L'infini


Sempre caro mi fu quest'ermo colle,
E questa siepe, che da tanta parte
Dell'ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma sedendo e mirando, interminati
Spazi di là da quella, e sovrumani
Silenzi, e profondissima quiete
Io nel pensier mi fingo ; ove per poco
Il cor non si spaura. E come il vento
Odo stormir tra queste piante, io quello
Infinito silenzio a questa voce
Vo comparando : e mi sovvien l'eterno,
E le morte stagioni, e la presente
E viva, e il suon di lei. Così tra questa
Immensità s'annega il pensier mio :
E il naufragar m'è dolce in questo mare.

Et je redis,

Toujours me fut chère cette ferme colline
Et cette haie qui, de toutes parts,
Dérobe à mes regards le lointain horizon.
Mais, solitaire, assis là regardant
L'interminable espace au-delà d'elle,
Et le surhumain silence, dans mon esprit
Se forme une très profonde quiétude ;
Alors, peu s'en faut que le cœur ne défaille.
Et comme j'entends bruire le vent dans le feuillage ;
Cet infini silence, et cette voix, je les compare,
Je me souviens de l'éternel, et des saisons passées,
De celle d'aujourd'hui, présente et vive
Et de son chant. Aussi dans cette immensité
S'abolit ma pensée. Et dans cette mer…
Qu'il est doux le naufrage.

Giacomo Leopardi – Canti XII
Biblioteca Nazionale Napoli
(1818-1819)

Grand Cahier.380.Révolvie.034.Le horzain.17

Au dehors


Lisse est le caillou de l’eau pour celui qui s’aventure, ignorant les chemins sur le socle d’une eau première, noire et stérile, douce au-dessous et sans mémoire

Plus étroite qu’une lame entre la vie et la mort est la barque s’en allant à l’estime, ignorant les étoiles sur la route incertaine,
ne sachant éviter ni les pluies ni les feux, et les Hyades, et la Chèvre d’Olène

Il sait comment faire pour dicter ses lois, si le temps veut qu’on raidisse les cordages ou qu’on relâche les écou- tes, à quel moment ramener les antennes à mi-mât.

Il sait qu’il ne faut jamais laisser s’affoler le petit perro- quet de couleur écarlate qui s’agite là-haut

Mais il ne ramènera rien de sa course au désert, si ce n’est le récit de frayeurs et d’épreuves.

Tous les lieux sont habités dorénavant.

On a dressé des murailles depuis les eaux fraîches de l’Araxe jusqu’aux rivières de givre de Thulé

d'après Sénèque – Medea, Acte II, Scène 3

Olaus Magnus
Carte maritime de la Scandinavie (Détail)
(1527-1539)

Grand Cahier.153.Cahier bleu-vert.034.Le horzain.05

Les Aranes


Leachta Cuimhne fraîchissant sur les bords du chemin

Lichens roses sur le grès, venus des eaux, milliers de kilomètres de murs déposés, ces feuillets de schiste

sont l’intensive mémoire d’une telle fatigue – maigre germe et porte-croix, carrelets de sable et de varechs ressortis de la mer

Les mâchoires
de fonte d'
une pelle-
teuse
raclent la roche qui résonne

Le ciel à perte de vue est aussi blanc que l'écume

Dùn Aonghasa en cercles concentriques, vent, chevaux de frise, défense à l'Ouest aux pentes fracturées de
l'île

Dún Aonghasa
Le fort des Fir Bolg
(IIe siècle av. J.-C.)

Grand Cahier.167.Révolvie.034.Le horzain.15

En Saskatchewan


Après le temps, bien après
l'hiver – endormi, délaissé (quand la lumière est au plus bas), après la neige
sa lenteur indécise, comme une idée sous les grands froids – les espaces figés, les contrastes saillants, les chemins trop marqués –

quand la neige devient
sloche, que les tourbes renaissent – et la glace est grise et l'argile recolle – te faisant chaque fois un peu plus prisonnier
le soleil vient reprendre ses droits – instant turbide où s'accordent le roux et l'or – la macération des sols pour la prochaine levée, l'éclos

Maurice de Vlaminck (1876-1958)
Paysage d'hiver

Grand Cahier.026.Révolvie.034.Le horzain.14

Le désert


Disperse tes pensées au vent de sable quand l'heure viendra. Cette drôle de chose qui s'approche d'un pas majestueux, c'est le simoun à la démarche roulante

Les yeux te brûlent : brûle ton cœur. Au dehors est le grand vide

Sois patient, d'une patience puissante comme l'océan qui bat la falaise jusqu'à la faire s’effondrer. Que ta volonté soit souple comme une mèche de vent qui se courbe sur la dune

Lent et délicat est le temps refleuri de la rose des sables

Harassé par le blanc imprescriptible, le rouge au loin saignant et l'or pâle des journées, tous ces feuillets qui s'envolent, ces pages coloriées qu'on expédie sans rien savoir (sois tranquille) n'auront pas le destin éphémère de la rosée qui se dépose à l'aube et s'évanouit aux lueurs du soleil

Le désert est en tôle ondulée, le désert est rusé comme un fauve qui bondit avant même, d’avoir eu faim

Benedetta Segala
Vent de sable
(2007)

Grand Cahier.141.Révolvie.034.Le horzain.13

Le peintre


Nombreux sont les chemins permettant d’accéder à ces lieux, à ces grandes places découvertes – places désertes entourées de porches crottés – surdimensionnés à l’endroit des chevaux, depuis les venelles abruptes avec la rivière en contre-bas jusqu’aux escaliers de bois taillés dans la glaise du coteau

Il avait suivi le décor des anciennes ruelles. Il s'était approprié, numérateur de ses forces, une bâtisse dont l'usage s'est perdu,

un vaste pavillon aux abords d'un jardin de clarté – remuements de vies infimes, âmes et souffles dans les hauteurs, chamboulements de boiseries sonores,

et dans l’ouverture, après les arbres, un avancement de docks, une carène qui se détache, coquille de sable évoquant les cornes de la mer

Il appréciait (il désirait) depuis longtemps, il avait lucide choisi l'excès, l'exubérance, il invitait et déclarait que tous les travaux sont de lumière, que notre effort est une haleine de lumière

Il ne savait faire autrement que – trouver, et voulait le montrer, le tenir dans l’évidence, comme une flamme native

Une réduction eidétique du chien rouge, une laque. Plus rien en lui qui ne relève d'une folie. Il avait gardé le corps nettement tracé, brillamment détaché du fond, les membres bien élancés. Et la tête était posée là, à plat qui vous regarde

Toutes les têtes sont mortelles qui bouillonnent d’un sang noir. Étoupes de cordages qui ressortent et masques de goudron sur la toile. Il avait voulu que le matériau soit brut, la force aveugle, terrassée. Le genou tombant dans la poussière, nécessaire comme une blessure

Exposé au mieux, le jazz cryptogamique, le fluide vert
Et comment l'homme devient le jardin du verbe, une écume libre, une parole lorsque la mer se retire et laisse longues s’étirer les algues

Par la fenêtre solitaire on pouvait voir au loin les crêtes endormies, le coq de feu du soir qui brillait sur la Perrine

Michel Maurice
De nos frères blessés
(2017)

Grand Cahier.111.Révolvie.034.Le horzain.05

Les fées


Les cheveux que le vent secoua, claquent pleins d'étincelles quand tu les démêles, Ô peigne d'écaille, faiseur d'éclats
*


Otto von Guericke fabriqua une machine électrostatique constituée d'une sphère de soufre tournante. Il la frotta avec vigueur de ses rugueuses mains d'allemand. Il disait : « Les corps attirés par cette courte-boule – s'ils y touchent – s'électrifient, mais elle les repousse alors ! »

Stephen Gray suivi de Jean Desaguliers, protestant, parla d'un effluve qui dans les métaux circule et s'isole, vertu de la matière vitreuse ou résineuse. Il vit la terre immense comme un objet à disperser les charges. Expérimentateur, il suspendit à l'horizontale un jeune garçon par des fils de soie : comme il approchait des pieds nus de celui-ci un bâton électrique, il nota que le visage et les mains attiraient les feuilles du métal conducteur

Charles François de Cisternay Du Fay imita Stephen Gray en utilisant le verre et le copal. Il proposa un fluide vitré et un fluide résineux. Il inventa un électroscope à boules de moelle de sureau, à feuilles d’or et à fils. Il réussit à transmettre le long d'une corde mouillée un courant sur quatre cents mètres de distance

Georg Bose rafistola la machine de Guericke avec du crin de cheval. L'usage d'une brosse lui sembla préférable à la paume de ses mains pour provoquer la sphère de soufre tournante. Il la piqua d'une tige métallique pour ainsi générer, en dehors de la terre, la charge et l'étincelle

Jesse Ramsden remplaça le crin de Bose par des peignes, des coussinets recouverts d'or et la sphère de soufre par un disque de verre. Benjamin Franklin améliora le tout d'un coussin de cuir

Le parallélisme augmentant le rendement énergétique, Johann Gabriel Doppelmayr fut, dit-on, la première victime à succomber à cet éclair de foudre

Jim Harris
Johann Gabriel Doppelmayr probe
(2017)

Grand Cahier.199.Révolvie.034.Le horzain.04

Minotaure


Ce sont bien elles
que je poursuis !

Le croiriez-vous ?
En me voyant ainsi,
me diriez-vous 

chasseur ?

Depuis toujours autant qu'il m'en souvienne
je demeure immobile
En mon for intérieur, j'espère
j’attends je m'impatiente

Mon frein je ronge
Ce ne sont qu'intrigues
et mauvais songes

Je suis – semeur de gravité

Je jette des cailloux dans le sentier
du jour. Je siffle je sifflote, prononce bien choisies
quelques syllabes, un nom qui les intrigue
séduisante une note,

qui va les attirer,
que sais-je
me cache en un fourré…

Jusqu’à ce qu’elles y viennent !

Pierre-Yves Trémois (1921-2020)
Le Minotaure
(1951)

Grand Cahier.025.Le horzain.034.Le horzain.03

À ses propos embarrassés...


À ses propos embarrassés,
le jeune homme répondit : « Suivez les cairns » puis s’en alla. Qu’y avait-il d’autre à faire ?

Il le vit qui s'éloignait dans la montagne suivant sans hésiter son chemin. Mais lui, perplexe dans son âge resta quelques minutes, à s’interroger encore

Quelle pouvait bien être la signification du parcours qu’il avait pris ? On pouvait percevoir dans leur langue respec- tive, étrange une proximité

Chacun poursuivant sa voie, il redescendit par la brèche, le jeune homme, quant à lui, grimpa jusqu'à toucher la corde d'une étoile

Moustier-Sainte-Marie
Alpes-de-Haute-Provence
(04135)

Grand Cahier.062.Révolvie.034.Le horzain.02

Le horzain


Le voyageur a dit :

J’ai quitté sur le tard cette bouche d'ombre. J'ai marché très longtemps. La route conduisait jusqu’à cette trouée vers les terres – jusqu’à ce terme. Je débouche de l'ombre en lisière de forêt

Le voyageur a dit aussi :

Le ciel est un fleuve, une masse d'un seul bloc, un seul fleuve d'un bout à l'autre, une même eau, le ciel s’avance tout entier vers les confins du soir

Le voyageur s'attarde près de l'auberge,

on dirait qu’il écoute. Il aperçoit sur la place une fontaine de mélèze. Il boit une eau transparente. Elle est froide, et n’a pas de reflets

Le voyageur demande, le voyageur désire.

Un morceau de pain, le fil d’une musique, une taille à saisir, quelques danses qui l’entraînent, le baume d’un sourire
Le voyageur ne sait pas d’où il vient, sur quel seuil ni vers où il s’en va, il se tient obstinément sur le pas, à l’hui où l’on est, du jour sans rien savoir

Demain peut-être va-t-il partir. C’est sa façon
Reprendra-t-il la route ? au hasard, sans rien choisir, disparaissant dans l’ombre des grands arbres

Rose des vents de
Normandie

Grand Cahier.059.Révolvie.034.Le horzain.01

D'après : contraste

*


Les Lusiades



Ainsi nous ouvrîmes ces mers

Que nulle génération n'avait ouvertes avant nous, voyant les îles nouvelles et les cieux nouveaux qu'avait découverts Henri le généreux

Laissant à main gauche les monts et les bourgs de Mauritanie, terre où jadis régna Antée

Car à main droite une autre terre, nous n'avons pas la certitude mais de son existence la présomption

***

« Assi fomos abrindo aqueles mares.
Que geração algùa não abriu,
As novas llhas vendo e os novos ares
Que o generoso Henrique descobriu ;
De Mauritânia os montes e lugares,
Terra que Anteu num tempo possuiu
Deixando à mão esquerda, que à direita
Não há certeza doutra, mas suspeita. »

Luís Vaz de Camões, Os Lusiades – Canto V Estrofe 4

Adamastor
Palácio Hotel do Buçaco
(1888 - 1907)

Grand Cahier.166.Révolvie.033.D'après contraste.01 {•••}


En asclépiades majeurs



Tu ne quaesieris (scire nefas) quem mihi, quem tibi
Finem di dederint, Leuconoe, nec Babylonios
Temptaris numeros. Vt melius quidquid erit pati,
Seu pluris hiemes seu tribuit Iuppiter ultimam,
Quae nunc oppositis debilitat pumicibus mare
Tyrrhenum. Sapias, uina liques et spatio breui
Spem longam reseces. Dum loquimur, fugerit inuida
Aetas : carpe diem, quam minimum credula postero.

Horace, Odes, I, XI

Ne cherche pas à savoir (c’est sacrilège de le savoir) à quelle fin toi et moi nous sommes voués par les dieux

Fuis les horoscopes babyloniens, Leuconoé

Il vaut mieux supporter ta destinée comme elle vient, que plusieurs hivers t’accorde encore, Jupiter magnanime ou que soit le dernier, cet hiver qui se brise sur les rochers de la mer tyrrhénienne

Vis sagement, filtre ton vin, mesure tes plus longues espérances à la brièveté de la vie

Pendant que nous parlons, le temps déjà s’enfuit, jaloux

Cueille le jour

Crois le moins possible aux lendemains

Grand Cahier.593.Révolvie.033.D'après contraste.02 {•••}


Le mont Tchong-nân



J'habite depuis peu le mont Tchong-nân

Au milieu du chemin de ma vie la vérité devint manifeste

J’ai fait bâtir une demeure tardive près des montagnes du Midi. On reconnaît l’esprit du lieu dans les détours du chemin qui serpente. Une joie m’envahit devant la beauté du paysage

Je veux m’y rendre seul

Je remonte jusqu’à la source le cours d’eau qui s’ame- nuise pour contempler la naissance des nuages

Voyez comme ils varient les semeurs de forêts ! Nos plaisanteries n’ont pas, à vrai dire, le souci du temps

Mais le tableau qui se cache dans cette facture se dé- voile peu à peu

Et dans les poussières d’une dépouille de cigale je dé- couvre tout ce qui flotte et qui flâne 

Je veux, passé l’âge, appréhender dans le même ins- tant le dehors et le dedans des choses

Grand Cahier.586.Révolvie.033.D'après contraste.03 {•••}


Insatisfaction



Les vingt premières années de ma vie m’ont fait comprendre que le monde en valait la peine. Les cinq années suivantes, lumières et ténèbres devinrent les deux faces d'un même réel. Là où naît la lumière, l’ombre se brise. J'aborde aujourd’hui la trentaine, voici ce que je pense

« Plus profonde est la joie et plus profonde est la mélancolie, plus grand est le plaisir et plus grande est la souffrance

Qui veut les séparer ne tiendra pas le coup, qui veut s'en débarrasser fera vaciller le monde

L'argent est important mais, si vous accumulez les choses importantes, elles vous poursuivront dans votre sommeil

L'amour vous rend heureux mais, si vous augmentez le bonheur de l'amour, vous aurez la nostalgie du passé où vous n'aimiez pas encore

L'homme d’État qui emporte et enthousiasme des millions d'hommes, soutient sur son dos l'énorme poids du monde

Vous regrettez d'avoir oublié l'exquis repas auquel on vous avait convié. Mais ce festin, le goûter sur le bout du doigt ne vous aurez pas rassasié. Et vous auriez eu des relents à le dévorer jusqu’à n’en plus pouvoir »

Grand Cahier.490.Révolvie.033.D'après contraste.04 {•••}


La pensée dérive...



La pensée dérive seule en ces extrémités

Si le pied droit glisse sur le bord glisse d'une pierre anguleuse qui tangue le pied gauche rétablit l'équilibre et stabilise

Je n'ai pas eu mal, je me retrouve assis par bonheur sur un mètre carré de roche mais j'ai perdu la boite de peinture que je portais en bandoulière. Je me relève et je vois le lointain comme un seau d'eau renversé

Une cime. Elle est couverte d'ombres lourdes, couverte de verdures, des cryptomères sans doute, cyprès ou roses fleurs de cerisiers sauvages étagés – vagues traînées incolores plongées dans un épais brouillard

Je n’ai pas eu mal, je me relève et c'est pour voir, juste en face, au plus près qui se détache un mont chauve. On dirait qu'il va s'effondrer. Le flanc à nu me semble avoir été tranché d'un coup de hache. Il plonge à pic au fond de la vallée

Cet arbre sur le sommet, ce ne peut être qu'un pin rouge. Le ciel se découpe avec netteté entre les branches. J’avance jusqu'au bout des cent mètres où le chemin se perd mais cette cape rouge qui remue, y parviendrai-je en montant ?

Le chemin est difficile qui fait un angle aigu. Je contour- ne un rocher, je parviens à passer

J'aperçois sur le coteau des fleurs de colza. Le chemin s'aplanit maintenant. A droite il y a un taillis, à gauche les champs de colza qui restent en vue

De temps à autre je piétine des dents-de-lion, des gerbes de feuilles en dents de scie qui poussent à profusion avec une perle jaune en leur centre. Fasciné par le colza, je m'en veux d'avoir piétiné les dents-de-lion. Je me retourne et ce sont toujours des perles jaunes qui rayonnent au cœur des feuilles en dents de scie

Quelle insouciance ! Je continue de réfléchir

Grand Cahier.491.Révolvie.033.D'après contraste.05 {•••}


La fabrique du jardin



J’allais roue libre ce jour-là
sous la ramée ornamentale des charmes, emporté par la douceur du mail Depuis

la vue là-haut de la pagode
jusqu’à la septième perspective,
je déboulais

Tout était souffrance et mourait tendrement tout repre- nait vie j’écoutais les rythmes et les sons, les mélodies

au passage des ombres, sous une peuplée d'insectes En bas dans le creuset, en haut vers les étages, les

ors les sangs qui s’accrochaient, le fer de la roue qui piétinait, le sang qui battait

contre les tempes J'écoutais
débordante la terre
devant moi comme il disait La fourrure des eaux sous le capuchon des larmes

s'étendait à perte de vue Tout serait
à reconstruire
Ces formes ces êtres

au plus près, alentour dans la spirale maintenant cha- que fois plus serrée seul désormais : tout

à reconstruire
à ressortir de l'obscure
gravité charnelle

Grand Cahier.119.Révolvie.033.D'après contraste.06 {•••}


Je me suis levé trop tard



Le jour dans ses étoffes d'eau n'avait aucun courage. Le réveil sonna. Je me suis levé. J'ai pris le filet à provisions et je suis sorti

Il pleuvait. Des gouttes lourdes, éparses. Un camion passa sur la route brillante, camion chargé de troncs d'arbres (il y a là-bas des forêts humides au sol moussu), camion qui se dirigea vers le port où les troncs seraient embarqués

J'achetais le journal, le pain, le lait et je rentrai. La pluie se fit plus dense. Le soleil sans suite tirait ses rideaux

Encore un jour sans rien, un jour parmi les autres. Et dans ton hégire, à chaque pas, tu trébuches sur ton ombre
ou son absence

Où est-elle,
et suave l’idée même ?
Quelqu’un te saisit par le col, te montre un phénomène – une couleuvre future – mais tout est flanqué par terre

Il suffit pour aujourd’hui
d’une chose souvenir incertain remembrance d’après

Grand Cahier.127.Révolvie.033.D'après contraste.07 {•••}


Les indicateurs



Après les temps refroidis de ces lieux de tristesse
les jours reviennent

Tels ces couples d'oiseaux –
tourterelles qui boivent
aux urnes fréquentées de marbre et de jaspe

Car les mots en leur for entretiennent
eux aussi et le mort et le vif

Ils indiquent
un chemin au milieu des possibles.

J'ai conquis auprès d’eux ma façon

Lien tissé et retissé à l'envers et à l'endroit,
au motif d'une étoffe précieuse
Antique dessin renaissant de ses cendres

Poussant de loin en loin, hors des broderies d’usage,
de nombreux fils

Grand Cahier.140.Révolvie.033.D'après contraste.08 {•••}


Cette idole...



Écoute les mots qu’elle (te dit
et) prononce

à ton oreille, « la fille à
lèvre d’orange »

Il y a tant de choses dites,
aussi compare :

Le fruit à pulpe, on l’aperçoit
comme une orange

dit la lèvre pulpeuse
et pareille à ce fruit

donc aussi et au sens étendu,
dit la lèvre

sa couleur est or
ange

Ni rose ni rouge
elle est bizarre et sensuelle –

bien étrange est (dite) cette fille
en trois mots

et connotée douze fois Ah,
la bonne phrase !

Grand Cahier.143.Révolvie.033.D'après contraste.09 {•••}


L'humour



L'humour nettoie les champs de l'esprit, dissous au chalumeau les connexions qui, passagères, l'insinuent et le figent, qui virulentes, risquent de s’incruster dans sa pulpe mentale, et la durcifier
Disait Aimé Césaire

L’humour dément l’habituation, secoue le noyau tenace des souvenirs, la machine raisonnante –
Qui dit que le libre-arbitre n’existe pas est un menteur !

Toutes ces synapses, ces capteurs qui nous jouent la solution, tout le réseau de cette interface moteur, cette proprioception, est subvertible

Dissous par tes chants maldorors – à violents coups de barres de fer sur les crânes, grand chaman littéraire – les sédimentations de l’univers à l’intérieur des univers

Grand Cahier.144.Révolvie.033.D'après contraste.10 {•••}


Une vie



Une vie de poète est temps de poésie, qui le met tout en œuvre, tout le temps de sa vie

Or que sait-il du temps – ce qu’il fait de sa vie ce qu’il en sait ce qu’il en dit – par le rythme du verbe, le mensonge en avant

Mais ce programme n’est pas l’impeccable que tu crois, de longue date élaboré. tu t'obstines à vouloir l'impossible

Le temps n'en finit pas de déserter le temps

Papillons, vous vous brûlez les ailes. Les mots vou- draient entrer qui cognent à la vitre, fascinantes chimères

Ce qui t’emporte et te retient, ce sont l’immensité du ciel, le vide éperdu de couleurs, et de l'autre côté, le jour réconfortant et la mort ressaisie

Grand Cahier.146.Révolvie.033.D'après contraste.11 {•••}


Beatris et Jehannet



Beatris et Jehannet s’en vont
au bois de muguet. Ce fut
de nouveau la saison douce.
Ils ont raison les rossignols
de cajoler le temps,
il est joli. Les prés verts
sont de fleurs recouverts,
les vergers se remplissent de fruits.
Couleurs de froid perdues,
couleurs retrouvées et revues.
Que la rose est belle en son bruit
au chapeau de la dame !
L'amant fait ses aveux,
l'oiseau chante latin.
Douce est la saison nouvelle,
toutes choses s'éveillent
qui de joie se maintient

(D'après la Manekine de Beaumanoir)

Grand Cahier.163.Révolvie.033.D'après contraste.12 {•••}


Sonate d'été



Fruits pourris, odeur entêtante.
L'air est noir d'un essaim de mouches,
Arbres et buissons, au soleil
Sonnent, bourdonnantes clairières !

Brune et bleue la mare est profonde,
Flambant des reflets d’un feu d’herbes.
Ils chantent les murs de fleurs jaunes,
Et frémissent de cris d’amour.

Lents papillons qui se pourchassent,
Ivres, dansant dans les herbages,
Ton ombre s’étend sur le thym,
Les merles clairs chantent d’extase.

Un nuage exhibe ses seins
Raidis, feuilles et baies l'entourent.
Tu vois près des sombres sapins,
Grimaçant un squelette au violon.

Georg Trakl

Grand Cahier.570.Révolvie.033.D'après contraste.13 {•••}


Égine



Îles à l’horizon qui légères dansez
Entre le ciel et l’eau, ports et poussières d’iles
A peine précisées dans la blancheur de l’air
Seriez-vous lasses du bonheur d’émerger ?

La solitude affirme aujourd’hui son seul corps
Sculpture sans sculpteur, déesse sans les hommes
Géante femme, rien que femme. Trop parfaite
Pour qu’un homme ose même en vivre le désir

Elle seule élabore une courbe précise
De ces brumes de formes là-bas murmurant
L’animation s’enfouit dans la terre poreuse
La solitude au jour entière se dévoile

Elle s’abandonne, bras ouverts au soleil
Elle s’offre en pâture amusante au regard
Douce, elle attend la venue de l’unique germe
Et le flot agité pulvérise l’image

(avec et d'après) Yves Mahélin

Grand Cahier.578.Révolvie.033.D'après contraste.14 {•••}


Naissance



Nolan’n rêvant dans les hauteurs
Aux prémices des neiges
Iras-tu, vagabond
Soleilleux, homme allant
Sur les sentiers de nos montagnes,
Ambassadeur du Mvett
Nommer en bleu l’Atarega ?

Comment il fut – sans forme
Eyo’o surgissant du tout

(pour David)

Grand Cahier.580.Révolvie.033.D'après contraste.15 {•••}


Le gymnosophiste



Enfoncé dans la solitude
Depuis longtemps rhinocéros
J’habitais l’arbre au fond du pré
Ce gros figuier qui présentait des cannelures
Était de la taille d’un homme

Je vivais de fruits et de fleurs
J’observais règles et préceptes
Vacant à la contemplation
Respectant si bien la vie que pas même un chien
N’aurait trouvé os à ronger

Le monde poussait sa racine
Je refusais la corruption
Un creux au cœur de l’existence
Aggravait les désirs. Je fuyais tout contact
Immobile près du tombeau

Grand Cahier.589.Révolvie.033.D'après contraste.16 {•••}


Il y a



Toujours cette nature – au premier jour
Cet invraisemblable fouillis de nerfs

L’ordre du sauvage qui va nous dire
Qui va nous réfléchir vers le dehors

Il y a oui mais il n’y a personne
Personne à mettre au compte d’il y a

Rien s’avance masqué sans nous connaître
Et derrière le masque il n’y a rien

Rien que la mer, immense et multiforme
Où chaque influx ne rend justice à l’autre

avant de disparaître

Grand Cahier.623.Révolvie.033.D'après contraste.17 {•••}


La maison



De briques,
est faite la maison, de vent est fait
le songe en son dedans

le songe
avec le vent s'enfuit
mais la maison perdure Elle

insiste la maison
accumule la poussière

attendant le nouveau
de cet (x) attendant après
les locataires
jusqu'au tourbillon prochain du vent

Seule la
pensée résiste au temps
celle de Qui arrive
et qui s'en va,

seul
dans la métamorphose du moment

Grand Cahier.629.Révolvie.033.D'après contraste.18 {•••}


Les alouettes 2



Elles surgissent du fond des champs
dorés, les alouettes qui grisollent,

tirelire, tirelire !

Elles croisent dans l’air
leurs sœurs qui redescendent,
formant une croix se rejoignant 

J'en conclus, montant ou descendant,
qu’elles continueront de ce côté-ci
d’agir avec vigueur

Le printemps nous endort,
les chats dédaignent les souris

L’homme est oublieux de ses dettes,
il ne se soucie plus du lieu de l'âme
et sa raison s'égare

Seules les fleurs jaunes du colza
nous réveillent
et le chant des alouettes

Grand Cahier.492.Révolvie.033.D'après contraste.21 {•••}


Apollinaire



ni la paix ni la haine
en ton nom –
seules
sont dédoublées tes ailes

où est le serpent qui siffle dans ton ciel / quel est ton abri dans cette guerre ?

tu disais « que la guerre est jolie

mais l'avant
de la guerre où l'on pense à l'amour
ses chants ses longs loisirs qui donne du courage
cette bague polie ah mon Lou ce pays

mais l'après, ces trous à hommes partout, partout !
on en a la nausée / des boyaux des obus / des débris de projectiles / des cimetières »

Eugène Montfort
Portrait de Guillaume Apollinaire
travesti en Louise Lalanne
(1909)

Grand Cahier.728.Révolvie.033.D'après contraste.22 {•••}

Apollinaire


ni la paix ni la haine
en ton nom –
seules
sont dédoublées tes ailes

où est le serpent qui siffle dans ton ciel / quel est ton abri dans cette guerre ?

tu disais « que la guerre est jolie

mais l'avant
de la guerre où l'on pense à l'amour
ses chants ses longs loisirs qui donne du courage
cette bague polie ah mon Lou ce pays

mais l'après, ces trous à hommes partout, partout !
on en a la nausée / des boyaux des obus / des débris de projectiles / des cimetières »

Eugène Montfort
Portrait de Guillaume Apollinaire
travesti en Louise Lalanne
(1909)

Grand Cahier.728.Révolvie.033.D'après contraste.22

Les alouettes 2


Elles surgissent du fond des champs
dorés, les alouettes qui grisollent,

tirelire, tirelire !

Elles croisent dans l’air
leurs sœurs qui redescendent,
formant une croix se rejoignant 

J'en conclus, montant ou descendant,
qu’elles continueront de ce côté-ci
d’agir avec vigueur

Le printemps nous endort,
les chats dédaignent les souris

L’homme est oublieux de ses dettes,
il ne se soucie plus du lieu de l'âme
et sa raison s'égare

Seules les fleurs jaunes du colza
nous réveillent
et le chant des alouettes

Paul Klee
La Machine à gazouiller – Die Zwitscher-Maschine
(1922)

Grand Cahier.492.Révolvie.033.D'après, contraste.21

En des temps opposés


Seul assis
Dans cette forêt de bambous
Entouré de mystère

À nouveau
Je joue de la cithare
Et je récite ces vers
Longuement

   Je les connais par cœur

Il n'y a pas de traces des hommes dans l’ombre
Que le clair de lune qui répand ses rayons

   Wang Wei

Nous regardons avant
Nous regardons après
Nous voulons ce qui n'est pas

Notre bonheur le plus sincère
Est le plus empreint de douleurs

Les plus douces chansons nous disent
Nos plus tristes pensées

   Percy Shelley

Emil Nolde
Les fleurs du jardin, aquarelle
(1925-1930)


Grand Cahier.485.Révolvie.033.D'après, contraste.20

Le temps


Nous regardons avant et après

parlant de tout ce qui me travaille,
en ce moment

de ce passé là dans le lointain
ce qu’il en reste, hier, avant et tout à l’heure, il y a une seconde à peine, alors comme il est dit
dans le moment présent, il est
tout entier en moi-même, et aussi vrai qu’il me possède

aussitôt il disparaît

effacé quelques secondes après au profit de l’inconnu, notion à la fois invisible et personnelle

Nous voulons ce qui n’est pas, ce qui n’est plus
nous dit Shelley

Mais que nous dit Wang Wei ?
– (tous et chacun) nous vivons pour l’instant, ayant peur de le perdre

Frantisek Kupka
Le temps passe - l'instant
(1921)

Grand Cahier.484.Révolvie.033.D'aqprès, contraste.19

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte