au livre
(1630-1632)

Grand Cahier.660.Intérieurs Extérieur Voix.044.D'un autre lisard.21

Vocablerie


Ce monde est un océan de folie
ingéré par une langue démente

Ludion offshore
– sans poteau qui tiendrait la balançoire –

envahi de voraces envies,
ballotté
assailli par la fureur des vagues,
happant l’air

pour éviter la noyade, / sans prise aucune
éperdue par une réalité sauvage

inadmissible
ne réclamant rien

que la rumination d’une vache laitière
dans une géographie aux herbes choisies,

une histoire
reconnue, et un corps désirant
à l'issue
d’une généalogie robuste
Victor Hugo
Les travailleurs de la mer
(1864)

Grand Cahier.659.Intérieurs Extérieur Voix.044.D'un autre lisard.20

La meute


Féroce rassemblée, la meute
à l’orée du bois Clairs, des feux
dénués de sens

/ des feux encerclent la victime

La meute des vagues déferle
sur l’estran, dénuée de bleu
écume aux dents

/ des mots de mort

réapparaissent lentement
où la vague reflue, laissant
les os d’une carcasse

/ halo de lunes sur le sable
Gustave Courbet
La mer orageuse ou La vague
(1869)

Grand Cahier.658.Intérieurs Extérieur Voix.044.D'un autre lisard.19

Le feu


Plus tu t'approches (il en existe encore)
de la bûche dans l’âtre
plus tu t’approches de la flamme
plus elle / brûle ton visage et

davantage en elle
ton cœur en son cœur disparaît L’endroit d’où elle
provient et s’évanouit comme une illusion, comme
un mirage qui tremble dans l’air – s’éloigne
et devient cendre

Plus tu te rapproches du sens, existe-t-il encore
plus celui-ci clarifie ton regard

et davantage en son cœur
disparaît ton cœur L’endroit d’où il
provient et s’évanouit comme une illusion, comme
un mirage qui tremble, etc.

Mais ta main parcourt la page, pour y tracer
les signes d’une cendre

puis vient l’hiver, la nuit, la rafale des jours,
les vêtements mouillés, / l’oubli

alors tu t’assoies sur un banc, une chaise à la table
auprès d’un livre ouvert

Et plus tu suis les lignes de cendre sur la page
à recomposer ainsi la vie, ses meutes, les corps
au sortir d’un rêve

plus ton désir sans fin renaît
et ton oreille entend la bûche qui flambe à nouveau
réchauffant ton visage
Paul Klee
Feuer Abens
(1929)

Grand Cahier.657.Intérieurs Extérieur Voix.044.D'un autre lisard.18

Le lierre


La nuit avance

Quel est ce mur auquel s’agrippe un lierre :
  des phrases l'appréhendent,
  des pensées le descellent
  Chaque mot s’y cramponne

et se nourrit du monde – y fructifie et l’orne Il s’en détache un peu de terre Un précipité

noir de sève, et du souvenir de tant d’âmes
au vieux silence

Et peut-être allons-nous le rejoindre bientôt
dans l’invention des formes non des mots fixés – mais

sur une branche
une greffe une tournure un mouvement qui s’accroît, qui développe ses pousses, décrivant

au cumul des nuages, un nouvel augure augmentant le tempo
Maurice Wyckaert
Lierre grimpant
(1991)

Grand Cahier.656.Intérieurs Extérieur Voix.001.D'un autre lisard.17

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte