Pauvreté


à Conceição Evaristo

Dans ce terrier d’une pauvreté étroite
régnait le sucre soluble d’une fiction innocente adoucis-
sant la tisane imposée à nos désirs
et la jeunesse animale en nous contrite savait que la vie ne pouvait pas
être rien que ce croûton qu’elle laissait

Dahlias, marguerites, maigres fleurs / fruits sur tige pour tuer la faim / farine en boule étouffant les bouches

innombrables, infimes joies de notre enfance
Sorcières

de tissus, poupées d’herbes / marionnettes en bois qui naissaient chacune avec leur nom, leurs histoires, animées par nos mains, notre esprit

Le ciel, les nuages, les étoiles / le soleil dessiné sur le sol / appel de la pluie sur la favelle

étaient de ces signes infinis
que nos mères nous apprenaient à reconnaître

Et cette question de la profondeur des choses,
elle est restée dans notre âme :

Recueillir les restes les morceaux toutes les traces écrites ; récupérer ce qui a vécu, ces déchets
et par l’écriture éterniser l’éphémère
Tarsila do Amaral
Morro da favela
(1924)

Grand Cahier.716.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.07

Pitié


En guerre,
nous sommes en guerre

depuis toujours
depuis la nuit des temps
depuis que la vie a franchi les limites du jour
puisque la vie est mouvement
d’un mouvement au-dedans du dedans
puisque la vie ne peut vivre au-dedans
sans combattre au dehors,
ici car dehors c'est ici
au-dedans, animal en souffrance

car ici c'est aussi le là des autres

Nous sommes en guerre
contre l’immobilisme et l’indifférence des pierres,

et le désastre
– nous, différant de nous-mêmes,

nous
temps-matière
plus que matière
rien que matière animée
vie face à son âme,

devant surmonter tant de passions tant d’arrêts –
tant d’arrêts – nous, contraints par l’impossible, enfer- més en nos propres outils, harnachés de tant d’armes

souffrant contre la pierre
pour s’arracher d’elle

Pitié de nous, le feu la trace laissée me brûle
pitié pour l’animal, en et par nous
et qui vit au
dehors
Agathe Pitié
À la recherche des secrets de l'Univers
(2011)

Grand Cahier.715.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.06

Mondes


Si je suis en
toi, toi qui es en moi

chacun va porter l’autre
et le porter au monde

mais de moi il existe plusieurs,
sous diverses figures, car j'existe multiple

Je ne suis qu’animal déjà là dans le monde
d’où je suis je me vois sans penser sans un mot

mais souffrant d’une absence

Je me vois sans savoir tu me vois sans me voir
sans pouvoir me le dire

moi, sans mot ni vouloir près de toi qui souffre, toi
multiple aussi
Dalí de dos peignant Gala vue de dos
éternisée par six cornées virtuelles
provisoirement réfléchies par six vrais miroirs.
Œuvre stéréoscopique
(1972-3)


Grand Cahier.714.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.05

Laisser vivre


J'ai dit en passant, un mot
tracé dans le paysage mon chemin

J’ouvre d’emblée un espace
où se trouve logé d’innombrables vies

des vies bruissantes, curieuses
J’observe leurs traces mais n'ajoute rien

fais silence et me recueille
Je laisse vivre je regarde et j'écoute

celles-là, qui murmurent encore
ne sont pas sidérées,

comprenant qu’elles ont
quelque chose à me dire, et me parlent
dans les franges du monde
Karel Appel
Monde animal
(1948)


Grand Cahier.713.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.04

Passage de la frontière


Il est temps que je dise, je veux dire
l'animal

j’en ai rencontré quelques-uns restés nature
restés natifs, et de tout temps, restés issus, toujours dé- jà naissant

quelques-uns mais de ceux qui ont appris de notre voi- sinage

Corneille à l’œil méfiant, à la colère rentrée, interro-gatrice et soupçonneuse, s’enfuyant d’un coup d’aile à notre approche

Énorme pigeon-tueur, guettant là-haut, sur l’antenne qui relie les mondes, passants et passantes ordinaires

Ou ce lièvre à l’écoute, noires oreilles à peine aperçues, parti se cacher entre les 4 chambranles

du blockhaus abandonné près des jardins ouvriers sous les piles de béton de l’autoroute qui rugit

mais l’homme, s’il se différencie, s’il a des suppléments notoires,

que devient-il (s’il en abuse) entourant sa nudité d’arti- fices, oiseau de mauvaise augure, saignant de toutes parts, s’il use

de sa bêtise – s’il fait semblant de faire semblant d’être, dans son corset de poignards, ne sachant qui il est

que devient-il, que va-t-il devenir, s’étant brûlé et ra- baissé – quelle réponse ?

Faudra-t-il dans ses pouilles qu’il se nomme
vraiment – et se sacrifie
Francisco Toledo
Juego de Conejos
(1991)

Grand Cahier.712.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.03

Âme,


toujours déjà
prise dans les plis du monde,

avec lenteur ma voix
se met à différer

pour suivre la trace féconde –
le sillage

humide laissé
après l' aveuglante souffrance

de l’œil ouvert
dans la blancheur du jour
Fong Chung-Ray
Composition
(1964)


Grand Cahier.711.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.02

Toucher


Ici je t’écris
où je ne suis plus

Tu me lis au loin
et tu me remarques

tout est d’une part
inconnue – disjoint

Ici je te parle
tu entends ma voix,

les mots m’ont quitté,
ils sont tous partis

ailleurs, déjà at-
tendant ta réponse

Ici je te touche
nous ne disons rien

Animots enfin
redevenus. Nus
Pablo Picasso
Le baiser
(1925)


Grand Cahier.710.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.01

Tatouages


Sur chaque partie de la peau de mon âme, il y a des tatouages qui m’agencent

des rêves qui ont comptés
qui ont tous un budget de souffrance et de joie / qui m’agissent encore au tranchant des chemins

dégageant les broussailles

Je leur dois beaucoup j’ai une dette envers eux
leur force est mon for, et ils sont mon héritage

La piqûre est première

.On imprègne .on impressionne .cela digère ou régur- gite .on va d’un point .à un autre .on revient .on re.va

entre les images
et les pensées, et cette râpe
ou bien cette scie

façonne des mots d’une belle facture
qui m’avance et me guide
Peinture à pois du mouvement
Papunya Tula
(~1970)

Grand Cahier.709.Intérieurs, Extérieur Voix.045.32

Totem


Tous les êtres ont disparu
Au carrefour, il n’y a plus que des enseignes

Dans les champs
gris,
tous les sillons labourés sont parallèles, et n’indiquent aucun passage

La source où
les animaux sacrés s’abreuvent s’est tari,
une femme est un indien
tout en plumes
Oyez

voyez par l’hommerie le monde qui
s’enfonce !

Mais le Rêve est encore

Willy Mutjantji Martin
Wanampi tjukurpa
(°°°°)


Grand Cahier.708.Intérieurs, Extérieur Voix.045.31

Trucs


Ce matin, j’ai pris
le chemin du jardin des trucs

et je me suis évanoui, tout d’un coup, oui…
j’ai disparu

(je dis : trucs je dis jardin mais rien ici n’est cultivé, et s’il y a des plantes
elles sont bien silencieuses
devant tout ce remue-ménage que j’entends et,
– couleurs couleurs – qui s’agitent)
et qui bougent)

… tout d’un coup, entre ceux qui déambulent dans l’allée et ceux qui sont en cage

j’ai éprouvé – l’envie de fuir, j’ai réclamé de la pitance, je me suis énervé, j’ai protesté refusé que l’on prenne ma place, j’ai poussé des roucoulades, fait le fier et pensé à des suites…

et l’envie s’est envolée. Je me suis retrouvé dans le corps d’un enfant

surpris effrayé émerveillé, par tant de gestes étranges et grandiloquents – ou timides, tant de visages, tant de regards si chargés d’émotions

que je connais, qui m’animent et qui m’émeuvent
Vincent van Gogh
Entrée du parc public à Arles
(1888)


Grand Cahier.707.Intérieurs, Extérieur Voix.045.30

Boule


Cette pelote,
cette boule de mots et de pensées
indémêlables

– dont tu déroules
en premier
le fil sans qu’il se remmêle

dans les pattes de tes phrases
les enjambements de tes pensées,

et te gratte et te gratte jusqu’au fond
de la gorge où règne la syrinx

– devant tant de zèle
finira par
donner un joli tissu coloré

de choses z’ incongrues
et immettables
Paul Klee
Présentation du miracle
Vorfuehrung des Wunders
(1916)


Grand Cahier.706.Intérieurs, Extérieur Voix.045.29

Coup de poker


Le jeu n’est pas simple
il faut évaluer ses chances
préparer son coup

Chaque mot a une carte à jouer
qui vaut des points dans le langage

On connaît bien les règles
mais rien ne se dit
à l’avance

Et tant que rien n’est écrit
l’attestant, les autres joueurs
n’ont qu’à bien se tenir

C’est une monade repliée sur elle
-même dont la valeur n’est pas encore
définie. Que sait-on

des figures déjà sorties ?
Comment, à ce pli, réagiront-ils ?

Le coup n’est jamais sûr
mais s’il réussit,
on s’en souviendra
Valentin de Boulogne
Les tricheurs
(1614)


Grand Cahier.705.Intérieurs, Extérieur Voix.045.Intérieurs feu.28

Image


Qu’importe la manière
qu’importe la surface
qu’importe la matière

à chaque fois suffit
de renvoyer l’image

venue du fond de nous
longuement fréquentée
étrange et familière,

(non, s'il faut remplacer
les choses vues, senties)

mais qu'elle ressurgisse
inscrite aux yeux de tous
en la matière au point
qu’elle en soit oubliée

ou de laisser sa trace
attirant l'œil oreille
vers la surface étale
et qu’ils oublient qu’ils rêvent
Henri Matisse
Maquette pour « Le moment décisif »
(1952)


Grand Cahier.704.Intérieurs, Extérieur Voix.045.27

Nautonier


Nos maisons
se tiennent de plain-pied
ou d’étages

entre les eaux
glacées d’un ciel horizontal
et monotone

J’entends craquer
déjà les planches courbes
du nautonier

et les parois d’acier
qui, peu à peu re-
ferment leur étau

sur la lampe
affaiblie d’une vie
animale
Philippe Charles Jacquet
Entre deux mondes
(2013)


Grand Cahier.703.Intérieurs, Extérieur Voix.045.Extérieur bleus.26

Réconfort


Tout est abandonné avant que je regarde,
Rien ne meurt. Et si rien ne meurt, rien ne peut vivre

C’est pourquoi je guette une forme passagère
Une arrivée confuse une ombre à ma fenêtre

Elle se précise éveille en moi peu à peu
Des souvenirs, des images froissées, recluses

Qui souffrantes retrouvent des couleurs au jour
J'accueille, maigre espoir, s’affirme une lueur...

Je prépare un vin chaud, lui offre des loukoums
Je mets pour réchauffer son corps le feu aux braises

Puis lorsque est venu le temps, j’efface la vitre
Et j’ouvre enfin la porte au risque de ses ailes,

Et forte et douce qu'elle parte à la rencontre
Pierre Bonnard
La salle du petit déjeuner
(1930)


Grand Cahier.702.Intérieurs, Extérieur Voix.045.Intérieurs feu.25

Sainte-Victoire


Là est la montagne
présente

surprise vivante, projetant
sa mutabilité sur un fond de mouvements passés qui s’accumulent dans l’âme

Et lui, dégun qui regarde et pose une touche

une autre, il ne dit mot – mais résonne en chacune d’elles – et revient de ses longues marches, tout ébouriffé par le vent de la montagne

où le feu domine,
rouge et caillouteux est le chemin des Lauves
orné pour toujours des œufs
du dinosaure

jusqu’au refuge de
Cézanne
Paul Cézanne
La Montagne Sainte-Victoire
(1905)

Grand Cahier.701.Intérieurs, Extérieur Voix.045.Intérieurs, feu.24

Extérieur, bleu


sur ce bord de Seine, l’octobre infini des jours et des lieux s’étend à perte de vue, en un songe uniforme jusqu'
au blanc du castel

sur le quai,
tous les promeneurs ont une même ombre qui se reflète dans le cours des eaux
ils ont tous un visage, eux seuls
ont un visage

le temps est cadencé, indifférent, mais tout semble im- mobile, et arrêté dans l’air

sauf une chamaillerie insensée d’oiseaux, et un arpent de fils tendus peut-être par le vent

– une flèche épouvantable

rien que des grains de blé jetés par le semeur (qu’a-t-il à espérer) rien que la trace régulière d’une herse, des sil- lons grisâtres dans la boue

rien que le bleu du désastre
Joan Mitchell
Barge
(1975)


Grand Cahier.700.Intérieurs, Extérieur Voix.045.23

Le chemin


Il s’agit de revenir à la première
fraîcheur du matin et d’être sur le pré,

de s’approcher encore un peu, saisi par l’humide clarté, (la main tendue dans l’invisible) en revenir

au regard au désir
à la pomme acide des mots qui craque sous la dent pour, sans hésiter en dévorer la pulpe,

atteindre au noyau du réel, viser toujours

l’intersection de la langue et de la pensée et choisir im- manquablement

son chemin
celui qui n’existe pas – dans l’extérieur,
pour le rejoindre
Zao Wou-Ki
Sans titre
(1950)


Grand Cahier.699.Intérieurs, Extérieur Voix.045.22

Œuvrer


À chaque instant je redécouvre, à chaque fois
une dimension inconnue

mais peu importe les âges !
d’impossibles symétries
ouvrent dans l’espace une espace, – un interstice
qui localise ma voix
et qui s’agrandit, s’accroît
catalyse et me réveille,
augmentant la tension de l’œil et de l’oreille

jusqu’à déchirer les membranes ordinaires
de l’expérience et du vécu

Dès lors, tout est feu,
eau et graine
car il faut pour germer,
tourner autour et par deux fois

Il en aura fallu de l'amour et du temps,
pour être à ce point

détaché
Souleymane Keita
sans titre
(1990)


Grand Cahier.698.Intérieurs, Extérieur Voix.045.21

Il


Le poème n’est pas ce qu’il est

Il est et il n’est pas un jeu
Il est et il n’est pas l’œuvre de celui qui le dit ou l’écrit Il fait et ne fait pas autorité

Il est et il n’est pas
le rythme et la rime, il est sonore et silencieux

Il n’est pas
de l’oiseau la syrinx
ni l’empreinte de la stèle

Il n’est pas ce qu’il est – précisément
Ne dépend de personne
Est à tout le monde

Il n’est pas le phénomène mouvant, il n’est
ni au-delà ni en-deçà

(de quoi ?… où irait-il, qui l’aurait su ?)

Il n’est pas le barreau de l'échelle, il est il va
tout d’une pièce dans l’air du temps, ouvert et incertain, inconnu et familier

d’un pied ferme jusqu’au vertige

Il ne dit rien, il ne vaut rien
ne va nulle part
– il est là

Il est dur et tendre dans l’âme, c’est évident
et chacun le reconnaît par cœur
Robert Delaunay
Rythmes
(1934)


Grand Cahier.697.Intérieurs, Extérieur Voix.045.20

Laocoon


Il n’y a ni mort ni vie dans la statue de pierre le marbre est lisse et pur et sans idée (s’il fut un geste qui donna forme) il faut que s’en souvienne le regard d’un être pour qu’il se montre

Il n’est pas de corps dans la pierre ni de forme lissée dans le marbre sans le regard d’un autre qui reconnaît le geste et l’intention

Le geste juste et violent fait ressortir le rythme dans la pierre (dans le corps du marbre pur et sonore) qui devient rythme pur pour celui qui regarde et voix pour celui qui écoute

L’hôte de pierre est devenu la pierre de l’hôte sur laquelle il achoppe et l’être qui est là se regarde enchaîné dans les lisses contours du marbre

Sans cesse il cherche une échappée

Il n’y a ni mort ni vie dans la pierre mais l’être se voit qui souffre (et c’est presque une extase) dans la pure indif- férence du marbre

La pierre reçoit indifférente celui qui souffre éternel- lement sous le regard de l’autre qui est là (et qui souffre et c’est presque une extase) et reconnaît sa mort prochaine sa mort écrite dans le marbre

Laocoon éternellement, pris dans les liens de ses serpents souffre Mais qui dit cela qui lit qui voit qui entend cela si ce n’est celui qui meurt et qui pour un instant se regarde

Statue qui n’est rien d’autre qu’une chose informe un lam- beau sans le regard de celui qui voit sa condition sa souffrance inscrite dans le marbre

Un même regard qui se répète au fil du temps
Le groupe du Laocoon (Ier ou IIe siècle av. J.-C.)
musée Pio-Clementino, Vatican (Rome)
photo : Emanuele Liali (10.2020)


Grand Cahier.696.Intérieurs, Extérieur Voix.045.19

Ombre


Après les ans tout rebâtir à l’identique
revivre à neuf
le souvenir,
rester fidèle

à son regard
qui fut premier
– renaître et retraduire –
écrire ou peindre ne remplace aucun objet

J’écris des mots
en silence une voix
y résonne
toutes les choses tous les êtres les ignorent

Je décris des couleurs
imagées
et presque immatérielles
tous les êtres toutes les choses les ignorent

Ce que j’ai dit et vu
ces lambeaux ces éclats
ce ne sont pas des ombres

Ils sont faits d’une autre matière
qui se dégage
– qui apparaît et qui est là

vraiment d’une lumière essentielle

au cœur de laquelle est
la seule ombre, le seul effet
nocturne qui trouble
Odilon Redon
Profil de lumière
(1886)

Grand Cahier.695.Intérieurs, Extérieur Voix.045.18

Oblitération


Faut-il pour lui rendre justice,
oblitérer cette ouverture

qui seule

lui appartient, balafrer le sourire
d'une si mobile statuaire

par les formes de l'art ou la science,
l’arracher à son achèvement

lui imposer une éternité
qui la rend au temps

et lui promet la ruine,
l’abandon du déchet,

ou faut-il se venger et la
laisser mourir, semblable au destin

qui bien sûr n'existe pas
et à la chute du pauvre homme,

statue de plâtre défigurée,
n’entends-tu pas la voix qui hurle
Igor Mitoraj
Lumière de la lune
(1991)

Grand Cahier.694.Intérieurs, Extérieur Voix.045.17

Île


L'infini me désole
car il est sans mesure

infatigable il continue
je n'ai plus d'échappée

il m'interdit
et le séjour et le repos,

s'il ne peut être actuel,
vaut mieux préférer la lumière,

notre mesure

sa constance parmi
les choses les régulent

ainsi dans cette immensité
je connaîtrai mon temps

lorsque nous n'étions pas là
quelle était cette île ?
Li Chevalier
La solitude hante l'homme
(2015)


Grand Cahier.693.Intérieurs, Extérieur Voix.045.38

Étoiles


Le ciel a égaré son bleu

Des hommes durs y travaillent Leurs armes leurs outils ont un manque sérieux de naturel Et nous oublions que si nous sommes c’est (d’être)
toujours et à jamais perdu

mais la mort n’est pas le tambour
qui nous gouverne, suspendu dans l’immense anomie d’un vide effarant, totale issue et sans refuge

Je te rencontre et te regarde, et je vois l’entièreté de ta présence et me demande qui tu es

Ton sourire et tes larmes s’évaporent, rire ou pleurs, ombre de ta voix, nuit de tes yeux –

qu’ils m’implorent ou me dessillent, ils me laissent désarmés et, comme autrefois m’obligent autant
que les étoiles –
Robert Tatin
Les mystères de la femme
(1968)


Grand Cahier.692.Intérieurs, Extérieur Voix.045.Pleins et déliés.37

L'échange


Qu’est-ce
que le toucher d'un regard

pourrait bien dire
sur nous,

sur le plein(e) abîme en nous
qui se dé-

lie, sur l’inatteignable
sur le retrait de ce monde

et silencieuse en vous
d'une voix

qui nous parle et parle
encore

de cette tendresse au bord
de la terreur
Alexej von Jawlensky
Tête de femme - Méduse
(1923)

Grand Cahier.691.Intérieurs, Extérieur Voix.045.Pleins et déliés.36

Parenthèse


Ouvrons une parenthèse
car ceci
vous le voyez
est une parenthèse
dans une vie heureuse
et riche autant qu’un bonheur
de lecture
d’après-midi

ce que je veux, c’est dire
qu’en elle
j’aurai peut-être peur
(une fois)
et peut-être même
n’aurai-je peur
qu’une fois seule-
ment

mais jamais je n’y
avais pensé en de-
hors de cette parenthèse
avant qu'y
celle
ne soit ouverte ici
ma vie fut riche et fut
heureuse

elle
fut sans peur et dès lors
que je l’aurai
fermée elle
le sera – vie nouvelle
à nouveau
et j’oublierai
cet entre-deux

où j’entrevois l’abîme
et ma première et peur
dernière
unique et véritable
Jean-Michel Basquiat
Chevaucher la mort
(1988)

Grand Cahier.690.Intérieurs, Extérieur Voix.045.35

Fatigue


Avoir existé, une fois
être tenté encore
malgré l'horreur du monde,

et le signe des morts
en dépit de l'amour, le dépit
nous l'éprouvons toujours

Devoir subir encore
trois des plus désunis

des royaumes

poursuivant l'idée même
quand l'ignorance y règne
Claude Viseux
Les trois règnes
(Nu - 1975)

Grand Cahier.689.Intérieurs, Extérieur Voix.045.34

Équilibristes


Ils envisagent
se dévisagent

mais crochetés
au barreau de l'échelle

(peut-être) ils s'aperçoivent
apercevant

tous les possibles qui viendront
en réalisent quelques-uns

et se maintiennent
un certain temps

avant qu’ils ne tombent – épuisés
les uns après les autres

et ne s’abîment dans l’oubli
des choses passagères
Pierre Courtois
Les 7 jours
(1984)

Grand Cahier.688.Intérieurs, Extérieur Voix.045.33

La vue


En toi-même vois comme

il veut combler le gouffre
comme il nourrit les choses,

parties d’un même ensemble,
les choses qui s’éloignent –

et joint par un seul mot
l’espace parcouru,

aussi rapide abeille
qu’un rayon de lumière

Néanmoins chaque chose
en son dernier état

parvient à conserver
l’abîme bourdonnant

de son aséité
Pierre Courtois
Sans titre
(2001)

Grand Cahier.687.Intérieurs, Extérieur Voix.045.32

Réciproques


Tu ne sais ce que c’est que la vie
et la vie ne sais pas qui tu es,
toi qui seulement commence à naître

Tout langage est le lieu habité d’un secret, tout secret est l'hôte de son propre langage
Qui veut parler ?

L’incompréhension lance ses filets, le filet se déploie hanté par un espace incompréhensible et vide
Qui est saisi ?

Les coulisses de l’air sont remplis de ténèbres, du tré- fonds des ténèbres surgit l’air
Qui respire ?

La science est un pari – elle a misé qu'un jour elle

pourra s’achever, malgré le temps inexorable Du passé elle a pu prédire mais le futur est toujours dans son dos

(l’homme est peut-être celui qui arpente l’univers mais l’univers dans la distance est oublieux Et pour un corps, im- possible à parcourir)

Qui était le guetteur ?

Celui qui avance contredit la pierre qui contredit qui pense et le fait trébucher
Vassily Kandinsky
Accords réciproques
(1942)


Grand Cahier.686.Intérieurs, Extérieur Voix.045.31

Articles les plus consultés


à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte