Arrêt sur image


tôt
en ce matin mérité de fraîcheur, je suis
retourné devant le grand
cercle

aux carillons suspendus dans le vent

Micas rouges
et noirs, gris et blancs tracés de lettres illisibles,
qui se balançaient, oscillant
pour personne

– les mots l'emportent-ils
sur les images qui s'estompent,
et disparaissent
quel récit se cache condensé

en cet instant fatidique au cœur d'icelles –

image conséquente,
que nous dit ta « prosopopée »
qui brille ou s'assombrit,
schéma de ton âme / vérité ou théâtre
Sonia Delaunay
Autoportrait
(1916)

Grand Cahier.737.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D aurait dit.28

Démarcation


Je ne suis pas ce figuier-lyre
mais le suis
dans sa lumière

Beau chien blanc
magnifique animal assoiffé
qui lape la rivière devant soi

Poisson qui sort de son monde gobe
une mouche, et retourne

un lézard apparaît
sur la pierre
au soleil

Tous les trois
sont liés, en rapport agglutinés
les uns aux autres

Mais aucun des trois n'est seul
devant les autres

Comment voir / la signature
des choses
sans la fausser, sans y mettre son cancel

Comment les laisser être
puisque c'est nous (qui les voyons
dans leur lumière)
et seulement

Joan Miró
La naissance du monde
(1925)

Grand Cahier.736.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D aurait dit.27

Plain-chant


Je ne suis pas, ni le veut / ce figuier-lyre
qui veille
sous la lumière

Je ne suis pas cet animal qui dort
au fond de sa tanière

et qui ne sort de ses tuyaux
que pour survivre (et que pour tuer)
retournant y dormir une fois rassasié,

mais d'autre qu'y a-t-il
à faire
lorsqu'on est apaisé,
que le jour nous assomme

Sort-il véritablement quand je dis qu'il sort. Qui ren- contre-t-il, qui pourrait-il rencontrer
lui qui n'est jamais seul,
toujours pris dans son réseau de nerfs

Comment pourrait-il voir
ce qui, venu d'ailleurs précipite
en un point

et prend son temps pour exister

Obscure, aveuglante énergie de la source
et qui trouve / appuyée
à la rambarde / son lieu et sa tonalité

Cela résonne alors à chaque étage et parcourt la cage d'escalier qui l'entoure

Comment pourrait-il jouer le jeu
en sachant qu'il va perdre
La main guidonienne
UPenn, Ms. Codex 1248, f. 122r

Grand Cahier.735.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D aurait dit.26

Imaginateurs


Nous sommes tous ancrés dans ce monde, ancrés à proximité les-uns-des-autres, sans pouvoir nous détacher, tous nous voulons nous échapper,

tous apparemment libres nous détonnons mais,

l'imaginateur ne vous déplaise est à l'arrêt, et s'échap- per à toute vitesse n'est que broutilles !

qui donc choisit le monde ?
le monde qui est là et qui en est la somme
il n'est pas ancré, lui
si ce n'est sur le fond,
   déchiré
du néant

nom d'oiseau agrippée à la roche / bernacle à cinq valves / oie bernache aux doigts coupés, chum invasive / crabe orangé qui menace / douloureux poisson qui claque et qui se tord / pris par le métal ou par la poche d'eau

méfiance on vous prend si vous pêchez on vous pêche

mais les filets sont apaisés, et pour un temps la barque est pleine (la petite barque chargée qui, de tout son poids, oscille)

toute cette exubérance, elle va partir à la décharge, et sans fin, le cycle recommence : ancrage et des-ancrage des roches, désencrage des lettres, fin de la trace

J.M.W. Turner
La Plage de Calais, à marée basse,
des poissardes récoltant des appâts
(1840)

Grand Cahier.734.Intérieurs, Extérieur Voix.004.D aurait dit.25

Cultiver


Mais quel ennui d'être à ce point / chercheur d'ombres
et d'artifices / bousculé par le vent

mais quel oubli du corps ! du corps
vivant
en son milieu
parmi les êtres et les autres

le corps
nu, vivant sexué

Il faudrait irriguer de nouveau, rafraîchir
à l'intime du regard
pour que soit féconde enfin,
toute une science –

Rentrer, au seul jardim (enclos végétal et vert)

garder raison et calme, enfanter tout un jeu de lumières,
et vivre alors de l'autonomie des mots
Jesper Christiansen (Danemark)
Luften over Høve Stræde
(2020)

Grand Cahier.733.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D aurait dit.24

Comédie


La vie est élastique, elle s'é-
tire et bouge d'ici
à là, elle
va, pose son pied va,
mais vers


Je suis nous sommes
ou nous allons – l'être suit la pensée, donc il est à la traine, il traine comme elle
trace des lettres. Il est sa traine

C'est une île, une fièvre, c'est une hase un lièvre qui bondit sur le pré qui s'échauffe pour rien sous le soleil brûlant,

qui broute trèfles
et serpolets
qui régurgite des rêves
oubliés aussitôt
ou crotte au bord du chemin, comme elle
s'inquiète

L'être et les êtres suivent
l'être suit
les êtres suivent
les lettres à la trace

ils ou elles sont la suitée d'une pensée féconde
Si les pensées tournent en rond
l'être tire

sur la chenille
Due Zanni d'après la gravure de
Jacques Callot. Les deux Pantalons
(1616)

Grand Cahier.732.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D aurait dit.23

Mais


ce qui gît là
ne pense et n'a rien
à voir (avec celui
qui pense) et le regarde

nulle séparation pourtant
nul évanouissement
n'existe hors
de l'intime évidence
de la pure
sensation
   – que l'étincelle
d'un jour
qui feule et nous
griffe

mais la pensée
est
    (très construite de mots)
non l'instant
qui la précède

non
l'éveil
ou la vigilance
de l'animal   en vie
soucieux de sa préservation
           mais l'écart,
devant la mort qui vient
et vient toujours
Paul Cezanne
Nature morte au crâne
(1895-1900)


Grand Cahier.731.Intérieurs, Extérieur Voix.004.D. aurait dit.22

Étendue


Le premier mouvement,

la première
distance parcourue – est celle
d'un corps

est l'explosive effervescence d'une bouche
à l'assaut du néant

et elle est bientôt,
cette mesure
de l'indéfinissable étendue qui taraude l'écart – l'écart infranchissable qui sépare

la saisie de tes mains
de la portée de tes yeux
Abdelkader Guermaz
Poésie de l'arbre
(1979)

Grand Cahier.730.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D aurait dit.21

... Miroir de Fournival ...


Oui, mieux pris je fus
dans les rets de mon voir

que ne l'est tigresse au miroir

qui plus dès lors
ne se soucie de ses faons

bien qu'on lui emble

si elle encontre un miroir
plus ne lui convient
qu'on lui rende ses yeux

tant elle se délite
et lui plaît à regarder
la grande beauté

de sa bonne silhouette,

elle oublie de chasser ceux
qui ont emblé ses faons

et s'arrête devant celui-là
comme prise
Oïl, miex fu je pris
par mon veoir

ke tigres n'est al mireoir,

ke ja tant ne sera
corchie de ses faons,

s'on li emble,

e s'ele encontre un mireoir
qu'il ne li covingne
ses iels aerdre.

Et se delite tanta
regarder
la grant beauté

de sa bone taille,

k'ele oblie a cachier chiax
ki li ont emblé ses faons,

et s'areste illuec
comme prise.
Richard de Fournival
Bestiaire d'amour
(~1250)

Grand Cahier.729.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D aurait dit.20

Apollinaire


ni la paix ni la haine
en ton nom –
Seules
sont dédoublées tes ailes

où est le serpent qui siffle dans ton ciel / quel est ton abri dans cette guerre ?

tu disais « que la guerre est jolie

mais l'avant
de la guerre où l'on pense à l'amour
ses chants ses longs loisirs qui donne du courage
cette bague polie ah mon Lou ce pays

mais l'après, ces trous à hommes partout, partout !
on en a la nausée / des boyaux des obus / des débris de projectiles / des cimetières »

Eugène Montfort
Portrait de Guillaume Apollinaire
travesti en Louise Lalanne
(1909)

Grand Cahier.728.Révolvie.033.D'après contraste.22

Perversion


De quoi est
entaché le néant
qui lui fait perdre sa
pur(e)té,

qui le mélange et fait de nous
d'impossibles vivants

et quelle est
cette tache originelle cette trace
que le souverain menace
(telle est sa tâche) d'effacer

chez l'autre, qu'il
ignore

/ ou qui l'effraie
pour s'y mettre à la place
Pierre Bettencourt
La bouchée
(1990)


Grand Cahier.727.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.18

Suivre


Je ne suis libre qu'
en rapport à ton visage.

comment j'existe alors !

Aussi je mens,
pour te séduire
et t’entraîner, pour te conduire
ailleurs, je mens

et te fais croire en des rêves
– Mon songe est de capture,
il est bien ou mal
(et sûr)

de t'amener à ma guise

Ne te détrompe pas,
je t'en prie
car ma cause notre cause
est juste, elle est

de la vie la seule cause
Imagine la suite
Toyen (Marie Čermínová)
Le paravent
(1966)


Grand Cahier.726.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.17

Soleille


Avant d'être
puisqu'il faut naître
un jour il y a

cette suitée de mon amie
cette promesse –
je l'écoute sans fin

mais sans parfaire
la bête
j'ai d'autres moyens

pour me faire
une place auprès d'elle,
donc je l'écoute et j'

abandonne mes discours
tout mon venin
mes stratagèmes

mes ruses
et mes machines de guerre
pour la séduire

pleine et entière
dans son grammage
et sa musique
Henri Matisse
La tristesse du roi
(1952)


Grand Cahier.725.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.15

Pudeur


Besoin de protection
(du moi)
mais dans l'offrande,

besoin de protéger
(le soi)
de l'une ou l'autre

le soi fragile et sans l'orgueil,

protéger d'instinct
garder le feu
animal

chercher longtemps
la clef et faire
jouer le panneton

pousser
la porte musicale
et suivre dans

l'accord
la partition
qui nous échoit
Marcel Duchamp
Première ébauche pour « La Mariée mise à nu par ses célibataires »,
Mécanisme de la pudeur, Pudeur mécanique
(1912)


Grand Cahier.724.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.15

Territoire


Y a-t-il une différence
entre le jeu des mots que je trace
d'une écriture assurée
et mon perroquet (qui les
répète)

Je vous le demande, à vous
qui me lisez, non à mon
perroquet – Sauriez-vous les
redire

Et vraiment,
lisez-
-vous

Par la fissure
du coin de l'oeil
je vous regarde
Robert Delaunay
Nature morte au perroquet
(1907)


Grand Cahier.723.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.14

Le mendiant volontaire


Les temps sont durs,
allons vivre

de l'autre côté du monde, je sais
les fleurs arctiques

et cætera. (elles n'existent pas)
tournons le dos à la fabrique

Allons, vous savez bien
vers ce côté animal,
vers cet animé seul sachant
les mots qui conviennent au monde,
les petits mots
qui laissent des traces
et abritent les os
de son esprit
avec toutes sortes de bêtes immédiates
vivant d'une eau fraîche

Allons de l'autre côté, et
vivons simplement
Caspar David Friedrich
Das Eismeer, la mer de glace
(1824)


Grand Cahier.722.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.13

Déclarer


Sillons tracés dans le jour bleu
Et qui percutent mon oreille
Votre avenir est incertain

Mais si m'inquiètent vos rayures
J'ai le souci de vous répondre
Car rien ne sert de raturer

Toujours la rature est présente
Le monde s'effondre il s'efface,
Devant autant d'inconséquences

Il nous faut déclarer l'humain
Henri Michaux
Aquarelles et encre de Chine
(1950)


Grand Cahier.721.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.12

Rien qu'une pierre


si je dis quelque chose
quelque chose existe
aussitôt, c'est un matin
c'est une aube

quand bien même
dormirait-elle comme une pierre
comme une rose des sables

je la réveille
je la sors du songe
et la mets au monde
comme une femme

imprimant sa loi
en un seul mouvement
et elle bouge

et elle crie sa présence
quand bien même
serait-elle une pierre
une rose des sables

inerte ici
dans la douleur
depuis des millénaire
Tal Coat
Au matin
(1952)


Grand Cahier.720.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.11

Cruel fantôme


Qui bouge en premier,
l’animé  ou la vie... Qui bouillonne ?

Il n’est rien qui commence,

tout animé peut mourir Je
n'est jamais seul
Être en vie
c’est savoir, rien n’est su de la mort

Un cri de souffrance ou juste un mot, c’est pareil

pour montrer ou pour dire
la violence essentielle, la cruauté
sans alibi de cet instant

Le monde est immense et tremblant
et s'il n'existe pas qu'un seul barreau d'échelle on perd son temps à vouloir le quitter

tous les chats sont nus
et sans griffe,
insaisissable, guettant leur proie

Comment vivre hors d'ici ?
Yashima Gakutei
Femme accordant un shamisen
et chat regardant son propre reflet
(1786-1868)


Grand Cahier.719.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.10

Souverain


Marionnette-animal : toute en os
tu es sans peau,
désarticulée dans ta cuirasse

tu n’es qu’une forte bête
à la mauvaise parlure
faussée dictée,
(sans égard sans âme ni retour)

aucun mot ne s'imprime
en toi qui ne sait rien dire

tu profères et imposes ta loi

– non les traces d’une bouche vive
mais de ta balèvre mortelle,
la saignante coupure
Paul Klee
Marionnette
(1919)

Grand Cahier.718.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.09

Traces


à Conceição Evaristo

toute mémoire est l'esquisse d'une écriture / qui veut parler, qui veut rester en moi : la terre

terre
qui peut bien se transformer disparaître devenir alentour méconnaissable / en moi, de moi survivent des traces, un tissu effiloché qui m’habille encore, mais de lambeaux

et si l’envie me prend de les recomposer, alors j’écris...
j’invente je creuse, ô mes amis, jusqu’à dessous-la-terre-demeurée-friche jusqu’à vous retrouver, peut-être

vous moi car s’il m’arrive de confondre voici l'arme

réversiblement, un matin j’ai rencontré cette dépouille traînant par des sentiers connus il y a longtemps, là où s’ouvre l’esplanade aux abords de la ravine – près d’un nouveau bâti, le Marché de la Croisière

ils ont tout cimenté le temps du terreau jusqu’à la base, ou presque

ne reste qu'un espace à peine, un interstice et j’ai pu recueillir entre mes mains quelques fragments

de cette poussière
qui fut l’ombilic, le cordon chargé de vie qui me liait au soleil, le doigt qui désignait le futur de mes jours
Pablo Picasso
Dépouille. Minotaure. Arlequin
pour le rideau du Théâtre de l'Alhambra
(1936)

Grand Cahier.717.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.08

Pauvreté


à Conceição Evaristo

Dans ce terrier d’une pauvreté étroite
régnait le sucre soluble d’une fiction innocente adoucis-
sant la tisane imposée à nos désirs
et la jeunesse animale en nous contrite savait que la vie ne pouvait pas
être rien que ce croûton qu’elle laissait

Dahlias, marguerites, maigres fleurs / fruits sur tige pour tuer la faim / farine en boule étouffant les bouches

innombrables, infimes joies de notre enfance
Sorcières

de tissus, poupées d’herbes / marionnettes en bois qui naissaient chacune avec leur nom, leurs histoires, animées par nos mains, notre esprit

Le ciel, les nuages, les étoiles / le soleil dessiné sur le sol / appel de la pluie sur la favelle

étaient de ces signes infinis
que nos mères nous apprenaient à reconnaître

Et cette question de la profondeur des choses,
elle est restée dans notre âme :

Recueillir les restes les morceaux toutes les traces écrites ; récupérer ce qui a vécu, ces déchets
et par l’écriture éterniser l’éphémère
Tarsila do Amaral
Morro da favela
(1924)

Grand Cahier.716.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.07

Pitié


En guerre,
nous sommes en guerre

depuis toujours
depuis la nuit des temps
depuis que la vie a franchi les limites du jour
puisque la vie est mouvement
d’un mouvement au-dedans du dedans
puisque la vie ne peut vivre au-dedans
sans combattre au dehors,
ici car dehors c'est ici
au-dedans, animal en souffrance

car ici c'est aussi le là des autres

Nous sommes en guerre
contre l’immobilisme et l’indifférence des pierres,

et le désastre
– nous, différant de nous-mêmes,

nous
temps-matière
plus que matière
rien que matière animée
vie face à son âme,

devant surmonter tant de passions tant d’arrêts –
tant d’arrêts – nous, contraints par l’impossible, enfer- més en nos propres outils, harnachés de tant d’armes

souffrant contre la pierre
pour s’arracher d’elle

Pitié de nous, le feu la trace laissée me brûle
pitié pour l’animal, en et par nous
et qui vit au
dehors
Agathe Pitié
À la recherche des secrets de l'Univers
(2011)

Grand Cahier.715.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.06

Mondes


Si je suis en
toi, toi qui es en moi

chacun va porter l’autre
et le porter au monde

mais de moi il existe plusieurs,
sous diverses figures, car j'existe multiple

Je ne suis qu’animal déjà là dans le monde
d’où je suis je me vois sans penser sans un mot

mais souffrant d’une absence

Je me vois sans savoir tu me vois sans me voir
sans pouvoir me le dire

moi, sans mot ni vouloir près de toi qui souffre, toi
multiple aussi
Dalí de dos peignant Gala vue de dos
éternisée par six cornées virtuelles
provisoirement réfléchies par six vrais miroirs.
Œuvre stéréoscopique
(1972-3)


Grand Cahier.714.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.05

Laisser vivre


J'ai dit en passant, un mot
tracé dans le paysage mon chemin

J’ouvre d’emblée un espace
où se trouve logé d’innombrables vies

des vies bruissantes, curieuses
J’observe leurs traces mais n'ajoute rien

fais silence et me recueille
Je laisse vivre je regarde et j'écoute

celles-là, qui murmurent encore
ne sont pas sidérées,

comprenant qu’elles ont
quelque chose à me dire, et me parlent
dans les franges du monde
Karel Appel
Monde animal
(1948)


Grand Cahier.713.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.04

Passage de la frontière


Il est temps que je dise, je veux dire
l'animal

j’en ai rencontré quelques-uns restés nature
restés natifs, et de tout temps, restés issus, toujours dé- jà naissant

quelques-uns mais de ceux qui ont appris de notre voi- sinage

Corneille à l’œil méfiant, à la colère rentrée, interro-gatrice et soupçonneuse, s’enfuyant d’un coup d’aile à notre approche

Énorme pigeon-tueur, guettant là-haut, sur l’antenne qui relie les mondes, passants et passantes ordinaires

Ou ce lièvre à l’écoute, noires oreilles à peine aperçues, parti se cacher entre les 4 chambranles

du blockhaus abandonné près des jardins ouvriers sous les piles de béton de l’autoroute qui rugit

mais l’homme, s’il se différencie, s’il a des suppléments notoires,

que devient-il (s’il en abuse) entourant sa nudité d’arti- fices, oiseau de mauvaise augure, saignant de toutes parts, s’il use

de sa bêtise – s’il fait semblant de faire semblant d’être, dans son corset de poignards, ne sachant qui il est

que devient-il, que va-t-il devenir, s’étant brûlé et ra- baissé – quelle réponse ?

Faudra-t-il dans ses pouilles qu’il se nomme
vraiment – et se sacrifie
Francisco Toledo
Juego de Conejos
(1991)

Grand Cahier.712.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.03

Âme,


toujours déjà
prise dans les plis du monde,

avec lenteur ma voix
se met à différer

pour suivre la trace féconde –
le sillage

humide laissé
après l' aveuglante souffrance

de l’œil ouvert
dans la blancheur du jour
Fong Chung-Ray
Composition
(1964)


Grand Cahier.711.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.02

Toucher


Ici je t’écris
où je ne suis plus

Tu me lis au loin
et tu me remarques

tout est d’une part
inconnue – disjoint

Ici je te parle
tu entends ma voix,

les mots m’ont quitté,
ils sont tous partis

ailleurs, déjà at-
tendant ta réponse

Ici je te touche
nous ne disons rien

Animots enfin
redevenus. Nus
Pablo Picasso
Le baiser
(1925)


Grand Cahier.710.Intérieurs, Extérieur Voix.046.D. aurait dit.01

Tatouages


Sur chaque partie de la peau de mon âme, il y a des tatouages qui m’agencent

des rêves qui ont comptés
qui ont tous un budget de souffrance et de joie / qui m’agissent encore au tranchant des chemins

dégageant les broussailles

Je leur dois beaucoup j’ai une dette envers eux
leur force est mon for, et ils sont mon héritage

La piqûre est première

.On imprègne .on impressionne .cela digère ou régur- gite .on va d’un point .à un autre .on revient .on re.va

entre les images
et les pensées, et cette râpe
ou bien cette scie

façonne des mots d’une belle facture
qui m’avance et me guide
Peinture à pois du mouvement
Papunya Tula
(~1970)

Grand Cahier.709.Intérieurs, Extérieur Voix.045.32

Totem


Tous les êtres ont disparu
Au carrefour, il n’y a plus que des enseignes

Dans les champs
gris,
tous les sillons labourés sont parallèles, et n’indiquent aucun passage

La source où
les animaux sacrés s’abreuvent s’est tari,
une femme est un indien
tout en plumes
Oyez

voyez par l’hommerie le monde qui
s’enfonce !

Mais le Rêve est encore

Willy Mutjantji Martin
Wanampi tjukurpa
(°°°°)


Grand Cahier.708.Intérieurs, Extérieur Voix.045.31

Trucs


Ce matin, j’ai pris
le chemin du jardin des trucs

et je me suis évanoui, tout d’un coup, oui…
j’ai disparu

(je dis : trucs je dis jardin mais rien ici n’est cultivé, et s’il y a des plantes
elles sont bien silencieuses
devant tout ce remue-ménage que j’entends et,
– couleurs couleurs – qui s’agitent)
et qui bougent)

… tout d’un coup, entre ceux qui déambulent dans l’allée et ceux qui sont en cage

j’ai éprouvé – l’envie de fuir, j’ai réclamé de la pitance, je me suis énervé, j’ai protesté refusé que l’on prenne ma place, j’ai poussé des roucoulades, fait le fier et pensé à des suites…

et l’envie s’est envolée. Je me suis retrouvé dans le corps d’un enfant

surpris effrayé émerveillé, par tant de gestes étranges et grandiloquents – ou timides, tant de visages, tant de regards si chargés d’émotions

que je connais, qui m’animent et qui m’émeuvent
Vincent van Gogh
Entrée du parc public à Arles
(1888)


Grand Cahier.707.Intérieurs, Extérieur Voix.045.30

Boule


Cette pelote,
cette boule de mots et de pensées
indémêlables

– dont tu déroules
en premier
le fil sans qu’il se remmêle

dans les pattes de tes phrases
les enjambements de tes pensées,

et te gratte et te gratte jusqu’au fond
de la gorge où règne la syrinx

– devant tant de zèle
finira par
donner un joli tissu coloré

de choses z’ incongrues
et immettables
Paul Klee
Présentation du miracle
Vorfuehrung des Wunders
(1916)


Grand Cahier.706.Intérieurs, Extérieur Voix.045.29

Coup de poker


Le jeu n’est pas simple
il faut évaluer ses chances
préparer son coup

Chaque mot a une carte à jouer
qui vaut des points dans le langage

On connaît bien les règles
mais rien ne se dit
à l’avance

Et tant que rien n’est écrit
l’attestant, les autres joueurs
n’ont qu’à bien se tenir

C’est une monade repliée sur elle
-même dont la valeur n’est pas encore
définie. Que sait-on

des figures déjà sorties ?
Comment, à ce pli, réagiront-ils ?

Le coup n’est jamais sûr
mais s’il réussit,
on s’en souviendra
Valentin de Boulogne
Les tricheurs
(1614)


Grand Cahier.705.Intérieurs, Extérieur Voix.045.Intérieurs feu.28

Image


Qu’importe la manière
qu’importe la surface
qu’importe la matière

à chaque fois suffit
de renvoyer l’image

venue du fond de nous
longuement fréquentée
étrange et familière,

(non, s'il faut remplacer
les choses vues, senties)

mais qu'elle ressurgisse
inscrite aux yeux de tous
en la matière au point
qu’elle en soit oubliée

ou de laisser sa trace
attirant l'œil oreille
vers la surface étale
et qu’ils oublient qu’ils rêvent
Henri Matisse
Maquette pour « Le moment décisif »
(1952)


Grand Cahier.704.Intérieurs, Extérieur Voix.045.27

Nautonier


Nos maisons
se tiennent de plain-pied
ou d’étages

entre les eaux
glacées d’un ciel horizontal
et monotone

J’entends craquer
déjà les planches courbes
du nautonier

et les parois d’acier
qui, peu à peu re-
ferment leur étau

sur la lampe
affaiblie d’une vie
animale
Philippe Charles Jacquet
Entre deux mondes
(2013)


Grand Cahier.703.Intérieurs, Extérieur Voix.045.Extérieur bleus.26

Réconfort


Tout est abandonné avant que je regarde,
Rien ne meurt. Et si rien ne meurt, rien ne peut vivre

C’est pourquoi je guette une forme passagère
Une arrivée confuse une ombre à ma fenêtre

Elle se précise éveille en moi peu à peu
Des souvenirs, des images froissées, recluses

Qui souffrantes retrouvent des couleurs au jour
J'accueille, maigre espoir, s’affirme une lueur...

Je prépare un vin chaud, lui offre des loukoums
Je mets pour réchauffer son corps le feu aux braises

Puis lorsque est venu le temps, j’efface la vitre
Et j’ouvre enfin la porte au risque de ses ailes,

Et forte et douce qu'elle parte à la rencontre
Pierre Bonnard
La salle du petit déjeuner
(1930)


Grand Cahier.702.Intérieurs, Extérieur Voix.045.Intérieurs feu.25

Sainte-Victoire


Là est la montagne
présente

surprise vivante, projetant
sa mutabilité sur un fond de mouvements passés qui s’accumulent dans l’âme

Et lui, dégun qui regarde et pose une touche

une autre, il ne dit mot – mais résonne en chacune d’elles – et revient de ses longues marches, tout ébouriffé par le vent de la montagne

où le feu domine,
rouge et caillouteux est le chemin des Lauves
orné pour toujours des œufs
du dinosaure

jusqu’au refuge de
Cézanne
Paul Cézanne
La Montagne Sainte-Victoire
(1905)

Grand Cahier.701.Intérieurs, Extérieur Voix.045.Intérieurs, feu.24

Extérieur, bleu


sur ce bord de Seine, l’octobre infini des jours et des lieux s’étend à perte de vue, en un songe uniforme jusqu'
au blanc du castel

sur le quai,
tous les promeneurs ont une même ombre qui se reflète dans le cours des eaux
ils ont tous un visage, eux seuls
ont un visage

le temps est cadencé, indifférent, mais tout semble im- mobile, et arrêté dans l’air

sauf une chamaillerie insensée d’oiseaux, et un arpent de fils tendus peut-être par le vent

– une flèche épouvantable

rien que des grains de blé jetés par le semeur (qu’a-t-il à espérer) rien que la trace régulière d’une herse, des sil- lons grisâtres dans la boue

rien que le bleu du désastre
Joan Mitchell
Barge
(1975)


Grand Cahier.700.Intérieurs, Extérieur Voix.045.23

Le chemin


Il s’agit de revenir à la première
fraîcheur du matin et d’être sur le pré,

de s’approcher encore un peu, saisi par l’humide clarté, (la main tendue dans l’invisible) en revenir

au regard au désir
à la pomme acide des mots qui craque sous la dent pour, sans hésiter en dévorer la pulpe,

atteindre au noyau du réel, viser toujours

l’intersection de la langue et de la pensée et choisir im- manquablement

son chemin
celui qui n’existe pas – dans l’extérieur,
pour le rejoindre
Zao Wou-Ki
Sans titre
(1950)


Grand Cahier.699.Intérieurs, Extérieur Voix.045.22

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à M.C.



Entre les ronceraies du coteau
Et les cils de la rivière
Ce pommier d’une écorce rude
Où s’attache un gui
Voilà notre vie pleine et nos joies
Ces fruits blancs appendus
Pour une année qui s’achève
Voilà sur le seuil des récoltes
Notre longue patience
Et lié ce vœu
Sous le linteau de la porte